Homélie de Mgr André Vingt-Trois – 6e dimanche du Temps Ordinaire, année C
Saint-Pierre de Montmartre - dimanche 11 février 2007
Dans la lecture que nous faisons de l’évangile selon saint Luc au cours de ces dimanches, nous avons entendu dimanche dernier le récit de la pêche miraculeuse et comment Jésus entraîne avec lui ses premiers disciples. Voici qu’à ces quatre premiers, il adjoint d’autres hommes qu’il appelle pour constituer le groupe des Douze qui vont être ses apôtres. Comme nous venons de l’entendre, ce groupe constitué des Apôtres entoure le Christ dans une rencontre avec une foule nombreuse venue de différents endroits : Jérusalem, Judée, le Nord du pays et le littoral de Tyr et de Sidon qui est une région de population plus mélangée que ne le sont Jérusalem ou la Judée, une région dans laquelle se trouvent beaucoup de païens. Nous avons là une sorte d’assemblée construite autour du Christ avec le groupe des Douze qu’il a choisis, quelques disciples sans doute qui les accompagnent, le groupe des Judéens et des gens de Jérusalem et une foule.
Devant cet ensemble, le Christ prend la parole. Il descend de la montagne, puisque l’évangéliste saint Luc imagine qu’une foule aussi grande ne peut pas se tenir sur une montagne. Pour qu’il puisse s’adresser à elle, il faut qu’il vienne dans la plaine à sa rencontre. Que se passe-t-il alors ? Jésus s’adresse aux disciples, nous dit saint Luc. Par disciples, ici, il faut entendre certainement les Douze et quelques personnes qui les accompagnent. Les paroles que Jésus va dire sont donc directement destinées à ce groupe choisi par lui, qu’il a composé lui-même pour être le support de sa mission, pour l’accompagner pendant sa mission, et pour continuer sa mission après qu’il aura rejoint le Père. Ce discours dévoile d’une certaine façon le contenu, le programme de cette mission. Mais les choses sont évidemment très différentes selon que l’on imagine que Jésus communique ce programme dans le secret de la maison de Pierre à Capharnaüm, sans témoins,… ou qu’on imagine qu’il le communique devant cette foule assemblée. Même si, selon saint Luc, Jésus s’adresse directement aux disciples, l’évangéliste laisse supposer que les autres cercles qui entourent Jésus eux aussi entendent ce qu’il dit aux disciples. Ce n’est pas parce qu’il le dit aux disciples que les autres ne peuvent pas en tenir compte. D’une certaine façon, cette proclamation des bénédictions et des malédictions définit à la fois le chemin dans lequel les disciples vont s’avancer et dans lequel ils vont appeler les hommes à avancer, en même temps qu’il donne aux auditeurs le contenu de la prédication du Christ.
Cette prédication, vous l’avez entendu, s’inscrit dans une longue tradition biblique, pas seulement une tradition biblique d’ailleurs, une tradition littéraire, pourrait-on dire, rhétorique, qui consiste à construire un discours par des oppositions : « Heureux… malheureux », comme il y a le jour et la nuit, la lumière et les ténèbres… « Heureux », « Malheureux » : c’est sur cette opposition que se construit le discours. Pourquoi ? Parce que si on se met devant cette alternative, si on met n’importe quelle personne devant cette alternative : « Voulez-vous être heureux ou voulez-vous être malheureux », il n’y a pas à attendre longtemps pour avoir la réponse. On la connaît d’avance. C’est un sondage facile à préparer et même à conclure. Il n’y a pas besoin d’interroger grand monde pour avoir des résultats. Si vous trouviez quelqu’un qui vous dit qu’il veut être malheureux, vous vous interrogeriez sur son état intérieur. Si, donc, on pose la question : « Heureux, malheureux ? », tout le monde répond : « Heureux ».
Il n’y a pas là grand-chose de neuf. Ce qui va devenir nouveau et va être le contenu spécifique de l’enseignement du Christ reprenant la tradition biblique, c’est de définir quel est le contenu de ce bonheur. Qu’est-ce qu’être heureux ? Qu’est-ce qui va constituer le bonheur de l’homme, qu’est-ce qui va constituer le bonheur de l’homme dans son contenu et qu’est-ce qui va le constituer dans ses moyens ? Pour ce qui est des moyens, nous l’avons entendu au long des lectures, avec le prophète Jérémie et le psaume premier, ce qui est chemin de bonheur pour l’homme, c’est d’observer la loi du Seigneur, écouter sa parole et la mettre en pratique : « Heureux l’homme qui écoute la Parole de Dieu et qui la met en pratique » parce qu’il est « comme un arbre planté près d’un ruisseau, qui donne du fruit en son temps… », « Béni soit l’homme qui met sa confiance dans le Seigneur ». Le moyen de son bonheur, c’est de se confier en Dieu, c’est d’accueillir sa Parole et de la mettre en pratique, c’est recevoir la loi du Seigneur comme une source de vie. Autrement dit, c’est croire.
Première condition du bonheur : croire. Comment pouvons-nous essayer de comprendre la condition humaine de notre époque ? Peut-être nous aiderait-elle à éclaircir cette opposition entre le bonheur et le malheur. Car, si nous prenons conscience sur un espace relativement court, disons un siècle, des transformations profondes des conditions dans lesquelles vivent les gens autour de nous par rapport à ce qu’elles étaient au début du siècle dernier dans notre pays, par rapport à ce qu’elles sont dans d’autres pays encore aujourd’hui, nous mesurerons comme nous échappons par toutes sortes de moyens aux contraintes élémentaires de l’existence : la survie, la maladie…. On pourrait penser que le citoyen français du XXIème siècle, affranchi de toutes de sortes de difficultés que connaissaient ses parents et, plus encore, ses grands-parents, est enfin arrivé aux rives du bonheur. Stupéfaction : alors que tout ce qui nous est proposé vise à provoquer notre consommation, donc à augmenter notre plaisir, on se rend compte que l’homme du XXIème siècle, n’est pas un homme heureux. Il n’est pas plus heureux que ses pères, quelquefois plus malheureux, plus désespéré, et qu’il est obligé de se réfugier dans les neuroleptiques ou l’alcool ou la drogue, pour essayer d’oublier la situation dans laquelle il est. Q
u’est-ce qui va faire le bonheur de l’homme ? En quoi met-il sa confiance ? « Celui qui met sa confiance dans le Seigneur, celui-là connaîtra le bonheur, connaîtra la vie ». « Celui qui met sa confiance dans un mortel, celui qui s’appuie sur un être de chair et de son cœur se détourne de Dieu, sera comme un buisson sur une terre désolée ». Voilà la confrontation à laquelle nous invite l’Écriture aujourd’hui. Quel est le moyen du bonheur ? C’est de mettre sa confiance dans le Seigneur, d’avoir foi en Dieu, d’accueillir sa parole et de la mettre en pratique. Quel est le contenu de ce bonheur ? Nous en connaissons le moyen, mais qu’allons-nous obtenir si nous mettons notre confiance dans le Seigneur ? Que va-t-il nous donner ? Là, l’enseignement du Christ a de quoi surprendre. Car tout ce qu’il prend comme illustration du bonheur est puisé comme par choix délibéré dans l’arsenal de ce qui représente une situation de malheur : la pauvreté, la faim, les larmes, la haine… Comment être heureux si on est pauvre ? Comment être heureux si on a faim ? Comment être heureux si on souffre ? Comment être heureux si les hommes nous haïssent et nous repoussent, s’ils nous insultent et nous rejettent ? Nous avons plutôt tendance à penser que toutes ces conditions vont provoquer chez nous la tristesse, sinon le désespoir. Tel est l’enseignement du Christ à ses apôtres qui est aussi destiné à être entendu par les autres : « Ce jour-là, soyez heureux et sautez de joie, car votre récompense est grande dans le ciel. C’est ainsi que vos pères traitaient les prophètes ».
Se complaire dans la crainte, la souffrance, l’humiliation, n’est-ce pas du masochisme ? Pour nous convaincre qu’il ne s’agit de masochisme, le Christ dans l’Évangile prend le tableau inverse : « Vous les riches, vous avez votre consolation. Vous qui êtes repus, vous aurez faim. Vous qui êtes gais, vous serez dans le deuil ». Comme je le disais tout à l’heure, d’une certaine façon, une augmentation réelle de la prospérité apparente ne s’accompagne pas nécessairement du sentiment du bonheur. Etre heureux, ce n’est pas forcément être riche, ce n’est pas forcément être rassasié, ce n’est pas forcément vivre dans la fête, ce n’est pas forcément recevoir les louanges de tous. Pour nous aider à illustrer ce point de vue de l’Évangile, je vous rappelle ou vous raconte un des Fioretti de saint François. Saint François d’Assise essaie d’expliquer à un de ses frères ce que pourrait être la joie parfaite. Il y a une sorte de gradation dans le récit, allant vers un sommet. On arrive au terme de la réflexion. Il imagine qu’ils sont tous les deux pris dans une tempête de neige, qu’ils arrivent épuisés, trempés, à la porte du couvent, qu’ils sonnent pour demander l’hospitalité et que le couvent leur reste fermé. Saint François d’Assise dit qu’alors nous commençons à éprouver la joie parfaite.
Eh bien, le Seigneur nous invite aujourd’hui à reprendre conscience de l’enjeu de nos choix de vie. Qu’est-ce qui compte le plus pour nous dans la vie ? Sur quoi comptons-nous pour être heureux ? En qui mettons-nous notre confiance ? Mettons-nous notre confiance dans le Seigneur, acceptons-nous ce qu’il nous propose comme chemin de bonheur et de joie ou, au contraire, cherchons-nous à trouver nos propres solutions, au risque que s’y substitue le dégoût de nous-mêmes et le désespoir ? C’est cela que le Christ va essayer de démontrer par le chemin qu’il va parcourir avec ses apôtres pour aider les hommes à comprendre que le seul chemin de bonheur, c’est de mettre en Dieu sa confiance. Amen.
+ André Vingt-Trois
Archevêque de Paris