Homélie de Mgr André Vingt-Trois - 50e anniversaire de la révolution d’octobre 1956 en Hongrie
Cathédrale Notre-Dame de Paris - 22 octobre 2006
Ouverture par Mgr Vingt-Trois
Frères et soeurs, il y a 50 ans, peu après la mort de Staline, le peuple hongrois, et plus particulièrement le peuple de Budapest, par le soulèvement qu’il a vécu, donnait un des premiers coups à l’Empire soviétique qui s’étendait sur l’Europe Centrale. A l’époque, on a pu juger que le soutien apporté au Peuple hongrois n’était pas très vigoureux. Qu’il me soit permis tout de même de rappeler quelques souvenirs du jeune parisien que j’étais alors : la grande manifestation qui a eu lieu au carrefour de Châteaudun devant le siège du Parti Communiste français, et les après-midi et les soirées passés dans l’ancienne gare d’Orsay qui servait de centre de triage pour conditionner des vêtements et de la nourriture qui partaient pour Budapest. Les Hongrois sont présents à Paris depuis plusieurs générations. Je suis particulièrement heureux ce soir d’accueillir leur communauté, de saluer Monsieur l’Ambassadeur de Hongrie qui nous fait l’honneur de participer à notre célébration. Nous faisons mémoire du sacrifice de ceux et de celles qui se sont soulevés pour la liberté et nous prions ensemble pour que le coeur de l’homme soit davantage ouvert aux droits imprescriptibles de la personne humaine. Je suis heureux d’accueillir dans cette célébration Mgr Morin qui est évêque auxiliaire de la Nouvelle-Orléans ; il participe à notre Eucharistie avec quelques prêtres qui l’accompagnent. Tous ensemble nous nous tournons vers le Seigneur et nous le prions qu’Il nous pardonne nos péchés.
Evangile selon saint Marc au chap.10, versets 35-45
"Le Fils de l’Homme n’est pas venu pour être servi mais pour servir, et donner sa vie en rançon pour la multitude ". Par cette phrase Jésus conclut l’enseignement qu’il voulait donner à ses disciples sur les événements qui vont survenir et qu’il avait annoncés par trois fois, son arrestation, son jugement, sa mort et sa résurrection. Par trois fois il a essayé de mettre devant leurs yeux l’image de ce qu’il était vraiment : non pas le Messie triomphant qu’ils espéraient, mais celui qui accomplissait la prophétie du serviteur souffrant dont le prophète Isaïe nous rappelait à l’instant la figure.
A chacune des trois annonces de la Passion, un message a été délivré par le Christ. Après la première, il invite ceux qui veulent le suivre à prendre leur croix sur eux, chaque jour ; invitation qui reste encore mystérieuse. Après la seconde, il donne en exemple aux disciples un enfant qu’il met au milieu d’eux ; il les aide à comprendre que, dans la famille qu’il est en train de fonder et qui plus tard sera l’Eglise, la puissance n’est pas le critère absolu, mais au contraire la dépendance, la faiblesse et la capacité d’accueillir la Parole du Père. Après cette troisième annonce enfin, le support qui va lui servir à enseigner ses disciples est la question posée par Jacques et Jean. Peut-être avez-vous pensé qu’elle était incongrue, venant juste après l’annonce des souffrances que le Christ devrait endurer. Vous n’êtes pas les seuls à en juger ainsi puisque l’Evangile nous dit que les dix autres qui les avaient entendus s’indignaient contre Jacques et Jean. S’il fallait chercher une excuse à ces deux-là , on pourrait cependant rappeler qu’ils étaient avec Pierre sur la montagne de la Transfiguration où il leur avait été donné de contempler la gloire du Christ. Peut-être leur demande se rattache-t-elle à ce moment si intense vécu avec lui et dont ils espèrent qu’il pourra se prolonger plus tard. Pierre, sur le moment, voulait installer trois tentes pour demeurer avec Jésus tant ils étaient heureux avec lui.
Mais le temps de la glorification n’est pas encore venu. Même si l’ambition de Jacques et de Jean peut s’expliquer, il semble bien que dans l’évangile selon saint Marc, on nous la présente plus comme une ambition, spirituelle certes, d’être avec le Christ dans sa gloire que comme une meilleure intelligence du chemin dans lequel ils vont avancer. C’est pourquoi Jésus leur demande s’ils sont prêts à prendre le chemin qu’il va prendre, à boire la coupe qu’il va boire, à être baptisés du baptême dont il va être baptisé. Ils répondent "oui ", comme plus tard ils diront : "Allons avec Lui et mourrons avec Lui " (voir Jn 11, 16).
Nous sommes ici à l’ultime étape avant que Jésus ne monte à Jérusalem. Il tire la leçon de cette demande. Il appelle les Douze autour de Lui, - nous le voyons souvent dans l’évangile saint Marc faire une sorte de catéchèse particulière pour le groupe apostolique auquel visiblement il veut transmettre un message particulier qui les aidera à assumer leur mission. Le contenu de ce message est simple. Quelques jours auparavant, il leur avait donné l’exemple d’un enfant. Aujourd’hui l’exemple qu’il leur donne est celui du serviteur : "Celui qui veut devenir grand sera votre serviteur, celui qui veut être le premier sera l’esclave de tous ". Plus qu’un serviteur, un esclave. Pas simplement quelqu’un qui se met librement au service d’un autre, quelqu’un qui est lié à la vie à la mort au service qui lui est confié. De même Jésus, comme nous le disait saint Paul dans l’épître aux Philippiens (2, 6), lui qui était de condition divine n’a pas réclamé le privilège de sa divinité, il s’est fait homme et il a obéi jusqu’à la mort et la mort sur la croix.
Le Christ, en prenant chair en notre chair, en partageant l’histoire des hommes, ouvre au milieu de cette histoire un chemin de libération. Ce chemin de libération passe par le baptême de la mort. C’est parce qu’il donne sa vie pour la multitude qu’il devient le Sauveur pour tous. Sans doute devons-nous méditer quelques instants sur cette loi de l’histoire humaine.
Nous imaginons facilement de grands libérateurs, mais ces grands libérateurs, nous les imaginons comme des chefs, comme les puissants que désigne l’évangile ici, "les chefs des nations païennes qui font sentir leur pouvoir ", qui disposent de forces armées ou financières et qui envoient en avant d’eux les hommes et les femmes qui supporteront le choc. Ils font sentir leur pouvoir parce qu’ils gouvernent par l’autorité.
Le Christ ne se présente pas comme le chef d’une nation païenne, il ne se présente pas comme le concurrent de César, il ne se présente pas comme le concurrent d’Hérode, il ne se présente même pas comme un de ces leaders messianiques qui ont parcouru l’histoire d’Israël. Il se présente comme le serviteur souffrant annoncé par le Prophète. Il va délivrer son peuple et à travers lui l’humanité entière, non pas en imposant sa loi mais en offrant sa vie. De quelque façon nous devons le comprendre : nous ne changeons jamais rien dans le coeur et l’histoire des hommes tant que nous n’acceptons pas de donner notre vie pour ce changement. On peut déclencher des événements, on peut supporter des événements, on peut être pris dans des luttes considérables, mais ce qui change le coeur de l’homme n’est ni la guerre, ni la révolution, ni la domination ; c’est l’offrande qu’ils sont capables de faire d’eux-mêmes par amour de leurs frères et pour le service de tous.
Prions donc le Seigneur que cette image du serviteur souffrant nous aide à entrer dans le chemin du Christ. Dimanche prochain, l’Evangile nous parlera de la guérison de l’aveugle Bartimée. Elle suit immédiatement ce récit, sans doute pour nous aider à comprendre que nous restons encore largement aveuglés devant le message de Jésus et que lui seul peut ouvrir les yeux du coeur et de l’intelligence. Lui seul peut nous faire comprendre ce que veut dire être venu pour servir et non pas pour être servi, donner sa vie en rançon pour la multitude.
Amen.
+ André Vingt-Trois
Archevêque de Paris