Homélie de Mgr André Vingt-Trois - 32e dimanche du temps ordinaire - année B
Saint-Martin des Champs - dimanche 12 novembre 2006
On fêtait le 150e anniversaire de la paroisse ce jour-là.
Evangile selon saint Marc au chap. 12, versets 38-44
Frères et Soeurs, chers amis, vous vous souvenez sans doute que dimanche dernier l’évangile selon saint Marc présentait le dialogue entre Jésus et l’homme riche au cours duquel Jésus répond à son interlocuteur qu’une seule chose lui manque : vendre tout ce qu’il a et distribuer ses biens aux pauvres, puis le suivre. Immédiatement après, le même évangile selon saint Marc nous rapporte l’épisode que nous venons d’entendre, qui a lieu dans le Temple de Jérusalem. Ce passage nous présente la figure de cette veuve pauvre qui ne donne pas seulement de son superflu, mais, nous dit l’Evangile, "a pris sur son indigence " : "Elle a tout donné, tout ce qu’elle avait pour vivre ".
Le rapprochement de ces deux épisodes dans l’évangile selon saint Marc n’est évidemment pas l’effet du hasard. C’est une manière de nous dire la même chose à partir de deux situations différentes, et de deux personnes situées autrement. L’homme qui a été évoqué dimanche dernier était un homme riche, comblé de biens ; la femme qui nous est présentée aujourd’hui est une pauvre veuve qui a peu de choses pour vivre. Mais, à l’un comme à l’autre, c’est le même appel qui est adressé ; en tout cas c’est le même message qui nous est adressé à partir de ces deux situations.
Suivre le Christ. Dans l’évangile selon saint Marc, nous approchons de la fin de la vie publique de Jésus. C’est son dernier séjour à Jérusalem avant la Passion. Suivre le Christ, cela veut dire : Le préférer à tout, Lui donner devant tout la première place. Cette manière de comprendre l’action du Christ s’inscrit évidemment d’abord dans une méditation des commandements de Dieu rappelés jour après jour, les dix paroles données à Moïse sur le Sinaï, dont la première est : "Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton coeur, de toute ta force et de tout ton esprit ". C’est-à -dire : "Tu mettras Dieu au-dessus de tout ". C’est une façon de parler, car nous n’avons pas, nous, à mettre Dieu quelque part, ou à définir sa place. Nous avons à reconnaître sa place. Appliquer ce commandement, de donner à Dieu la première place devant toute chose, à la personne de Jésus, cela veut dire, évidemment, reconnaître Jésus comme Dieu.
Mais il nous faut peut-être aller plus loin dans notre réflexion. Que veut dire "être invité à tout donner " ? Qu’est-ce que cela veut dire pour nous ? Car j’imagine bien qu’en sortant de la messe tout à l’heure, vous n’allez pas laisser tous vos biens à la porte pour le plaisir de suivre la parole que vous avez entendue ? Qu’est-ce que cela veut dire pour nous que de donner de notre nécessaire, de donner tout ce que l’on a pour vivre ?
Eh bien, si vous le permettez, je pense que cette parole éclaire les chemins de la vie de nos communautés chrétiennes. Beaucoup de chrétiens, qui sont des gens sincères, vivent leur christianisme comme une activité de loisirs, non pas parce que cela serait spécialement drôle, mais parce que cela se situe en plus du reste. Quand on a fait tout ce que l’on avait à faire, s’il reste un petit peu de temps, un petit peu d’énergie, alors peut-être va-t-on s’occuper de notre vie chrétienne. Ce n’est pas de la malice, - je sais très bien que beaucoup de gens sont préoccupés d’un tas de chose, accablés d’un tas de soucis, d’un tas de contraintes dans leur vie et ils pensent qu’il y a des priorités.
Je prends souvent cet exemple parce que je le trouve éclairant. Quand vous avez une famille avec deux ou trois enfants qui vont à l’école, à la rentrée scolaire vous avez beaucoup de choses à faire, beaucoup de décisions à prendre, beaucoup de courses à réaliser : aller d’une école à l’autre, vérifier que tout est en place pour la rentrée, etc. Le catéchisme, cela viendra si on peut, quand tout aura été mis en place. Mais quand tout est mis en place il n’y a plus de place ! Alors ? Que fait-on ? Eh bien, on dit : "Tant pis, il n’y a plus de place, on ne peut pas ". Vous pouvez prendre la même image, - elle ne s’applique pas à vous puisque vous êtes là aujourd’hui en prenant un week-end : vous avez travaillé 5 jours de la semaine avec un peu de soucis divers ; eh bien, le week-end, vous avez un tas de choses à faire chez vous : les courses, peut-être aller voir un parent malade, etc. et puis vous vous apercevez que l’on est le dimanche après-midi et que vous n’êtes pas allé à la messe ! Ce n’est pas de la malice, ce n’est pas de la mauvaise volonté, c’est qu’il ne restait plus de place !
Le commandement de Dieu nous invite à prendre les choses par l’autre bout. C’est-à -dire par nous dire : "Ce qui nous fait vivre, ce n’est pas la multitude des activités que l’on est obligé de faire, ce n’est pas les soucis de la vie quotidienne ; ce qui nous fait vivre, c’est Dieu. Et si nous ne reconnaissons pas cette première place dans notre vie, tout le reste s’écroulera nécessairement ". Voilà pourquoi il me semble très important que saint Marc nous remette en face de cette exigence primordiale de l’Evangile juste avant que le Christ n’entre dans l’épreuve ultime. Qui va le suivre ? Qui va aller avec Lui jusqu’au bout ? Qui acceptera de mettre ses biens, sa réputation, sa vie peut-être en péril ? Nous le savons par l’Evangile : pas les disciples en tout cas, qui vont être dispersés dans l’épreuve ; pas Pierre qui va le renier trois fois. Alors, si ni les disciples qui avaient vécu quotidiennement avec Lui, ni Pierre qu’Il avait choisi pour être le premier d’entre eux, ne vont être capables de prendre un risque pour le suivre, nous devons nous demander : "Nous, dans notre vie à nous aujourd’hui, quel risque sommes-nous prêts à prendre pour suivre le Christ ? "
Nous avons chanté tout à l’heure : "Ne fermez pas la porte aux pauvres de passage, c’est le Christ en personne qui vient vous visiter ". Nous savons bien que si nous ne fermons pas la porte aux pauvres de passage, nous allons être dérangés, forcément. Nous allons être dérangés dans l’organisation habituelle de notre vie, dans l’équilibre de nos ressources, dans la manière de faire passer nos journées, nos semaines, nos mois et nos années. Faire sa place au pauvre, non pas seulement par procuration, en donnant un peu de sous (ou beaucoup si on peut) mais sans ouvrir notre porte, mais faire sa place au pauvre en ouvrant notre porte ce qui veut dire : donner la première place à quelqu’un d’autre. Donner la première place à celui que l’Ecriture nous invite à aimer comme nous-mêmes, et ce commandement est aussi grand que le premier : aimer Dieu de toute sa force et de tout son esprit.
Alors, en ce jour où nous fêtons le 150ème anniversaire de votre église, c’est une bonne occasion pour nous de nous rappeler, à la fois le premier commandement : reconnaître à Dieu la première place dans notre vie, - et notre église est le lieu où cette reconnaissance doit s’exprimer régulièrement par notre participation à Sa vie -, et l’observance du second commandement : aimer notre prochain comme nous-même et cette observance du second commandement nous invite à ouvrir nos coeurs, nos vies, nos maisons, le tout à travers la société à laquelle nous participons, pour y donner le témoignage de Celui qui est plus grand que tout, et qui vaut plus que tout.
Amen.
+ André Vingt-Trois
Archevêque de Paris