Homélie du cardinal André Vingt-Trois – 4e dimanche du Temps Ordinaire (Année A)
Cathédrale Notre-Dame de Paris, dimanche 3 février 2008
Evangile selon Saint Matthieu au chapitre 5, versets 1-12
Frères et sœurs, l’évangile selon saint Matthieu, en plaçant le récit de cet entretien de Jésus avec ses disciples devant la foule au début de sa vie publique, nous présente une sorte de porche qui annonce ce que sera le contenu du ministère exercé par le Christ-Messie, dans ses discours et par les signes qu’il fera, par sa mort et sa Résurrection et par le don de son Esprit-Saint. De même que le peuple d’Israël avait reçu sur la montagne, par la personne de Moïse, la double Table des Commandements, le peuple que le Christ est en train de rassembler reçoit lui aussi un code d’Alliance qui est représenté par ce que nous appelons les Béatitudes, c’est-à-dire ces bénédictions qui ont été proclamées à l’instant.
Ces bénédictions sont à la fois une prophétie et un appel. Elles sont une prophétie parce qu’elles annoncent ce que le Christ va réaliser avec ses disciples. Elles annoncent la récompense qui est déjà une réalité dans le ciel pour ceux et celles qui en seront les bénéficiaires. Elles sont aussi un appel parce que ces bénédictions supposent un accord profond du cœur de l’homme avec la parole de Dieu. Et c’est cet accord profond du cœur de l’homme avec la parole de Dieu qui est signifié par les qualificatifs que donnent les Béatitudes : « les pauvres de cœur », « ceux qui ont faim et soif de justice », « ceux qui pleurent », « les miséricordieux », « les cœurs purs », « les artisans de paix », etc.
En entendant proclamer ces Béatitudes, nous sommes partagés entre un grand sentiment d’admiration et de joie, pourquoi ne pas le dire ? Nous éprouvons, en les entendant, comme une promesse de bonheur pour l’humanité, mais surtout aussi comme la constatation que mener une vie droite conduit au bonheur. Mais, en même temps que cette joie et cet enthousiasme, nous mesurons l’écart qui sépare cette parole, l’appel qu’elle nous adresse et les comportements quotidiens ordinaires auxquels nous sommes habitués. Il faut bien que nous vivions cet écart, que nous en rendions compte, et que nous essayions de le surmonter.
Certains ont trouvé une formule pour réduire cet écart. Ils reconnaissent dans les paroles de Jésus un message sublime, exaltant, qui parle au cœur de tous les hommes, mais en même temps ils nous disent : « Ce message formule un idéal ». Comme chacun le sait, un idéal, c’est une réalité qui se situe à l’horizon ; elle s’éloigne à mesure que l’on s’en approche, si bien que jamais personne ne l’atteint. On est d’autant plus heureux de célébrer cet idéal que l’on a déjà mis en place intérieurement les barrières qui nous dispenseront de le réaliser dans notre vie. C’est beau ; c’est très beau ; c’est trop beau, et ce n’est pas possible.
Ce que je dis à l’instant des Béatitudes, combien de fois le disons-nous, non seulement des Béatitudes, mais de tout l’Evangile du Christ ? Oui, l’Évangile est une parole d’espérance pour l’humanité, mais il n’est pas praticable, sauf par une infime minorité un peu exceptionnelle, il n’est pas une règle de vie pour tous les hommes. Il faut que nous ayons le courage de reconnaître que cette pensée traverse nos esprits, que cette résistance habite nos cœurs. Ayons le courage de reconnaître aussi que nous sommes d’autant plus enclins à exprimer notre admiration devant ses paroles sublimes qu’elles sont destinées à rester inappliquées.
Nous sommes tellement entraînés par la culture qui est la nôtre à nourrir de bons sentiments, infinis, exaltants. Parfois, trop souvent, à partir de ces bons sentiments, nous nourrissons des jugements sur nos contemporains. Certains prétendent avoir éliminé la morale dans notre culture, mais nos sociétés voient refleurir, avec quelle vigueur et quelle fréquence, la dureté du jugement sur le comportement des autres, la suspicion sur les intentions des autres, bref ce que le Christ dans l’Évangile désigne souvent comme l’attitude des pharisiens.
L’appel que le Christ adresse aux hommes n’est pas un appel à nourrir de bons sentiments, c’est un appel à vivre. Être disciple du Christ, suivre le Christ, essayer de le suivre, essayer de vivre en chrétiens, ce n’est pas nourrir des sentiments élevés, ce n’est pas élaborer un idéal extraordinaire, c’est mettre en pratique la parole de Dieu, c’est-à-dire faire ce qu’il dit. Dans quelques mois, quand nous serons sortis du temps pascal, nous entendrons la suite de ce discours sur la montagne : le Christ y fixe comme critère de comportement pour ses disciples de faire la volonté de Dieu : « Ce ne sont pas ceux qui disent : “Seigneur, Seigneur” qui sont mes disciples, mais ceux qui font la volonté de mon Père ».
Nous ne pouvons pas ne pas être saisis d’une sorte de vertige tellement nous mesurons combien l’attitude intérieure, l’attitude du cœur, à laquelle Jésus nous appelle : « pauvres de cœur », « ceux qui pleurent », « ceux qui ont faim et soif de la justice », etc., combien ces attitudes du cœur traduites dans des comportements, dans une manière de vivre, entrent effectivement, grâce à ceux et à celles qui les mettent en pratique, en conflit avec les références habituelles de nos contemporains. Non, ils n’estiment pas qu’il est « heureux d’être pauvres de cœur », ni de pleurer, ni « d’avoir faim et soif de la justice », ni d’être « miséricordieux », ni d’être « des artisans de paix ».Ce n’est pas selon ces objectifs que l’on habitue notre jeunesse à construire son existence. Ce ne sont pas ces modèles qu’on lui donne à admirer et à imiter. On est plus fasciné par les personnages que nous appelons les « tueurs », par une allégorie très significative, ceux qui progressent en sacrifiant les autres, ceux qui mettent au-dessus de tout leur propre réussite, ceux qui veulent posséder la terre, posséder le monde, posséder les hommes. Alors, où est la véritable sagesse dont saint Paul nous parle dans l’épître aux Corinthiens ? Faut-il considérer, comme certains l’ont fait dès le temps de l’Évangile et tout au long des siècles, que le Christ a perdu le sens ? Faut-il considérer que son message est une folie déraisonnable ? Faut-il considérer que l’Évangile est réservé à des moments d’exaltation sublimes mais inopérants ? Faut-il considérer que la bonne manière de vivre, c’est de faire comme tout le monde, en se réservant quelques instants de piété pour effacer la mauvaise image que nous avons de nous-mêmes ? Ou bien faut-il considérer avec saint Paul que la véritable sagesse, celle que Dieu donne à son peuple, c’est précisément celle que le Christ exprime dans les Béatitudes ? Dieu a choisi ce qui est fou dans le monde pour confondre la sagesse des sages. Dieu choisit le chemin de l’humilité, du sacrifice et de l’offrande de soi pour réussir sa vie et parvenir au bonheur.
Frères et sœurs, à la veille d’entrer en Carême, - puisque notre carême cette année commence très tôt, dès mercredi prochain -, à la veille d’entrer en carême, il est bon que nous méditions quelques temps ces jours-ci sur cette alternative entre la sagesse et la folie. Où est la véritable sagesse de ce monde ? Est-elle dans la vision de l’homme véhiculée par toutes les communications dont nous sommes les spectateurs ? Est-elle dans le message du Christ ? Devons-nous nous conformer à la sagesse du monde ? Avons-nous à ce point intériorisé les références et les concepts de notre monde que nous ne voyons plus à quel point ils sont déraisonnables ? Sommes-nous à ce point « formatés » que la véritable sagesse soit devenue une folie à nos yeux ? Dans la lecture du Livre du Deutéronome que nous entendrons jeudi prochain, Dieu dit à son peuple : « J’ai mis devant toi la vie et la mort. Si tu vis selon ma parole, tu vivras ; sinon tu mouras ». Que choisis-tu ? Vie et bonheur ou mort et malheur ?
Que l’Esprit du Christ fasse grandir en nous le désir de vivre selon sa Parole, de découvrir jour après jour la joie d’être avec lui et de faire ce qu’il dit. Qu’il nous fasse connaître l’allégresse des véritables disciples, que nous trouvions notre bonheur à suivre son chemin plutôt que le chemin du mensonge. Amen.