Homélie de Mgr André Vingt-Trois - 33e dimanche du temps ordinaire - année B
Saint-Ferdinand-des-Ternes - dimanche 19 novembre 2006
On fêtait en particulier ce jour là le 50e anniversaire de la revue Résurrection.
Frères et soeurs, à mesure que nous approchons de la fin de l’année liturgique - ce qui est notre cas en ce dimanche -, nous approchons aussi de la fin de la lecture continue de l’Evangile - selon Saint Marc cette année. Tout naturellement, au terme de cette lecture, juste avant d’entrer dans le récit de la passion du Christ, l’Evangile parle du retour du Seigneur. Il me semble qu’à travers les quelques versets que nous venons d’entendre, nous sommes invités à mieux prendre conscience de quelques-uns des aspects de ce retour du Christ.
Le premier d’entre eux, c’est que le retour du Christ inaugure ou mène à son accomplissement un univers renouvelé. A entendre l’évangile, nous voyons les éléments du monde que nous connaissons se désintégrer : le soleil s’obscurcir, la lune perdre son éclat, les étoiles tomber du ciel, les puissances célestes être ébranlées. Tout ceci est évidemment une évocation imagée de la destruction de ce monde. Mais à mesure que ces éléments de destruction deviennent manifestes, la place apparaît où le Fils de l’homme vient sur les nuées avec puissance et gloire pour inaugurer un monde nouveau. La question à laquelle nous sommes confrontés est évidemment celle qui travaille le coeur et l’esprit de quantités d’hommes et de femmes : quand cela va-t-il arriver ? Vous savez que nombre de groupuscules à travers les siècles ont prospéré sur l’annonce de la fin du monde. Chaque fois que l’on dépasse la date fatidique, ils nous expliquent qu’il y avait un détail qui manquait encore et que ce sera pour la prochaine fois. Ce qui est merveilleux, c’est que dans notre univers rationalisé et critique, ce genre de discours trouve des auditeurs, et non seulement des auditeurs mais des auditeurs passionnés, ce qui montre que notre rationalité a des limites qu’on atteint très vite.
Mais il y a d’autres discours apocalyptiques que celui de ces quelques sectes qui prospèrent sur l’annonce de la fin du monde. Tout un registre culturel d’expressions se développe aujourd’hui qui concrétisent et répandent des idéologies de ce que j’appellerais la terreur de la nature, que ce soit par le réchauffement du climat, par l’invasion démographique, par la saturation des pollutions ; nous avons toute une littérature et une gamme de discours qui visent à nous convaincre, j’allais dire : que nous vivons sur un volcan mais c’est peu dire ! que nous vivons un péril extrême de voir se désintégrer le monde. ce qui montre là encore que la raison est très vite au bout de ses possibilités dans ce domaine. Peut-être avez-vous remarqué que, il y a à peine vingt ans, on nous annonçait une sorte de catastrophe démographique et qu’aujourd’hui on nous explique avec le même sérieux, - et quelquefois ce sont les mêmes spécialistes -, que cela n’aura pas lieu. Tout compte fait, la réalité n’est pas au rendez-vous des prévisions. Mais ce qui est intéressant là -dedans, c’est de voir comment on peut mobiliser à la fois sur des perspectives un peu extraordinaires et sur le sentiment des menaces qui guettent l’humanité.
Le propos de l’évangile n’est absolument pas dans ces registres, il ne joue ni sur le sentiment d’attrait pour l’extraordinaire, ni sur les peurs latentes, pour susciter une attitude de foi. Le propos de l’évangile est de nous dire que ce que nous connaissons, ce que nous voyons, ce qui fait le tissu de l’expérience humaine à travers l’histoire - qu’il s’agisse de la nature des astres, qu’il s’agisse des anges, qu’il s’agisse des esprits, qu’il s’agisse des constructions des civilisations, des monuments -, tout cela disparaîtra un jour ; mais le jour de cette disparition ne nous est pas proposé comme un jour de terreur et de terrassement mais comme le jour de l’avènement du Christ dans sa gloire. La fin de notre monde ne sera pas la fin de Dieu, la fin de notre monde ne sera pas l’échec de la volonté de Dieu de conduire l’humanité à la vie et au bonheur, pas plus que la fin de chacune de nos existences ne signe l’échec de l’amour de Dieu ni l’écroulement de sa promesse envers l’humanité. C’est évidemment un regard tout à fait particulier que celui de la foi sur la réalité de l’existence du monde. Il n’en est ni étranger ni méprisant. Celui qui croit se met volontiers au service de toutes les réalisations utiles, il est prêt à donner et du temps et de l’argent et de lui-même pour que les hommes puissent connaître de meilleures conditions d’existence, mais à aucun moment il ne devient l’esclave de l’univers. Il peut se mettre au service de ses frères, il ne se met pas au service d’un monde qui se passerait de Dieu. Il peut se mettre au service de l’humanité, il ne se substitue pas à Dieu pour apporter à l’homme l’achèvement de son bonheur.
La deuxième piste de réflexion que nous propose l’Evangile nous invite à comprendre que cet avènement du Fils de l’homme dans sa gloire n’est pas fixé à un moment du temps de l’histoire humaine. Pour nous, selon notre manière de vivre et de comprendre le monde, un événement, c’est forcément un jour du temps, cela a forcément lieu à un moment donné que l’on peut dater et désigner. L’avènement du Fils de l’homme, personne ne peut en connaître ni le jour ni l’heure parce que cet avènement ne se réduit pas à l’évènement final. Cet avènement, il se construit, se développe et se manifeste progressivement à travers les siècles de l’histoire humaine, si bien qu’il est à la fois ce qui achèvera l’histoire des hommes en même temps qu’il habite chaque étape de cette histoire des hommes. C’est pourquoi le Christ peut dire simultanément que cette génération ne passera pas avant que tout cela arrive - ce qui ne veut pas dire que le jour de la fin du monde sera pendant cette génération. Nous sommes obligés, pour entrer dans cette perspective d’une vision nouvelle du temps et de l’histoire, de changer un peu nos manières de penser : le temps de Dieu n’est pas le temps des hommes, comme ses pensées ne sont pas nos pensées et ses chemins ne sont pas nos chemins. Et cependant, ce temps de Dieu, éternel présent sous son regard, pénètre constamment et habite incessamment le temps des hommes que nous vivons, nous, dans la succession des siècles et des époques. Là où nous devons apprendre à marcher, à parler, à grandir, là où nous devons découvrir des phases et des progrès ou des régressions dans l’histoire de l’humanité, là où nous vivons la succession des évènements et des discours, Dieu dans un éternel présent manifeste sa puissance et sa gloire en son Fils ressuscité. Mais je dirais que d’une certaine façon, s’il est permis d’utiliser cette image, les yeux de l’humanité ne sont pas encore ouverts sur cette manifestation du Christ. Cette ouverture des yeux du coeur et de l’esprit des hommes à la présence du Fils de l’homme à notre porte, tout proche de nous, demande l’étendue des siècles pour rejoindre le présent de Dieu.
Ainsi nous apprenons à regarder l’histoire de notre monde, non pas simplement au premier degré à travers les comptes rendus d’agences de presse sur ce qui se passe, mais avec le regard interprétatif auquel le Christ nous invite : quand nous voyons que les branches du figuier deviennent tendres et que sortent les feuilles, nous savons que l’été est proche ; quand nous voyons que le monde dans lequel nous vivons subit à travers l’espace et le temps des mutations profondes où se font jour tout à la fois l’oeuvre de la mort et l’oeuvre de la vie, la foi nous indique que l’été est proche, c’est-à -dire que le Fils de l’homme dans sa puissance et dans sa gloire est tout proche de nous, à notre porte. Ainsi nous affrontons les évènements de l’existence non pas dans la terreur d’un cataclysme mais dans la confiance que l’amour de Dieu accompagne les pas des hommes.
Amen
+ André Vingt-Trois
Archevêque de Paris