Homélie du cardinal André Vingt-Trois lors de la messe de Pâques
Cathédrale Notre-Dame de Paris - Dimanche 23 mars 2008
Évangile selon saint Luc au chapitre 24, versets 13-35
Frères et sœurs, le chemin parcouru par les deux disciples sur la route de Jérusalem à Emmaüs évoque symboliquement le chemin de l’humanité parcourant les siècles du monde. Elle est, elle aussi, accompagnée par la présence du Christ Ressuscité bien qu’elle ne le reconnaisse pas. Ce chemin d’Emmaüs évoque aussi, évidemment, le chemin que chacun d’entre nous est appelé à parcourir pour reconnaître la Résurrection du Christ Car, de même que les disciples sur le chemin d’Emmaüs doivent passer progressivement de la conception qu’ils se faisaient d’un Messie qui rétablirait le Royaume d’Israël à la reconnaissance du Messie souffrant et glorifié, de même nous ne pouvons reconnaître le Christ Ressuscité pour ce qu’il est qu’à mesure que nous apprenons à renoncer à ce que nous avons imaginé qu’il devait être.
Le Christ Ressuscité n’est pas le couronnement de nos désirs, il n’est pas la caution de nos espérances, il n’est pas la puissance qui va réaliser notre vision de la société et de l’histoire. Il est lui-même, tel que les prophètes l’ont annoncé, tel qu’il a accompli sa mission tout au long de sa vie sur la terre, tel qu’il est glorifié dans le ciel, et c’est à Lui que notre foi doit progressivement s’accommoder pour devenir vraiment la foi chrétienne en la Résurrection. Il ne s’agit ici ni d’une expérience particulière, ni d’une rencontre exceptionnelle, ni d’une conviction que nous nous serions forgée au long de nos méditations. Il s’agit d’un acte de l’Église qui se caractérise, l’évangile selon saint Luc que nous venons d’entendre nous le rappelle, par trois registres très définis que je vais simplement vous rappeler.
Le premier d’entre eux, c’est la relecture de l’histoire de Jésus à partir de ce qui a été dit du Messie dans la Loi et les prophètes. L’Evangile nous dit : « En partant de Moïse et de tous les prophètes, il leur expliqua dans toute l’Écriture ce qui le concernait ». On ne peut pas reconnaître le Messie ressuscité en Jésus de Nazareth si, d’abord, notre cœur et notre esprit n’y sont pas préparés par la connaissance des prophéties que Dieu en a donné tout au long de l’histoire d’Israël, par notre méditation de ces prophéties, par la lumière que ces prophéties jettent sur les événements que le Christ a vécus. Peut-être vous rappelez-vous comment tout au long des récits de la Passion, et tout particulièrement dans la Passion selon saint Matthieu que nous avons entendu cette année, il nous est rapporté que Jésus dit ou fait cela « pour que l’Écriture s’accomplisse » : l’Évangile cite alors les passages de l’Ancien Testament dans lesquels ces événements étaient annoncés de manière figurative. Il y a là une clef pour interpréter les événements de la vie du Christ. Cette clef, c’est la promesse que Dieu a faite à Israël. Quiconque voudrait comprendre le Christ en refusant d’utiliser la Promesse et l’Alliance s’exposerait à transformer le Messie non pas en Messie de Dieu mais en Messie de l’homme.
Le deuxième moyen qui est donné par l’Évangile pour reconnaître le Christ Ressuscité à partir de l’expérience que font les disciples de ce compagnon de route qu’ils ne connaissent ou qu’ils ne reconnaissent pas, c’est le signe du repas et de la fraction du pain. Chacun de nous comme eux peut avoir une certaine expérience de la présence du Christ dans sa vie ou de ce qu’il imagine de cette présence. Chacun de nous comme eux peut avoir une certaine expérience des Écritures ; chacun comme eux peut avoir reçu une connaissance de la promesse et de l’alliance que j’évoquais tout à l’heure. Mais si cette connaissance de la promesse et de l’alliance est nécessaire pour reconnaître le Messie ressuscité, elle ne suffit pas, car on peut communier très profondément à l’alliance donnée par Dieu et ne pas reconnaître le Christ ressuscité. Ce qui va débloquer le passage pour que leurs yeux s’ouvrent enfin et qu’ils reconnaissent celui qui cheminait avec eux sans qu’ils l’aient reconnu, c’est qu’il fasse les gestes et qu’il dise les mots par lesquels il a pris congé de ses disciples au cours du dernier repas qu’Il partageait avec eux. « Il prend donc le pain, dit la bénédiction, le rompis et le leur donna. Alors, leurs yeux s’ouvrirent et ils le reconnurent. » Et, ajoute l’Évangile, il disparut à leur regard. Car ce Christ Ressuscité dont les disciples vont faire l’expérience à travers plusieurs rencontres que nous méditerons tout au long du temps pascal, ce Christ Ressuscité ne restera pas dans le registre de l’expérience sensible. Il va disparaître à leurs yeux, nous en ferons la commémoration au moment de l’Ascension quand il rejoindra le Père.
Disparu d’au milieu de nous, nous suffit-il qu’un homme prenne du pain, le bénisse et le rompe pour que nous reconnaissions le Christ Ressuscité et que notre foi s’enracine en sa présence ? Le terme de ce long processus de reconnaissance et d’adhésion à la personne du Christ est le témoignage apostolique : le Christ disparu à leurs yeux, le cœur tout brûlant de ce qu’ils avaient entendu, exaltés par la rencontre qu’ils venaient de faire, nos deux disciples se précipitent à Jérusalem pour raconter aux Apôtres ce qu’il leur était arrivé, et vous avez remarqué que l’Évangile, au moment où ils arrivent auprès des Onze, ne laisse pas le temps qu’ils disent quoi que ce soit. Ce sont les Onze eux-mêmes qui leur disent : « Le Seigneur est ressuscité, il est apparu à Simon Pierre. » C’est cette apparition à Simon Pierre qui va être le fondement sur lequel va s’appuyer leur propre récit et leur propre expérience : « A leur tour, ils racontaient ce qui s’était passé sur la route et comment ils l’avaient reconnu quand il avait rompu le pain ».
Ainsi donc, les étapes de la reconnaissance du Christ : l’adhésion à la promesse et à l’alliance et la reconnaissance du signe eucharistique donné par Jésus au cours du repas qu’il partage avec eux, se trouvent confirmées, interprétées et développées par le témoignage apostolique, le témoignage des apôtres qui s’appuie lui-même sur l’expérience vécue par Pierre, le premier d’entre eux. Pour chacun et chacune d’entre nous, croire à la Résurrection du Christ n’est pas simplement avoir une opinion ; c’est vraiment entrer dans ce chemin où le Christ nous accompagne, où il transforme notre manière de comprendre les événements par le rappel de la prophétie et de l’histoire d’Israël, où il partage devant nous le pain eucharistique ; où, enfin, il nous fait bénéficier de la profession de foi de l’Église. Si tant d’hommes aujourd’hui essayent de se dire chrétiens tout en admettant qu’ils ne croient pas en la Résurrection, peut-être faut-il se demander s’ils ne négligent pas les trois moyens qui nous sont donnés pour y croire : la plongée dans l’histoire de l’alliance de Dieu avec l’humanité à travers le peuple élu, la participation régulière au sacrement eucharistique, la communion effective avec l’Église du Christ dans la communion avec le successeur de Pierre.
Frères et sœurs, les plus de 250 adultes qui ont été baptisés cette nuit dans le diocèse de Paris croient au Christ ressuscité non pas parce qu’ils auraient fait une expérience extraordinaire, mais parce qu’ils sont entrés dans ce chemin où ils ont découvert comment Dieu a suscité un Messie selon son cœur. Il n’est pas le Messie dont nous rêvons selon nos pensées mais celui qui offre sa vie en rançon pour la multitude. La puissance du Christ ressuscité, c’est la puissance de l’amour manifesté à travers l’humanité ; c’est la certitude que celui auquel nous croyons n’est pas le produit de notre imagination mais le fruit du témoignage de l’Église auquel nous adhérons. C’est donc dans la joie que je vous inviterai dans un instant à renouveler ensemble les promesses de notre baptême, non pas simplement pour affirmer notre foi, mais pour exprimer que cette foi s’enracine dans la foi de l’Église et y trouve sa pleine dimension. Amen.
+André cardinal Vingt-Trois
archevêque de Paris