Homélie du cardinal André Vingt-Trois lors du Jeudi Saint 2008

Cathédrale Notre-Dame de Paris - Jeudi 20 mars 2008

Cène à la cathédrale Notre-Dame

Évangile selon saint Jean au chapitre 13, versets 1 à 15

Homélie du Cardinal André Vingt-Trois

Frères et sœurs,
vous le savez, l’évangile selon saint Jean ne rapporte pas, comme les évangiles synoptiques, les paroles prononcées par le Christ au cours du dernier repas quand il partagea à ses disciples le pain et la coupe. Aussi, pour comprendre ou essayer de comprendre un peu mieux, ce que veut dire « aimer jusqu’au bout », saint Jean choisit un autre signe, celui du lavement des pieds. Il me semble que ce choix nous aide et nous invite à pénétrer plus profondément dans le sens de la célébration eucharistique.

« L’heure est venue où le Fils de l’Homme va être livré », où il va donner sa vie en rançon pour la multitude. « Ayant aimé les siens qui étaient dans le monde il les aima jusqu’au bout », c’est-à-dire qu’il les aima jusqu’à donner sa vie. La réalité du don de sa vie que fait Jésus, nous l’évoquerons demain : c’est sa mort sur la croix, c’est tout ensemble : son arrestation, son procès, sa condamnation, sa passion et sa mort.

Quand nous voulons essayer de déchiffrer quelque chose du message qui nous est donné à travers le corps du Christ en croix qui est, d’une certaine façon, l’emblème de notre foi, l’emblème visible de notre foi, ce qui nous est donné à comprendre, c’est qu’à travers ce geste, le Fils exprime simultanément son obéissance totale au Père et son amour pour l’humanité vécu jusqu’au bout. Il n’y a pas, nous dit le même évangile selon saint Jean, « il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ceux qu’on aime ».

Ainsi, le Christ mort sur la croix est la réalité de cet amour de Dieu qui a été jusqu’au bout. Après avoir épuisé toutes les ressources de l’histoire à travers la prédication des prophètes, il a envoyé son Fils, son unique, dans le monde pour que le monde soit sauvé. La mort du Christ sur la croix est le signe de cet amour absolu du Père ; elle est en même temps l’expression de l’amour du Fils pour le Père et pour les hommes. Mais la mort du Christ sur la croix, c’est un jour du temps, un jour de l’histoire, un moment. Comment la réalité signifiée à travers l’offrande du Christ peut-elle atteindre non seulement les contemporains de Jésus, non seulement ceux qui ont été les témoins de sa Passion, mais plus largement l’humanité toute entière ? Comment cette réalité va-t-elle pouvoir être signifiée à travers des réalités, des signes, des paroles, des gestes qui vont en perpétuer le souvenir et l’actualité ?

Les évangiles, je vous le disais tout à l’heure, nous proposent d’une certaine façon deux sacrements de l’amour. Le sacrement eucharistique dans lequel, - nous avons entendu l’épître de Paul -, Jésus partageant le pain et donnant la coupe annonce et réalise que ce pain partagé est son corps livré pour l’humanité, que cette coupe de vin est son sang versé pour la multitude. Chaque fois que nous célébrons l’eucharistie comme il nous a dit de le faire : « vous ferez cela en mémoire de moi » -, chaque fois, ce pain que nous bénissons et que nous partageons, nous reconnaissons dans la foi qu’il est le corps du Christ. Il est le signe visible et efficace du sacrifice dans lequel il a donné sa vie par amour pour le Père et par amour des hommes. La coupe que nous bénissons et que nous partageons, c’est le sang du Christ qui exprime cet amour de Dieu vécu jusqu’au bout, la fidélité inaltérable de Dieu à son alliance et l’obéissance totale du Fils qui accomplit l’œuvre de Dieu.

Mais l’évangile selon saint Jean nous propose à travers un second signe une autre représentation qui exprime, elle aussi, l’amour extrême du Christ pour les hommes et en particulier pour ses disciples. Là aussi, il se présente comme un exemple qu’il nous invite à reproduire, qu’il invite ses disciples à reproduire : « C’est un exemple que je vous ai donné afin que vous fassiez vous aussi comme j’ai fait pour vous ». Au cours de cette liturgie de la Cène, par le génie propre de la célébration des jours saints, nous nous employons à reproduire très précisément ce que Jésus a fait. Lui qui était le Seigneur et le Maître, il a pris le tablier du serviteur et, pour exprimer le sens de sa mission et de sa vie, il s’est mis à genoux devant ses disciples, dans la position de l’esclave, pour leur laver les pieds. La liturgie invite le président de l’assemblée eucharistique, le prêtre ou l’évêque, à faire le même geste, non pas pour exprimer un sentiment personnel entre lui et les quelques personnes auxquels il va laver les pieds, mais pour exprimer symboliquement le sens du ministère qu’il a reçu, qui est un ministère de service au nom du Christ. Celui qui, consacré par le ministère sacerdotal, est devenu le responsable et le père de la communauté ; celui à qui l’on exprime l’affection et le respect, celui-là qui est le président, celui qui a la première place, se met aux genoux de ceux qu’il conduit, il se fait leur serviteur. Le signe liturgique dans lequel il le fait est destiné à exprimer la réalité de ce qu’il vit habituellement : ses activités sont un service de la communauté ; à travers les journées, les semaines ou les années où il consacre sa vie au service de l’Église, il ne conquiert aucune gloire, aucun titre, sinon celui de serviteur qui se met aux pieds de ses frères.

C’est le sens du ministère ordonné dans la tradition catholique, et c’est pourquoi ce ministère ordonné ne peut être ni un ministère tournant où tantôt l’un, tantôt l’autre, ou tantôt l’une ou tantôt l’autre, viendrait accomplir des fonctions finalement assez banales et qui ne demandent pas une compétence exceptionnelle ; il ne s’agit pas simplement de remplir une fonction nécessaire, il faut encore que cette fonction nécessaire accomplie assume et exprime plus profondément l’amour de Dieu pour son peuple et pour l’humanité à travers son peuple. L’expression de l’amour de Dieu, c’est le don que nous faisons de notre vie. Il ne s’agit pas simplement pour nous de réaliser un destin personnel ou d’accomplir je ne sais quel projet que nous aurions nourri de longue date ; il s’agit d’être simplement les instruments et les ministres, c’est-à-dire les signes de cet amour de Dieu pour l’humanité et d’abord pour ceux qu’il a appelés à constituer son Église.

Ainsi, c’est le même mouvement qui fait de nous ceux qui consacrent le pain et le vin et ceux qui sont les serviteurs du corps tout entier. C’est le même amour auquel communient les hommes et les femmes qui reçoivent le corps et le sang du Christ comme la vie actuelle de l’amour du Christ, la réalité du sacrifice du Christ rendu présent par ce pain et ce vin. Ils communient au même amour qui s’exprime dans le pain et le vin partagés et tout autan dans le service de Jésus aux pieds de ses disciples. Si bien que si nous avons communié au même corps, nous sommes devenus un corps unique, et si nous avons communié à l’amour du Christ pour les membres de ce corps, nous devons nous aussi à notre tour vivre dans ce corps par l’amour en nous aimant les uns les autres comme lui-même nous a aimés. Si nous voulons nous aimer réellement les uns les autres comme lui-même nous a aimés, nous devons nous aussi nous faire les serviteurs les uns des autres. Si bien que l’Église, à la différence des corporations ou des groupes constitués pour défendre des intérêts particuliers, ne se caractérise pas par la revendication qu’élève chacun pour ses propres besoins ou ses propres désirs, mais par la disponibilité de chacun pour la vie de tous. On n’est pas chrétien pour obtenir de l’Église qu’elle fasse ce qui nous plaît. On est chrétien pour ouvrir notre existence à l’avenir du Christ et le laisser transformer notre vie pour faire de nous des serviteurs.

Frères et sœurs pendant quelques instants de silence je vous propose simplement que nous priions les uns pour les autres et d’abord principalement pour tous les prêtres et particulièrement ceux du diocèse de Paris. Vous le savez : hier nous avons célébré la messe chrismale dans la cathédrale. Plusieurs centaines de prêtres étaient réunis autour de moi et ont renouvelé ensemble les engagements de leur ordination dans une prière fervente et joyeuse. Nous les portons tous et chacun dans notre prière, comme nous portons tous les membres de notre Église. Amen.

+ André cardinal Vingt-Trois,
archevêque de Paris

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