Homélie de Mgr André Vingt-Trois - Messe du Christ Roi, messe d’action de grâce pour la béatification de Charles de Foucauld

Cathédrale Notre-Dame de Paris – samedi 19 novembre 2005

Frères et Sœurs,

Il y a juste cent ans le Père Charles de Foucauld se posait à Tamanrasset, après vingt années ou presque de cheminement. Par les témoignages de ceux qui l’ont connu au long de ces années de pérégrination tout autant que par ce qu’il en dit lui-même dans ses écrits, nous savons ce qu’il cherchait. Il cherchait à être le plus possible près du Christ, dans l’imitation du Christ incarné, jusqu’à trouver la dernière place, celle qui ne lui sera pas ravie. Les différents épisodes de ce cheminement ont été comme une sorte d’approfondissement de cet appel et de cette vocation à rejoindre Jésus de Nazareth dans la méconnaissance où il a vécu, dans l’ignorance et parfois dans l’adversité, en tout cas dans le don de sa vie.

L’histoire spirituelle du Frère Charles de Jésus est assez riche pour alimenter beaucoup de méditation. Ce soir, je voudrais simplement en retenir quelques traits qui sont, me semble-t-il, plus propres à stimuler notre propre désir de suivre, de connaître et d’imiter le Christ. Le premier trait de l’histoire du frère Charles qui me semble tellement rejoindre l’actualité de beaucoup de nos contemporains, c’est ce que j’appellerais l’expérience de la conversion dans ses deux dimensions.

La première de ces dimensions c’est la manière dont ses voyages, ses explorations dans le Maghreb, Maroc, Algérie et Tunisie, ont conduit l’officier de Foucauld à s’arracher à un genre de vie. Il est évidemment facile, plus d’un siècle après, d’enjoliver le désordre de la vie que menait Charles de Foucauld avant sa conversion. D’une certaine façon, c’est de bonne guerre : plus il était pécheur, plus la conversion était belle. Mais même s’il n’était pas tombé dans les turpitudes qu’on imagine, il menait une vie dissolue. Pour retrouver sa liberté, il a fallu une rupture, il a fallu la détermination de quitter un certain mode de vie, une certaine dépendance, et, pour le dire en termes modernes, certaines aliénations. Cette rupture, je l’ai dit à l’instant, a été provoquée par son voyage exploratoire au Maghreb. Il est passé dans un autre monde, qui n’avait aucun rapport avec les mondanités de la société parisienne. C’est un premier aspect de la conversion : il faut déjà que ,d’une certaine façon, un homme ou une femme puisse reconquérir le minimum de liberté nécessaire pour que la parole de Dieu puisse atteindre son cour.

La deuxième étape est évidemment le choc de la rencontre, non pas dans une vision comme pour certains autres, mais dans la rencontre de l’expérience de la foi telle qu’elle se manifestait à travers la prière des musulmans dont il a été témoin et qui ont été pour lui une manière de stimulant pour que cette liberté partiellement reconquise ne soit pas simplement une liberté à vide, mais devienne une liberté pleine. Dans ce deuxième temps de la conversion où la liberté humaine est rencontrée par l’appel miséricordieux du Seigneur il faut encore, pour que le chemin s’accomplisse, poser l’acte par lequel un être humain se met à genoux devant Dieu et lui dit : « Seigneur, pardonne-moi car je suis un pécheur ». Cet acte, nous le savons, Charles de Foucauld a été conduit à le faire par l’abbé Huvelin qui l’a ainsi mené au terme d’une étape importante de sa vie : passer de la réflexion spéculative sur le témoignage de la foi à l’engagement de sa personne dans la relation avec Dieu.

La curiosité pour les choses spirituelles ne doit pas se confondre avec la foi. On peut être intéressé par des messages religieux, on peut être séduit par des chants très beaux, on peut être admiratif devant les actes de foi de ses contemporains, bref on peut avoir une certaine curiosité de l’âme, qui peut alimenter des volumes entiers de méditation,.un jour il faut cesser de réfléchir et de méditer et il faut faire un pas. C’est une chose d’être intéressé par la foi, c’en est une autre de laisser sa vie basculer dans la confiance en Dieu. A sa façon, l’abbé Huvelin a été cette chiquenaude qui a permis à Charles de Foucauld de passer de l’intérêt à la compromission.

Un autre trait me paraît particulièrement important, je l’ai évoqué tout à l’heure : la passion de Charles de Foucauld pour la communion avec le Christ, Jésus de Nazareth. Passion qu’il va satisfaire par la méditation de l’Évangile, d’abord. Vous savez qu’il a passé des heures et des heures à méditer l’Évangile et même à le recopier matériellement, parce qu’il savait qu’à travers le récit évangélique une porte s’ouvrait pour lui dans la rencontre du Christ. Sans doute avons-nous besoin nous aussi de raviver notre foi en la vigueur de l’Évangile, de ne pas nous contenter d’une connaissance générale des Évangiles, d’une sensibilité évangélique et moins encore de valeurs évangéliques dont on cherche vainement où elles sont, mais d’accepter d’accueillir l’Évangile lui-même, la Bonne Nouvelle elle-même, dans son texte, dans la matérialité de ses mots, de ses phrases, de ses images. Nous avons besoin de laisser cette parole qui nous vient de Dieu pénétrer nos cours et nos âmes pour transformer notre manière de vivre.

Et puis, évidemment la communion avec le Christ pour le frère Charles, ce fut l’adoration eucharistique. Paradoxe extraordinaire que je rapproche toujours dans mon esprit du texte de Pierre Teilhard de Chardin appelé « La Messe sur le monde ». Il me semble qu’il y a une grande connivence entre ces deux attitudes de prêtres complètement isolés dans l’immensité de l’univers qui entrent en communion avec Dieu et avec l’humanité par le mystère eucharistique. Frère Charles, dans la solitude de Tamanrasset, s’unit à la prière de l’Église entière, et puise dans cette prière de l’Église la communion vivante et très aiguë avec elle. Jamais sous sa plume, jamais dans ses paroles on ne peut entendre le moindre jugement sur son Église. La communion eucharistique et ecclésiale se prolonge de longues heures dans la contemplation du Christ présent sacramentellement. Pour toute une génération, à laquelle j’appartiens, l’adoration eucharistique a été découverte à travers la figure du Père de Foucauld. A son école, nous avons appris à prier en passant du temps avec le Seigneur.

Dernier trait que je voudrais évoquer rapidement : la communion à la personne de Jésus ouvre, dans la mentalité et la manière de vivre de Frère Charles, l’aspiration à ce qu’il appelle la fraternité universelle, c’est-à-dire le désir de rencontrer, d’accueillir et de traiter tout être humain comme un frère qui lui est donné par le Christ. Là encore, nous mesurons combien cette attitude qui n’est pas faite seulement de respect mais de volonté de communion, peut-être nécessaire dans des sociétés où la compétition, l’ignorance, l’occultation des difficultés conduit à rejeter toute une part de la population dans l’insondable inconnu.

Frère Charles, le Bienheureux Charles de Foucauld, le Bienheureux Charles de Jésus, peut être pour nous un modèle et une lumière, il stimule notre capacité à convertir notre existence, il aiguise notre désir d’être en communion avec le Christ par la méditation de l’Évangile et l’adoration eucharistique, par notre résolution à nous comporter en frères pour tous ceux que le Seigneur met sur notre route.

Amen.

+ André Vingt-Trois,
archevêque de Paris


 Dossier “Charles de Foucauld”.

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