Homélie du cardinal André Vingt-Trois – Messe à Longpont (Diocèse d’Evry) – Anniversaire de Notre-Dame de Bonne Garde
Samedi 31 mai 2008
Evangile selon Saint-Luc 1, 39-56
Frères et sœurs, l’Évangile que nous entendons proclamer au cours de l’eucharistie est un petit passage d’un évangile. Il est quelque fois difficile de comprendre quel est le message qui nous est adressé par ce petit passage si nous n’avons pas en tête ce qui précède et ce qui suit. Aujourd’hui, nous avons entendu raconter la visite que Marie rend à sa cousine Elisabeth. On pourrait comprendre tout simplement ce passage de l’évangile selon saint Luc en se disant : elle a tout juste reçu l’annonce par l’ange qu’elle va mettre au monde un enfant, elle est toute heureuse, elle va partager cette bonne nouvelle avec sa cousine, laquelle déjà est enceinte dans sa vieillesse et a donc probablement besoin d’aide. Marie va rester trois mois chez elle, lui donne un coup de main. Tout cela est très beau et nous incite certainement à vivre les relations habituelles de l’existence d’une manière plus positive, mais il me semble que l’évangile selon saint Luc veut nous dire quelque chose de plus qui peut éclairer notre manière de comprendre notre vie d’Église. Avez-vous réalisé que le cantique d’action de grâce que dit la Vierge Marie, elle aurait pu le dire tout de suite après l’Annonciation ? Pourquoi a-t-il fallu qu’elle aille voir d’abord Elisabeth ? Qu’est-ce que cette rencontre avec Elisabeth apporte de spécial, de nouveau, qui va permettre à Marie de comprendre plus profondément les paroles que l’ange lui a adressées ? L’Evangile nous dit qu’Élisabeth fut remplie de l’Esprit Saint. Quand elle s’écrit d’une voix forte : « Tu es bénie entre toutes les femmes et le fruit de tes entrailles est béni », c’est l’Esprit Saint qui parle par sa bouche.
Marie a entendu l’annonce que lui a faite l’ange. Elle a cru, elle a dit oui : « Qu’il me soit fait selon ta parole ». Mais a-t-elle compris tout de suite ce que voulaient dire ces paroles de l’ange ? Arès les avoir entendues et avoir donné son accord, exprimé sa volonté de mettre en pratique la Parole de Dieu, de faire ce que Dieu voulait, pouvait-elle ne pas être saisie aussi d’une question après cette rencontre sans témoin ? Est-ce vraiment Dieu qui a parlé ? Ou bien me suis fait des idées ? Me suis-je raconté des histoires ?
Nous avons tous vécu des moments dans notre vie où nous avons eu le sentiment de recevoir des lumières. Je n’ose pas dire des révélations car cela serait vraiment exagéré, encore que notre temps ne manque pas de gens qui sont convaincus d’être en communication directe avec Dieu et qui vous disent, très clairement qu’ils sont convaincus que Dieu leur a donné un message, soit pour eux-mêmes, ce qui n’est pas trop dangereux, soit pour vous, ce qui est plus ennuyeux car à ce moment-là, c’est vous qui êtes en cause. Des visionnaires révélations particulières. Mais sans être visionnaires, sans avoir des révélations particulières, il nous arrive à tous d’avoir une idée, une parole, une pensée, et de nous dire : Peut-être, à travers cela, Dieu veut-il me dire quelque chose, peut-être m’appelle-t-il à faire quelque chose, peut-être m’invite-t-il à changer quelque chose dans ma vie ? Mais est-ce vraiment Dieu, ou est-ce moi ? Est-ce un ange, ou bien est-ce simplement que je prends mes désirs pour des réalités ? Cette parole peut-elle être vérifiée, attestée, confirmée ? Comment pourrait-elle être attestée et confirmée si personne n’en est le témoin, s’il n’y a pas d’interlocuteur, s’il n’y a pas quelqu’un animé, rempli de l’Esprit Saint qui peut dire : « Comment ai-je ce bonheur que la mère de mon Seigneur vienne jusqu’à moi ? »
Ce n’est pas simplement parce qu’Elisabeth était une vieille femme sage que sa parole avait plus de poids. C’est, vous le sentez bien et vous l’avez entendu dans l’Évangile, qu’elle représente le fils qu’elle porte en elle, Jean-Baptiste, celui qui sera le prophète, celui qui marchera devant le Christ en disant : « Voici l’Agneau de Dieu ». Je comprends que, dans l’expérience de Marie, comme d’ailleurs dans l’expérience de Jésus de Nazareth, la certitude humaine d’être dans la volonté de Dieu ne peut s’acquérir que dans une relation avec d’autres qui disent : « Tu es la mère de mon Seigneur ». « L’enfant que tu portes en toi, mon enfant l’a reconnu et il a tressailli d’allégresse. Heureuse celle qui a cru à l’accomplissement des paroles qui lui furent dites de la part du Seigneur ». Ce n’est pas Marie elle-même qui dit cela sur elle, elle ne dit pas : « Je suis heureuse parce que j’ai cru aux paroles que j’ai reçues de la part du Seigneur ». C’est Elisabeth qui dit : « Tu es heureuse, parce que tu as cru aux paroles qui t’étaient dites de la part du Seigneur. »
L’Église est ce lieu où les mouvements, les aspirations, les idées, les projets que l’Esprit Saint peut susciter en nous pour réaliser l’œuvre du Père, c’est le lieu où ces motions, ces inspirations, ses idées, ses projets, se vérifient par l’Esprit Saint qui parle à travers la bouche de quelqu’un d’autre. Notre expérience du corps ecclésial est d’abord cette expérience d’épreuve, de vérification, de test : on ne peut pas être l’Église contre l’Église, on ne peut pas être l’Esprit Saint contre l’Esprit Saint. On ne peut pas faire la vérité à soi tout seul en refusant la lumière. L’attestation, le soutien de ceux que Dieu met sur notre route pour que nous devenions témoins atteste que c’est bien Dieu qui nous a parlé, que c’est bien l’action de Dieu que nous voulons faire, que c’est bien vers Dieu que notre foi se tourne.
Si Élisabeth remplit ce rôle, ce n’est pas simplement parce qu’elle est une cousine attentionnée ou une femme de bon sens C’est parce qu’elle est porteuse de la sagesse de la première alliance. C’est l’attestation que la promesse faite à Israël est en train de s’accomplir. Cela, je ne peux pas le dire tout seul de moi-même ; il faut que quelqu’un le dise à mon propos, comme Marie a besoin qu’Élisabeth le dise sur elle pour pouvoir à son tour exprimer par son chant d’action de grâce, non plus simplement la foi qu’elle a dite dans le secret de son cœur en réponse aux paroles de l’ange, mais une profession de foi publique. Car ce chant est un chant public. Marie dit alors devant ceux qui étaient là : « Il s’est penché sur son humble servante ». Le Puissant s’est penché sur son humble servante.
Ce qui s’est passé dans le secret de sa petite maison de Nazareth entre l’ange et elle, où il n’y avait pas de témoin, devient un acte historique public à travers son action de grâce. Cette action de grâce elle-même est rendue possible par l’attestation d’Élisabeth. Être chrétien, c’est rendre grâce à Dieu non pas simplement sur notre propre front, sur nos idées, nos pensées même pieuses ; c’est entrer dans une action de grâce où nous sommes attestés, soutenus, encouragés et qui nous délivre du doute qui peut naturellement nous habiter quand nous sommes confrontés à la Parole de Dieu. Est-ce bien cela que Dieu veut me dire, à moi ? Eh bien ! je ne suis pas capable seul de me dire : « C’est cela que Dieu veut me dire à moi ». J’ai besoin que le corps ecclésial dans tout son fonctionnement, dans toute sa richesse depuis l’enseignement du Pape jusqu’au partage fraternel que nous pouvons vivre dans des rencontres entre chrétien, que tout ce système de foi, atteste que c’est bien l’appel de Dieu qui m’est adressé.
Ainsi, la vie d’une Église, la vie d’un diocèse, n’est pas la vie d’une chaîne de station service plus ou moins bien achalandées en fonction des possibilités ou des pauvretés. C’est d’abord le lieu de l’expression et de la vérification de la foi. Notre dévotion à la Vierge n’est pas une sorte d’expression sentimentale et puérile ; elle est vraiment la reconnaissance de cette opération de la foi qui se réalise en Marie quand elle accepte que son expérience, si extraordinaire, si profonde, si riche, soit confirmée par sa rencontre avec Élisabeth, lorsqu’elle accepte aussi, nous pouvons le dire ainsi, que Jésus de Nazareth soit attesté comme Seigneur par Jean-Baptiste le précurseur dès la rencontre de leurs deux mères.
Frères et sœurs, prions les uns pour les autres. Demandons au Seigneur qu’il nous donne la simplicité et la force d’accepter la lumière, l’éclairage, la confirmation de l’œuvre de Dieu en nous par notre expérience de l’Église.
Amen.