Homélie de Mgr André Vingt-Trois – 30e dimanche du temps ordinaire
Cathédrale Notre-Dame de Paris - Dimanche 28 octobre 2007
– Lc 18, 9-14
Frères et sœurs, la suite de la lecture de l’évangile selon saint Luc que nous poursuivons dimanche après dimanche, développe depuis quelques semaines un enseignement du Christ sur la manière de marcher à sa suite. Vous vous rappelez sans doute que les deux dimanches précédents, notre méditation avait déjà été orientée vers la prière confiante et vers la prière persévérante. Ce soir, la parabole que nous propose l’Évangile nous invite davantage, en mettant en vis-à-vis la figure du pharisien et la figure du publicain, à orienter notre regard et notre réflexion vers l’attitude intérieure de celui qui prie. Sans doute devons-nous lire, entendre et comprendre cette parabole avec la souplesse qui est nécessaire pour entrer vraiment dans le genre des paraboles.
Il va de soi que Jésus, en montrant la figure de ce pharisien satisfait de lui-même, ne nous invite pas à critiquer ni à mépriser le bien que celui-ci a pu faire. C’est vrai, le mouvement des pharisiens était un mouvement de dévotion particulièrement zélé dans l’application de la loi, raffinant même dans l’observance de toutes sortes de commandements qui s’étaient greffés au long des siècles sur les commandements initiaux. Jésus ne leur reproche pas d’être fidèles aux commandements de Dieu, pas même d’être fidèles aux observances qui s’y sont ajoutées. Il ne nous invite pas à mépriser la rigueur et la fidélité des pharisiens. Mais il veut nous faire découvrir le piège auquel beaucoup de pharisiens ne sauront pas échapper. Leur zèle peut se muer en une perversion spirituelle qui ne reste pas l’exclusivité du groupe des pharisiens mais va se développer au long des siècles à travers différents groupes de chrétiens.
Cette perversion spirituelle consiste à imaginer que notre titre à nous présenter devant Dieu, ce sont nos bonnes œuvres. Elle consiste, comme le fait le pharisien dans la parabole, à faire l’inventaire de nos réalisations : « Je jeûne deux fois par semaine, je verse le dixième de tout ce que je gagne… », et il aurait pu ajouter encore bien d’autres signes de sa fidélité aux commandements. Le Christ ne le blâme pas de jeûner. Il ne le blâme pas de verser la dîme. Il dénonce la tentation de s’appuyer sur ce que l’on a fait pour se présenter devant Dieu comme quelqu’un de juste, comme si notre justice ou notre justification venait de nos œuvres.
Si nous acceptons de réfléchir à nos propres attitudes spontanées quand nous nous laissons aller sans trop réfléchir et sans trop contrôler ce que nous pensons et ce que nous disons, nous devons bien reconnaître qu’à nous aussi, il arrive de nous approcher de Dieu en nous réclamant de nos réalisations, de notre fidélité, de notre rectitude, de la qualité morale de notre vie, bref de tout ce que nous faisons de bien. Tout cela n’est pas critiquable, mais devient un fardeau quand nous l’utilisons pour nous parer devant Dieu de nos mérites.
L’attitude que le Christ veut donner en exemple à ses disciples, celle du publicain, ne consiste pas à se magnifier ou à se glorifier de ce que l’on a fait, de ce que l’on a réalisé, de l’apparente qualité de notre vie ; elle consiste, au contraire, à descendre au plus profond de notre cœur et à reconnaître ce que nous sommes réellement, c’est-à-dire des pécheurs. Là non plus l’Évangile ne nous invite pas à retourner l’intention du Christ comme s’il s’agissait de louer le publicain d’être un pécheur. Le Christ ne nous invite pas à devenir des pécheurs afin de mériter paraître devant Dieu. Il nous invite à regarder notre vie, ce que nous faisons, notre cœur, ce que nous pensons, nos intentions, ce que nous désirons, et à les reconnaître pour ce qu’elles sont, en acceptant d’identifier ce qu’il peut y avoir de mauvais dans ce que nous faisons, dans ce que nous pensons et dans ce que nous désirons.
Plutôt que de nous enfermer dans une sorte de désespoir parce que nous oserions penser que les péchés de notre vie et le mal qui nous habite nous rendent inaptes à paraître devant Dieu, Jésus nous montre comment le péché reconnu, le péché confessé, le péché regretté, devient non pas un handicap pour paraître devant Dieu mais au contraire une attitude qui nous structure intérieurement de la meilleure manière pour nous approcher du Seigneur, parce qu’elle correspond à notre pauvreté.
Comment pourrions-nous approcher de l’autel de Dieu et recevoir le sacrement de l’eucharistie, le pain de vie et la parole de vie, si d’abord nous ne nous reconnaissions pas pécheurs du plus profond de nous-mêmes ? Si d’abord nous n’acceptons pas de faire nôtre cette parole du publicain : « Mon Dieu, prends pitié du pécheur que je suis » ? La liturgie nous invite à cette démarche, d’abord au début de l’eucharistie quand nous demandons pardon à Dieu pour nos péchés, et ensuite au moment de la communion, quand nous sommes invités à recevoir la paix de Dieu, c’est-à-dire la réconciliation qu’il nous offre, et à la partager avec nos frères en nous donnons les uns aux autres la paix du Christ, et enfin en reconnaissant que nous ne sommes pas dignes que le Seigneur vienne chez nous selon la très belle prière du centurion : « Seigneur, je ne suis pas digne que tu viennes chez moi ».
Celui qui reconnaît sa pauvreté foncière, celui qui a le réalisme de comprendre que ce ne sont pas nos pauvres réalisations qui nous méritent l’amour de Dieu, mais l’amour de Dieu qui efface en nous les séquelles du péché et qui nous rend capables d’aimer vraiment et de faire de belles et de grandes choses, voilà celui qui suit Jésus. Soyons dans la joie, non pas parce que nous pourrions dans une sorte d’inversion stupide transformer notre cœur de publicain en cœur de pharisien et nous dire : moi qui est la chance d’être pécheur et de me reconnaître pécheur, je peux mépriser les autres, non ! Le Christ ne nous invite pas à transformer le publicain en pharisien, il nous invite à entrer réellement dans le sentiment d’indignité qui habite le cœur du publicain, à tendre vers le Sauveur des mains suppliantes, à accueillir dans la joie le don de sa justification et de sa miséricorde.
Amen.