Homélie du cardinal André Vingt-Trois - Fête de l’Immaculée Conception 2006
8 décembre 2008 - Notre-Dame de Paris
Le 8 décembre est également la Fête du Chapitre de Notre-Dame et du Séminaire de Paris.
Evangile selon saint Luc au chap.1, versets 26-38
Frères et Soeurs, l’Ecriture, en nous livrant la Parole de Dieu, donne des événements de l’histoire humaine une interprétation qui peut nous aider à comprendre les chemins par lesquels Dieu veut nous conduire. Alors que l’humanité semble vouée à la mort, la femme est présentée par le livre de la Genèse comme celle par qui subsistera la vie et dont la descendance assurera finalement la victoire sur la mort. C’est évidemment une lecture dans la foi de l’existence même de l’humanité et de la succession des générations, en même temps que c’est une prophétie sur l’avenir de cette humanité à travers les drames qu’elle traverse.
Marie, sans être mariée, met au monde un Fils du nom de Jésus : comment faut-il comprendre ce fait ? D’où vient cet enfant puisque l’époux qui a accepté de prendre chez lui cette jeune femme n’en n’est pas le père ? A qui faut-il en attribuer la paternité ? D’après ce que tout le monde verra, ses parents sont Joseph et Marie. Dans les évangiles, Jésus est vu par certains comme celui que l’on connaît bien puisqu’il est de Nazareth : "Sa mère et ses frères et ses soeurs ne sont-ils pas des nôtres ? " Mais voici que le récit évangélique donne une autre clef de lecture, qui n’a pas d’autre crédibilité que la confiance que l’on peut faire à la Parole de Dieu. L’Evangile déclare que c’est par l’action de l’Esprit que cet enfant a été engendré.
L’acquiescement de Marie : "que tout advienne pour moi selon ta parole " prend une dimension nouvelle. Il ne s’agit plus simplement d’une obéissance générale de la foi, telle que tout croyant peut essayer de la vivre. Il s’agit d’accepter délibérément un projet mystérieux qui va bouleverser toute son existence. Quel sens pouvons-nous attribuer à cet acquiescement, est-il possible de le réfléchir simplement ? Cette disponibilité totale et radicale vécue avec une liberté entière qui va être un des éléments constitutifs de l’oeuvre du salut est-elle compatible avec le drame commun à tous les êtres humains qui est de désirer dans leur liberté intime répondre à Dieu et de faire l’expérience de se refuser ?
Dieu pouvait-il laisser la prophétie initiale au hasard d’un choix incertain ? Dieu pouvait-il laisser reposer la réalisation de son plan de miséricorde sur l’humanité sur la confiance que l’on peut faire à une liberté humaine partagée ? Ce que l’Evangile nous suggère, et ce qu’Elisabeth va exprimer quelque temps après dans sa rencontre avec Marie, c’est que l’acquiescement de la Vierge suppose la plénitude de la grâce et le don total de soi dans cette plénitude. C’est ce que la théologie a mis en forme en comprenant que cette plénitude de la grâce inclut, comme par anticipation, la libération du péché et des tendances à se refuser à Dieu, et qu’elle a nommé Immaculée Conception. Celle qui devait être appelée à se donner totalement a été préparée à ce don par une conception originale, affranchie des contraintes du péché originel.
Et voici que cette lecture ouvre une nouvelle série de questionnements : comment pouvons-nous comprendre la liberté de Marie et en elle toute liberté humaine, si Dieu déjà de toute éternité a présumé ce qui allait arriver ? Etait-il possible qu’elle refuse ? Ou bien nos destinés sont-elles tellement écrites par avance, pré-destinées comme dit l’épître aux Ephésiens, que les choix ne sont plus que des illusions ? A travers cette question, il s’agit pour nous, nous le sentons, de bien autre chose que de mieux comprendre l’histoire particulière de Marie de Nazareth. Nous touchons à quelque chose qui est au coeur de l’existence humaine. Sommes-nous vraiment libres ? Et jusqu’à quel point ? L’histoire que nous vivons, l’histoire de chacune de nos vies comme l’histoire de l’humanité, est-elle un enchaînement d’événements réels dans lesquels nous avons à prendre partie ? Ou n’est-elle qu’une sorte d’illusion qui recouvre une réalité qui nous échappe de toute façon ? Dieu a-t-il tout prévu et tout écrit ? Mais alors qu’aurions-nous encore à faire ? Veut-il vraiment que nous lui répondions ? Mais alors comment peut-il savoir que nous dirons oui ?
Cette question qui travaille tout homme qui essaye de suivre le Christ à quelque moment de son itinéraire qu’il se trouve, nous ne pouvons pas la trancher autrement qu’en reconnaissant que nous appartenons à deux systèmes différents. Celui de notre expérience, du phénomène de l’existence humaine et de ses composantes qui est aussi celui du débat intérieur de l’homme, celui de la connaissance à travers l’expérience du sensible, avec ses limites, ses drames, ses interrogations. Et, à travers cette expérience chronologique de l’existence humaine comme à travers la manifestation des phénomènes visibles de la liberté humaine, la foi nous invite à reconnaître une existence non temporelle, non chronologique, non successive, mais toujours immédiatement présente, celle de Dieu et de son dialogue avec l’homme.
La foi nous invite à entrer dans la vision simultanée de l’histoire de l’humanité qui est celle de Dieu, dans l’acte unique de sa création, dans le drame du péché, dans l’acte rédempteur, et dans la manifestation glorieuse du Christ à la fin des temps. C’est comme une vision unique par laquelle Dieu tient dans un seul instant ce que notre intelligence conçoit sur une multitude de siècles. Là où nous épelons laborieusement les éléments successifs de la prise de conscience de notre filiation divine, Lui est immédiatement, pleinement, définitivement et simultanément toujours le Père de tous. Là où nous peinons à rassembler difficilement les hommes sous la promesse de Dieu, Lui voit l’humanité tout entière rassemblée en un seul peuple dans la Jérusalem Céleste. Lorsque nous sommes placés face à un être dégradé en apparence, - et cette dégradation peut aller jusqu’à la négation de l’humanité dans sa propre apparence : dégradation physique, destruction mentale, handicaps de toutes sortes, dégradation morale, et que nous peinons à mobiliser toutes nos capacités pour surmonter notre horreur et reconnaître la dignité de l’être humain, nous sommes invités cependant par la foi à découvrir que l’amour paternel de Dieu pour chacune de ses créatures, quel que soit l’état dans lequel elle se trouve, ne fait pas défaut. Prisonniers du phénomène du visible et du sensible, nous n’accédons à ce degré de vision de la paternité divine que par le chemin de la foi accompli dans la personne de Jésus de Nazareth. Ultimement, nous ne découvrons qui nous sommes et qui est l’homme, qui est tout homme, que dans la contemplation de l’humanité défigurée du Christ.
C’est parce que nous sommes convaincus de la présence agissante de Dieu au coeur de l’humanité, lui qui nous a prédestinés à devenir ses fils adoptifs dans le Christ, que nous accordons à chaque existence humaine, à tout moment de son être et à quelque degré qu’il soit de son développement, une valeur infinie à laquelle nous ne pouvons pas renoncer, quelle que soit l’épreuve visible, sensible et douloureuse à laquelle nous sommes contraints de nous confronter. C’est cette dignité inaliénable de tout être humain que l’Eglise est chargée de défendre en ce monde. Grâce à Dieu, nous savons que cela ne dépend pas de nous, mais grâce à Dieu, nous savons aussi que tout dépend de notre consentement et de notre adhésion. Conscients de n’être que des serviteurs, nous sommes prêts à laisser s’accomplir la Parole de Dieu. Mais en donnant notre adhésion à cette parole, nous acceptons qu’elle bouleverse notre vie pour faire apparaître la splendeur de la création renouvelée à travers les misères de nos existences.
Marie conçue sans péché est le gage de ce que Dieu cache au coeur de la réalité humaine et qui échappe à notre regard. Elle est la promesse que cette force d’amour, cette volonté de salut, peut s’accomplir à travers nos libertés humaines. Amen.
+ André Vingt-Trois
Archevêque de Paris