Homélie du cardinal André Vingt-Trois – 9e dimanche du temps ordinaire - année A
Chapelle Notre-Dame du Saint-Sacrement, dimanche 1er juin 2008
Evangile selon Saint Matthieu au chapitre 7, versets 21-27
Homélie du Cardinal André Vingt-Trois
Frères et sœurs,
nous connaissons bien l’image de la maison construite sur le roc comparée à la maison construite sur le sable.
Dans l’évangile selon saint Matthieu, cette comparaison vient au terme du sermon sur la montagne comme une invitation très particulière à mettre en pratique ce que l’on a entendu.
Saint Matthieu à plusieurs reprises en son évangile insiste sur la différence entre les bonnes intentions et la mise en œuvre réelle et pratique. Ce ne sont pas ceux qui disent mais ce sont ceux qui font qui plaisent à Dieu.
Nous voyons déjà pour nous-mêmes comment cette distinction entre le dire et le faire s’applique à bien des domaines de notre vie. Dans la vie tout à fait quotidienne et habituelle, nous mesurons chaque jour combien il nous est difficile de mener notre vie en cohérence avec les principes que nous défendons.
Quand il s’agit de parler, de discuter sur les conceptions de la vie, sur des orientations, sur des manières de comprendre l’existence, sur des modèles d’existence, nous trouvons assez facilement des interlocuteurs, et même parfois des interlocuteurs passionnés d’autant plus passionnés à défendre les principes qu’ils sont moins disposés à les mettre en œuvre quand l’occasion s’en présente, - car il est beau d’avoir de grands principes moraux à condition qu’ils régissent vraiment notre vie et qu’ils ne soient pas simplement une sorte de drapeau à brandir mais qui ne change pas grand-chose à la manière dont nous vivons. Mais ce décalage entre le dire et le faire que nous pouvons mesurer chaque jour, s’il fait partie de notre faiblesse, est en même temps le reflet de notre grandeur qui est notre liberté, notre capacité de penser, d’imaginer et de désirer beaucoup plus et beaucoup mieux que nous ne sommes capables de faire.
Ce décalage donc n’est pas pour nous désespérer, il est simplement à bien prendre en considération pour nous stimuler. Il ne doit pas nous conduire à dire, comme nous l’entendons malheureusement trop souvent : puisque la vie est ce qu’elle est, les mœurs sont ce qu’elles sont, eh bien ! pour être tranquille il n’y a qu’à ramener la règle au fait, adapter les principes à nos limites et faire ainsi disparaître le décalage entre ce que l’on dit et ce que l’on fait. Cette idée qu’il suffirait de changer l’objectif pour apaiser les difficultés est une illusion mortelle ; elle suscite dans les cœurs, dans les esprits, et dans la vie habituelle, de profonds désespoirs.
Car chaque fois que l’on réduit l’objectif à nos possibilités, nos possibilités reculent d’autant et recréent le décalage que l’on avait voulu faire disparaître. Ainsi, quand le Christ nous invite à faire coïncider nos actes et nos paroles, ce n’est pas pour réduire nos paroles à la mesure de nos actes, c’est pour nous encourager à transformer nos actes et à les adapter à nos paroles.
Ce que je viens d’évoquer, qui est caractéristique des crises morales de notre société que nous connaissons bien, touche aussi à notre vie chrétienne. Toute notre vie chrétienne consiste à exprimer notre foi et notre espérance dans la miséricorde de Dieu manifestée en son Fils et dans l’appel que le Christ adresse à l’humanité de cheminer vers la sainteté. Mais nous savons bien, et nous en faisons l’expérience chaque jour, que croire que le Christ veut faire de nous des saints ne nous transforme pas automatiquement en saints.
Nous pouvons confesser la foi chrétienne, et nous confessons la foi chrétienne, alors même que la faiblesse et le péché continuent d’habiter nos cœurs comme saint Paul nous le disait à l’instant dans son épître aux Romains. Là encore, l’écart entre l’espérance que Dieu met en nos cœurs et nos capacités de mettre en pratique sa volonté n’est pas fait pour nous conduire à la désespérance, au contraire.
Avoir devant les yeux le chemin de sainteté que l’évangile selon saint Matthieu a rappelé dans le sermon sur la montagne, ce n’est pas une manière de nous accabler en nous disant : « Moi je ne serai jamais capable de cela ». Aucun homme, aucune femme, d’aucuns moments de l’histoire de l’humanité n’est capable d’atteindre à la sainteté de Dieu, mais si Dieu nous invite à la sainteté ce n’est pas pour nous accabler et nous décourager, c’est pour nous rappeler qu’il a mis en nous les forces et le désir nécessaires pour cheminer vers cette sainteté. Ainsi, cet écart entre ce que nous disons : « Seigneur, Seigneur », et ce que nous mettons en pratique, si le Christ l’évoque et s’il l’utilise comme un moyen pédagogique, c’est pour stimuler la conversion des cœurs et non pas pour décourager ceux qui voudraient le suivre. Il ne s’adresse pas à ses disciples pour leur dire : « Vous ne pourrez jamais y arriver, rentrez chez vous et continuez à vivre comme vous viviez avant » ; il leur adresse un appel pour qu’ils le suivent et changent leur manière de vivre.
L’expérience que nous faisons de cet écart entre nos paroles édifiantes et notre conduite qui souvent l’est moins, nous conduit quelquefois à imaginer que nous serions écrasés ou tout au moins brimés par une loi extérieure qui s’imposerait à nous. La parole que Dieu nous adresse, la parole que Dieu adresse aux hommes, les commandements qu’il leur a donnés par l’intermédiaire de Moïse, la loi nouvelle qui leur est communiquée par Jésus-Christ, ne sont pas des contraintes extérieures qui chercheraient à brimer nos possibilités d’accomplissement. Le Deutéronome que nous avons entendu tout à l’heure nous le rappelle : la parole que Dieu donne aux hommes, ces dix paroles, ces dix commandements qu’il donne sur le Sinaï, ne sont pas un chemin de brimades ou d’épreuves : c’est un chemin de vie et de bonheur. Dieu donne son alliance à l’humanité pour la conduire au bonheur parfait, non pas pour la conduire à la désespérance. C’est pourquoi notre connaissance de cette parole de Dieu, sa fréquentation, notre familiarité avec elle, évoquée par le Livre du Deutéronome qui rappelle que nous devons la porter dans nos cœurs et sur nos mains et sur nos fronts, comme le signe de notre communion à ce que Dieu nous demande, cette familiarité, cette profonde communion avec la Parole de Dieu est une source de force, de joie et d’espérance.
Avec cet évangile aujourd’hui commence pour la liturgie catholique des mois qui viennent, un nouveau cycle de lecture continue de l’évangile selon saint Matthieu. Ce sera une occasion pour nous d’approfondir comment le Christ entraîne ses disciples à passer de l’intention, toujours bonne, à la réalisation, à passer du dire au faire, de la pauvre ambition d’éviter le mal à la grande ambition de devenir des saints. Amen.
+André cardinal Vingt-Trois