Homélie de Mgr André Vingt-Trois - Messe de la nuit de Noël 2007
Cathédrale Notre-Dame de Paris, le 24 décembre à minuit
Isaïe 9, 1-6 ; Ps 95, 1-3.11-13 ; Tite 2, 11-14 ; Lc 2, 1-14.
Frères et sœurs, quel écart entre la discrétion et le dénuement de la grotte où naît dans la solitude, à Bethléem en Judée, Jésus de Nazareth, quel écart entre cet événement qui passe inaperçu dans la foule venue pour le recensement et les événements de l’histoire universelle qui marquent la vie du monde comme les décisions de l’empereur de Rome que symbolise l’édit ordonnant le recensement ! Quel écart aussi entre le signe qui est annoncé par l’ange aux bergers et l’idée que ces bergers pouvaient se faire du Messie envoyé par Dieu dans la toute-puissance de son amour invincible : « Merveilleux Conseiller, Dieu Fort, Père à jamais, Prince de la Paix ». Chacun de ces titres que le prophète Isaïe avait attribué au Messie que Dieu enverrait pouvait évoquer pour eux l’image d’un prince royal, d’un personnage important, de quelqu’un dont la venue ne passerait pas inaperçue. Or, Dieu tout-puissant se manifeste dans notre humanité, non seulement d’une manière banale mais même d’une manière discrète, enfouie : personne ne l’attendait que Marie et Joseph. Personne ne pouvait reconnaître dans cette naissance hasardeuse dans la nuit de Bethléem celui que Dieu envoyait pour sauver son peuple et à travers lui l’humanité entière. C’est pourquoi il faut que les anges, les messagers de Dieu, viennent eux-mêmes déchiffrer le signe qui est donné : cet enfant nouveau-né, emmailloté, couché dans une mangeoire, c’est lui qui est le Tout-puissant.
Ce signe que Dieu donne à l’humanité entière au cœur de la nuit de Bethléem manifeste d’abord la fidélité inaltérable de son amour pour l’humanité. Depuis les origines, depuis la création, il a voulu que l’homme et la femme vivent, qu’ils soient porteurs de vie et que leur vie les conduise à l’accomplissement et au bonheur. Tout au long des siècles, ce projet merveilleux de l’amour de Dieu a été entravé par des événements de toutes sortes. Il a été entravé par l’endurcissement des cœurs, il a été entravé par l’infidélité des hommes à l’alliance qu’il leur a proposée. Mais jamais Dieu ne s’est lassé d’aimer. Jamais Dieu n’a renoncé à son projet d’amour. Jamais Dieu n’a accepté que la mort se substitue à la vie. Après avoir envoyé, génération après génération, des messagers de toutes sortes pour réveiller son peuple et le remettre debout, après avoir relancé à plusieurs reprises l’alliance du Sinaï, après avoir promis de ramener son peuple à Jérusalem et l’avoir réalisé en le tirant de l’esclavage de l’Égypte comme de l’exil à Babylone, après avoir restauré son peuple et constaté que cette restauration n’avait pas ouvert une voie nouvelle de fidélité, ayant usé tous les ressorts possibles, en ces temps qui sont les derniers, comme le dit l’épître aux Hébreux, il a envoyé son Fils, son Unique.
En venant lui-même en son Fils partager l’existence humaine, il ne fait pas que venir à notre secours. Il ne se contente pas de nous envoyer des messagers, il ne se satisfait pas des initiatives qu’il a pu prendre au cours de l’histoire par des intermédiaires multiples, y compris d’ailleurs des païens : il vient lui-même habiter la condition humaine. Il ne nous appelle pas simplement à faire un chemin vers lui, c’est lui qui fait son chemin vers nous pour prendre sur lui notre existence. Dans cet enfant nouveau-né et impuissant, la toute-puissance de l’amour de Dieu prend sur elle l’extrême faiblesse de l’humanité : Dieu se fait l’un de nous pour nous associer à sa propre vie et pour nous attirer à lui. Jésus de Nazareth n’est pas simplement un enfant qui naît dans des conditions difficiles, il n’est pas simplement une parenthèse dans l’histoire tumultueuse de l’humanité, il n’est pas simplement un motif pour apaiser quelques instants nos mauvais instincts ou nos haines. Il est Dieu, Dieu lui-même en notre vie humaine. Puisque Dieu est venu partager notre vie, cela veut dire, comme le concile du Vatican nous l’a rappelé, il y aura bientôt cinquante ans, cela veut dire que, de quelque façon, le Christ s’est uni à chaque être humain (constitution Gaudium et Spes, 22). En partageant notre humanité, il pénètre chacune de nos existences.
C’est pourquoi notre amour, l’amour de Dieu pour les hommes dont nous essayons de vivre et que nous essayons de mettre en pratique rend précieuse à nos yeux chacune des vies que Dieu confie à l’histoire de la terre depuis son origine jusqu’à sa fin. Chaque être humain, quelles que soient ses qualités ou ses faiblesses, quels que soient ses mérites ou ses crimes, chaque être humain est précieux aux yeux de Dieu, si précieux qu’il a pris chair pour lui apporter la vie. Chacune et chacun d’entre nous est précieux aux yeux de Dieu, chaque femme et chaque homme de ce monde est précieux aux yeux de Dieu et chaque femme et chaque homme de ce monde devient précieux à nos propres yeux parce qu’il est précieux aux yeux de Dieu. Nous ne nous mettons pas au service de l’humanité par simple esprit de solidarité ; nous le faisons parce que tout être humain a pour nous une dimension sacrée qui est le choix que Dieu a fait de se livrer pour notre vie.
C’est pourquoi nous ne prenons pas notre parti des malheurs des hommes. C’est pourquoi nous n’acceptons pas qu’on puisse instrumentaliser l’être humain. C’est pourquoi nous exigeons plus de respect pour la dignité personnelle de chaque être humain, quelle que soit son origine, la couleur de sa peau, sa culture, sa croyance. C’est pourquoi nous intercédons pour ceux qui sont tenus en captivité à travers le monde : captivité des otages, je l’ai évoquée tout à l’heure ; captivité des combats, du terrorisme, de la malnutrition, des maladies endémiques ; captivité de la dégénérescence morale ; captivité des cœurs liés, emprisonnés dans une image de l’homme qui le rabaisse et le déshonore. C’est pourquoi nous appelons toutes celles et tous ceux qui ont une responsabilité, - et nous en avons tous une, à notre mesure -, pour qu’en ces jours où nous redécouvrons le prix que Dieu attache à l’humanité, nous fassions tout ce qui est en notre pouvoir afin que la naissance du Prince de la Paix soit un vrai moment de paix pour les hommes : que se taisent les armes ; que se taisent les luttes, si justifiées qu’elles puissent être ; que se taise la soif de pouvoir ; que cède l’aliénation des cœurs ; que se taisent les haines entre les hommes d’une même famille ; que s’effacent l’indifférence et le mépris ; que se taise la violence ; que fleurisse l’ouverture des cœurs, que germe l’espérance !
Puisque Dieu a tant aimé le monde, comment pourrait-il nous abandonner à la mort ? Puisqu’il est venu partager notre condition, comment ne ferait-il pas tout pour nous entraîner dans son amour de Père, de Fils et de Saint-Esprit ? Puisqu’il nous a aimés à ce point, aimons-nous les uns les autres et accueillons dans la joie celui qui manifeste à travers l’histoire des hommes l’amour de Dieu pour l’humanité.
Amen.
+André cardinal Vingt-Trois