Homélie de Mgr André Vingt-Trois – 32e dimanche du temps ordinaire (Année C)
Cathédrale Notre-Dame de Paris - Dimanche 11 novembre 2007
Evangile selon Saint-Luc chap.20, versets 27 à 38.
Frères et sœurs, à mesure que nous approchons de la fin de l’année liturgique, - nous la célèbrerons dans 15 jours -, la liturgie nous propose de tourner notre regard, notre attention, notre réflexion et notre prière, vers la fin de notre vie et aussi vers la fin du monde. Elle nous conduit à considérer ce que va devenir ce monde que nous connaissons.
L’histoire racontée par le sadducéen qui interroge Jésus au sujet de la résurrection nous aide bien à comprendre quelle est notre représentation spontanée de la durée, de la continuité et de la transmission. En fait, et c’est bien naturel, nous nous préoccupons d’abord de savoir s’il y aura une suite, non pas dans l’au-delà, mais ici-bas. Que se passera-t-il après moi ? Que restera-t-il de ce que nous avons fait ? De ce que nous avons construit ? Des relations que nous avons nouées ? Y aura-t-il quelqu’un pour se souvenir de nous quand nous serons morts ? Combien de gens aujourd’hui choisissent de se faire incinérer tout simplement parce qu’ils pensent que personne n’ira jamais au cimetière prier sur leur tombe ! Combien imaginent qu’après eux il n’y aura plus personne pour se souvenir d’eux !
Cette question n’est pas simplement une question affective, comme si nous avions besoin de savoir que nous restons vivants dans la mémoire de ceux qui nous survivent. C’est une question beaucoup plus profonde : c’est la question de la continuité de l’humanité. Si l’homme et la femme sur la terre donnent la vie à des enfants, c’est précisément pour assurer cette continuité de l’espèce humaine, c’est précisément pour développer une histoire dans laquelle chaque génération accomplit sa mission et laisse la place à la génération suivante. Très naturellement, le sadducéen se représente l’avenir sous la forme de cette transmission qui est devenue un impératif tellement fort dans la tradition d’Israël, que lorsqu’un homme meurt sans avoir laissé de descendance, son frère épouse la veuve et ainsi de suite jusqu’à ce que la descendance soit assurée. C’est ce qu’évoque l’histoire de ces sept frères qui ont eu successivement la même femme.
Pour eux, les saducéens, la seule continuité imaginable, c’est la continuité de cette transmission des générations, c’est la prolongation, c’est l’extension de notre temps à travers l’avenir par les générations qui montent. Or, ce que le Christ annonce avec la Résurrection n’est pas du tout la continuité de ce monde. Il ne nous annonce pas que tout ce que nous avons sur terre sera garanti pour l’éternité, que nous nous retrouverons tels que nous sommes ici-bas, que nous retrouverons les mêmes gens dans la même apparence, avec les mêmes relations, bref, que la Résurrection serait simplement un geste de Dieu qui assurerait que tout ce que nous connaissons ne sera pas perdu mais continuera.
Le Christ nous fait découvrir à travers sa parole que la Résurrection, c’est un autre monde. La continuité n’y est plus assurée par la génération des enfants, mais par la permanence de Dieu. La relation entre les êtres ne se traduit plus par des relations corporelles comme nous en avons l’habitude dans notre vie, mais par des relations spirituelles comme c’est le cas des anges. Bref, nous sommes invités à ne pas imaginer la poursuite de ce monde, mais à nous préparer à l’inauguration d’un autre monde, d’un monde nouveau. Plus profondément encore, nous sommes invités à accepter que le monde nouveau auquel nous sommes appelés par Dieu, et dans lequel nous entrons par le baptême et la communion au Christ, ce monde nouveau est déjà commencé.
Vous vous souvenez peut-être de la lecture faite le jour de la Toussaint : « Enfants de Dieu nous le sommes déjà, mais ce que nous sommes ne paraît pas encore ». Déjà ce monde de la vie, du Dieu des vivants, de la vie qui ne finit pas, ce monde de la transparence entre les êtres, ce monde de la communion entre les êtres, il est une réalité en notre temps. Mais c’est une réalité encore en germe, en cours de développement, de fructification, une réalité qui n’est pas achevée, une espérance qui nous soutient à travers les moments de notre vie.
Dans le récit des martyrs d’Israël, la question de cette réalité est posée de façon radicale, par la contrainte de renier Dieu et sa loi ou de périr. A travers le sacrifice de leur vie que font les sept enfants d’une unique mère se manifeste qu’il y a dans ce monde, dans notre expérience de ce monde, dans notre existence humaine, quelque chose de plus radical et de plus important que notre vie elle-même : c’est le sens de notre vie, qui est inscrit dans notre vie mais qui dépasse notre vie. Il ne vaut plus la peine de vivre si c’est au prix du reniement du sens de notre vie.
Vous connaissez la phrase que l’on prête à Blanche de Castille à propos de son fils Saint Louis, lui disant qu’elle préférerait le voir mort plutôt que de savoir qu’il a commis un péché mortel. Il y a dans notre vie des enjeux plus importants que notre vie elle-même. Il y a pour être fidèle à Dieu des moments où il faut que nous acceptions de renoncer à un certain nombre de biens que nous possédons ou à la réputation que nous avons ou aux commodités de notre vie. On ne peut, en effet, être vraiment disciples du Christ sans habiter cette terre et cette existence humaine historique avec la certitude que Dieu veut la conduire vers un achèvement qui dépasse ce que nous connaissons.
Cette certitude est à la fois notre espérance, ce qui nous permet de vivre, et l’exigence qui nous permet de relativiser tout ce qui est de cette vie. Tout ce que nous avons, tout ce que nous avons reçu, tout ce que nous espérons transmettre, tout ce que nous sommes, tout ce que nous sommes devenus grâce à Dieu, tout cela est second par rapport à la qualité exceptionnelle que Dieu veut nous conférer et par laquelle il veut transformer notre vie, faire de nous vraiment ses enfants : que nous soyons unis dans le Christ son Fils unique.
Frères et sœurs, prions Dieu que la foi qu’il a mise en nos cœurs nous aide à comprendre la puissance de transformation qu’il inscrit dans l’histoire humaine quand il nous invite à vivre comme le Christ. Que cette puissance de transformation nous aide à espérer la suite non pas comme la continuation de ce que nous sommes mais comme un monde nouveau où ce monde que nous connaissons sera transformé et mené à son accomplissement. Amen.