Homélie du cardinal André Vingt-Trois – Quatrième dimanche de l’Avent - Année C
Cathédrale Notre-Dame de Paris - Dimanche 23 décembre 2007
Evangile selon Isaïe chap.7, versets 10 à 16 ; Psaume 23, versets 1 à 6 ; Romains chap. 1, versets 1 à 7 ; Matthieu chap.1, versets 18 à 24.
Frères et sœurs, un peu plus de vingt-quatre heures avant la célébration de la Nativité, il y a déjà quelque temps que la fête de Noël a commencé d’illuminer nos rues, de remplir nos vitrines, de provoquer des mouvements de population : certains sont partis, ont vidé nos rues et nos immeubles ; d’autres sont venus rejoindre leurs familles ou passer les fêtes à Paris, courir les magasins. Les maîtresses de maison préparent le réveillon, le repas de fête. Bref, toute une agitation se déploie autour de la fête de Noël. Cette agitation exprime quelque chose de notre manière d’attendre le Messie, à moins que nous n’attendions quelqu’un d’autre. Cette agitation exprime quelque chose de ce que nous espérons de cette fête de la Nativité. Nous pouvons, et il nous arrive souvent de le faire, avoir un regard un peu pharisien et hypocrite sur cet engouement qui saisit ceux qui nous entourent, sur l’agitation commerciale, sur le débordement de consommation… Mais, qui nous a rendus si prudes pour que nous n’acceptions pas que, si la venue du Christ est une bonne nouvelle pour le monde, le monde se réjouisse ? Nous aussi nous devons être capables de nous réjouir.
Bien sûr, notre expérience nous fait soupçonner, sans doute pas à tort, que derrière ces réjouissances, l’événement fondateur se fait discret ou même disparaît. Il ne reste alors de la Nativité qu’une fête de famille ou une fête des enfants. Mais dans notre société, il ne faut pas faire trop la fine bouche devant une fête de la famille ou une fête pour les enfants. Pourtant, nous sentons bien qu’il y a comme une sorte de discordance entre cette exubérance que nous constatons tout autour de nous et la discrétion dans laquelle Jésus va naître au cœur de la nuit de Bethléem, le dénuement qui l’entoure, - on peut même dire : la confidentialité de cette naissance, car si l’ange n’avait pas rabattu quelques bergers pour qu’ils soient les témoins de sa naissance, il n’y aurait eu personne que Marie et Joseph. Certains ont été assez émus de cette solitude pour y ajouter un âne et un bœuf afin que la crèche soit moins vide. Oui, il y a discordance entre la discrétion du mystère profondément caché de la manifestation de Dieu dans notre humanité et les signes extérieurs que nous donnons dont on peut toujours se demander jusqu’à quel point ils expriment notre conscience de ce qui se passe et jusqu’à quel point ils sont destinés à nous la faire oublier et nous servent de substitut à la joie profonde que nous devrions éprouver devant la naissance du Christ.
Si je nous pose ses questions quant à notre préparation à la fête de Noël, quant à la manière dont nous nous disposons à accueillir la venue de Jésus, c’est justement parce que les évangiles nous indiquent un certain nombre de chemins par lesquels progresser dans l’accueil du Christ. Aujourd’hui, singulièrement, à travers l’évangile selon saint Matthieu, nous sommes rendus témoins du chemin que Joseph doit parcourir pour parvenir à comprendre qui est cet enfant en partant de l’expérience immédiate qui est la sienne : le sentiment d’avoir été trahi par sa fiancée et de la recevoir avec un enfant qui n’est pas de lui. Entre l’événement tel qu’il apparaît dans sa brutalité et tel qu’il est perçu par les gens alentour, je ne pense pas seulement aux gens de Nazareth autour de Joseph et de Marie mais à nos contemporains qui, face à la naissance du Christ, ne peuvent certainement pas imaginer un instant la vérité et l’importance du fait que cet enfant ne soit pas conçu par un homme mais soit venu par la puissance de l’Esprit-Saint. A partir de la matérialité des faits, il faut rien de moins que l’intervention de Dieu lui-même par la médiation de l’ange dans le sommeil de Joseph pour le conduire peu à peu à comprendre que cet enfant n’est pas un enfant illégitime ou le symbole d’une faute de sa mère, mais qu’il est le signe de l’accomplissement de la promesse telle qu’elle fut formulée par le prophète : « La vierge concevra, elle enfantera un fils et on lui donnera le nom d’Emmanuel ».
Il faut passer de ce qui se voit, le signe, comme nous le dira le récit de la Nativité par saint Luc : « Voici le signe qui vous est donné : vous trouverez un nouveau-né emmailloté et couché dans une mangeoire », passer de la matérialité du signe à ce qu’il signifie, à ce qui nous est désigné à travers le signe de cet enfant. Que nous apprend-il sinon ce qu’annonce la tradition prophétique telle qu’elle nous est parvenue à travers la fidélité du peuple d’Israël ? Dieu va envoyer un sauveur ; Dieu va envoyer un messie et ce messie et ce messie sera Emmanuel, « Dieu-avec-nous », un enfant nouveau-né conçu par une fille vierge. Celui qui n’a pas la clef prophétique, celui qui ne connaît pas la promesse de Dieu se trouve devant le fait matériel et il en est réduit à chercher des significations telles qu’il peut les connaître. Au lieu de voir dans cette naissance l’accomplissement des Écritures et la réalisation divine de la promesse, il verra, selon ses préoccupations ou selon ses attraits personnels, la réjouissance devant la naissance d’un enfant, l’émotion devant le dénuement qui préside à cette naissance, l’atmosphère nocturne et mystérieuse, peut-être la paix que chanteront les anges : « Paix aux hommes que Dieu aime ». Toutes ces significations sont assurément utiles, mais elles laissent dans l’ombre le fondement et la source de leur réalisation. Car si la naissance de cet enfant est une joie, c’est parce qu’il est le Fils de Dieu. Si elle est signe de paix, c’est parce qu’elle réalise la réconciliation entre Dieu et les hommes et qu’elle ouvre un chemin de réconciliation entre les hommes. Ceux qui vont être témoins, comme nous le serons demain, de la Nativité du Christ, ne vont pouvoir entrer profondément dans le sens de l’événement qu’à la lumière des prophètes qui nous l’ont annoncé.
L’épître de saint Paul aux Romains nous aide à découvrir que cette promesse de Dieu n’est pas destinée seulement à Israël, que l’accomplissement qu’il a promis ne va pas être un sauveur pour Israël seulement mais un sauveur pour l’humanité entière. La Bonne Nouvelle est que la mort et la résurrection ouvrent le chemin du salut à toutes les nations et pas seulement au peuple élu et cette bonne nouvelle ouvre une capacité d’intelligence plus grande encore de l’événement que nous vivons. Car cet enfant n’est plus seulement le Messie promis par Dieu ou plus exactement il est le Messie promis par Dieu dans la plénitude de la promesse, pour l’humanité entière. C’est donc à partir de notre connaissance de l’histoire de l’alliance entre Dieu et son peuple que nous comprenons le sens de l’événement et à partir encore de l’annonce de la résurrection du Christ et de la mission de l’Esprit-Saint confiée à l’Église pour qu’elle en devienne témoin au milieu du monde.
Nous n’avons pas à nous lamenter sur les déviations que nous constatons autour des fêtes de Noël, nous n’avons pas à gémir sur le fait que tant de gens se contentent de se réjouir sans comprendre pourquoi, nous n’avons pas à frapper sur la poitrine des autres. Nous avons à nous interroger pour nous demander comment nous sommes nous-mêmes porteurs de la clef d’interprétation, comment nous sommes nous-mêmes capables de mettre cet événement en relation avec le Dieu qui s’est révélé en Jésus-Christ et auquel nous croyons, comment nous sommes capables d’annoncer que cette bonne nouvelle du salut est une réalité destinée aujourd’hui à tous les hommes, comment nous sommes capables à travers des gestes de réjouissance, d’amitié, de sympathie, d’attention, de présence aux autres, de manifester la communion universelle que Dieu veut réaliser à travers la venue du Christ.
Frères et sœurs, préparons-nous à accueillir vraiment Celui qui vient au nom du Seigneur pour rendre à l’humanité la plénitude de la vie que Dieu lui donne pour constituer avec cette humanité un nouveau peuple de Dieu, « ardent à faire le bien » (Tt 2, 14).