Homélie de Mgr André Vingt-Trois - 25e dimanche du temps ordinaire - année B
Cathédrale Notre-Dame de Paris - 24 septembre 2006
« Le message spécifique que le Christ essaye de faire comprendre à ses disciples, c’est que la puissance de Dieu se manifeste dans la faiblesse de son serviteur, c’est que la toute puissance de la Miséricorde se donne jusqu’à accepter de prendre sur elle le péché et ses conséquences, c’est que le Fils Unique de Dieu se fait serviteur souffrant pour l’humanité, c’est que Jésus de Nazareth prend sur lui, dans sa chair, dans son humanité, dans son intelligence, dans son affectivité, dans toute sa personne, le malheur des hommes et l’assume. »
Évangile selon saint Marc au chap. 9, versets 30-37
Frères et Sœurs, l’évangile selon saint Marc dont nous poursuivons la lecture développe, je vous l’ai dit à plusieurs reprises une catéchèse, un enseignement. Il nous aide à découvrir non seulement qui est la personne de Jésus mais encore comment Jésus se fait connaître et comment il instruit peu à peu ceux qui se sont mis à sa suite.
Dans cet évangile, le Christ est souvent présenté comme celui qui enseigne. Il enseigne avec sagesse et autorité, il enseigne longuement. A plusieurs reprises, saint Marc nous dit que Jésus enseigne longuement la foule ou qu’il enseigne longuement ses disciples. Nous sommes arrivés au moment où après avoir donné quantité de signes, de miracles : multiplication des pains, guérisons en tous genres., le Christ en arrive à poser la question de son identité. Vous vous souvenez sans doute que dimanche dernier nous avons entendu le récit de la confession de foi de Césarée que suit une première annonce de la Passion. Pierre y réagit avec horreur, il se met en travers du chemin du Christ pour l’empêcher de poursuivre et pour essayer de le rendre plus discret sur ce que serait l’avenir. Aujourd’hui, nous entendons la deuxième annonce de la Passion. La réaction de Pierre à la première traduisait sans aucun doute le sentiment des autres disciples. Elle exprimait la distance des amis de Jésus, non seulement par rapport à l’annonce que le Christ leur avait faite, mais aussi la distance entre ce que le Christ essayait de leur dire et ce qu’ils étaient capables de comprendre et d’accepter à ce moment-là . Avec la deuxième annonce, nous voyons une autre distance s’exprimer dans l’Évangile. Jésus annonce à nouveau qu’il va être livré, mis à mort et qu’il ressuscitera, et il le dit seulement aux disciples, à ceux qu’il a choisis. Eux, tout en poursuivant leur chemin avec lui, discutent entre eux. Lorsque, arrivés à Capharnaüm, dans la maison, Jésus leur demande de quoi ils parlaient, ils répondent tout simplement qu’ils discutaient pour savoir qui serait le plus grand parmi eux.
On peut évidemment trouver cette répartie un peu sinistre : ils viennent d’entendre l’annonce de la mort et de la Résurrection du Christ, et ils se mettent à discuter pour savoir qui deviendra le chef. Mais je pense qu’il faut que nous réfléchissions un peu plus profondément. Ces hommes n’étaient pas des monstres. S’ils s’inquiétaient de savoir qui serait le plus grand, ce n’était pas d’abord pour remplacer Jésus mais parce qu’il fallait bien qu’il y ait un chef au milieu de cette troupe. Jésus, constatant une fois de plus l’écart entre ce qu’il a dit et ce qu’ils ont compris, est obligé de leur expliquer à nouveau la différence entre le chemin qu’il suit, la mission qui est la sienne et qu’il accomplit d’être le serviteur et leur rêve du Messie.
Le serviteur, c’est celui qui est le plus petit, ce n’est pas celui qui est le plus grand. Le serviteur, c’est celui qui se met au service des autres. Si donc quelqu’un veut être le plus grand parmi vous, il faut qu’il prenne la dernière place, s’il veut être le chef il faut qu’il se fasse le serviteur. Et comme si la parole ne suffisait pas à faire comprendre ce qu’il dit, il prend un enfant et le place au milieu d’eux en signe de ce qu’il faut devenir. Redevenir comme un enfant.
Mais plus encore, cet enfant qu’il donne comme l’exemple de la faiblesse, de la dépendance, il le présente comme celui à qui il s’identifie : « Celui qui accueille un enfant m’accueille moi ; et celui qui m’accueille accueille celui qui m’a envoyé, Dieu le Père ». En quelques phrases et en un geste, Jésus explique à ses disciples à quel point l’amour de Dieu pour l’humanité conduit le Père Tout-Puissant, à prendre pour lui, sur lui, en lui, dans la personne du Fils, la condition de serviteur et du serviteur de dernier rang. Vous avez sans doute en mémoire le développement de l’Épître aux Philippiens de saint Paul, « Lui qui était de condition divine il ne retint jalousement le rang qu’il l’égalait à Dieu, mais il se fit obéissant, obéissant jusqu’à la mort sur la croix » (Ph 2, 6-8). Nous sommes vraiment là au cœur du retournement par lequel le Christ va manifester que le salut apporté par Dieu n’est pas une victoire qui détruirait le pécheur, mais une victoire sur le péché qui remet le pécheur debout. Et la victoire sur le péché qui remet le pécheur debout, c’est l’offrande que Jésus fait de lui-même, de sa vie, de sa personne, par amour pour l’humanité.
On cherche bien souvent à expliquer ou à comprendre qu’elle est l’originalité du christianisme parmi tant d’autres religions : qu’apportons-nous de spécifique ? Que disons-nous de nouveau ? Quelle espérance portons-nous aux hommes ? Eh bien, le message spécifique que le Christ essaye de faire comprendre à ses disciples, c’est que la puissance de Dieu se manifeste dans la faiblesse de son serviteur, c’est que la toute puissance de la Miséricorde se donne jusqu’à accepter de prendre sur elle le péché et ses conséquences, c’est que le Fils Unique de Dieu se fait serviteur souffrant pour l’humanité, c’est que Jésus de Nazareth prend sur lui, dans sa chair, dans son humanité, dans son intelligence, dans son affectivité, dans toute sa personne, le malheur des hommes et l’assume.
La religion catholique n’est pas une solution meilleure que les autres aux problèmes de l’humanité. Elle n’est pas un système de puissance destiné à dominer les autres religions ni les autres idéologies. Elle n’est pas un système de contrainte qui s’imposerait par la force, fût-ce la force des arguments. La religion catholique, c’est la religion de l’amour accompli et servi jusqu’à l’extrême : « Ayant aimé les siens qui étaient dans le monde, il les aima jusqu’au bout » (Jn 13, 1 ; Prière eucharistique IV), et il donna sa vie.
Ce que nous apportons de spécifique dans le concert des nations et dans l’image que les hommes se font de la victoire sur le mal, c’est que, pour nous, la victoire passe par l’offrande de nous-mêmes. Nous n’espérons pas vaincre le mal par un surcroît de puissance, nous espérons vaincre la haine par un surcroît d’amour. Nous n’espérons pas apporter la paix en écrasant ceux qui sont belliqueux, nous espérons apporter la paix en étant nous-mêmes des artisans de la justice et en acceptant de supporter sur nous-mêmes et pour nous-mêmes ce qui divise et ce qui amène le malheur à l’humanité. Nous ne sommes pas des prédicateurs triomphants, nous sommes des serviteurs. Nous ne sommes pas des vainqueurs puissants, nous sommes des esclaves.
Vous comprenez, en entendant ses paroles, avec ce qu’elles peuvent avoir d’absolu, combien les disciples pouvaient avoir de mal à entrer dans cette perspective développée par le Christ. Vous comprenez surtout combien nous-mêmes, nous pouvons avoir de mal à entrer dans cette vie de la foi où nous acceptons et nous désirons tout recevoir de Dieu et non pas réaliser notre salut par nos propres forces.
Vous avez entendu tout à l’heure l’épître de saint Jacques, qui nous expliquait pourquoi notre prière n’était pas exaucée. L’Apôtre nous disait : « Vous priez mais vous n’êtes pas exaucés », parce que vous demandez à posséder le monde. La prière du chrétien n’est pas de demander à posséder le monde, c’est de demander que Dieu possède le monde. Quand nous disons le Notre Père, nous ne demandons pas à Dieu qu’il nous fasse vaincre l’humanité, nous demandons à Dieu que son règne vienne, nous demandons à Dieu que sa volonté s’accomplisse en chacune de nos existences.
Puisse le Seigneur mettre en nos cœurs l’Esprit de vérité. Puisse le Seigneur mettre en nos esprits la lumière de sa vie et de sa sagesse, pour que, suivant le chemin de l’Évangile avec saint Marc et avec les disciples, nous soyons conduits peu à peu à reconnaître la véritable nature du Messie, la véritable victoire du Christ. Elle est la victoire de notre foi, la véritable victoire de l’amour sur la haine, la véritable victoire du service sur la domination, la véritable victoire de la pauvreté sur la richesse.
Que Dieu nous donne de trouver notre joie en nous faisant les serviteurs les uns des autres et en prenant avec le Christ la dernière place ainsi que le Bienheureux Charles de Foucault en avait fait l’objectif de son existence. Prendre la dernière place avec le Christ ! Car c’est à cette place que nous sommes vraiment dans la victoire de Dieu.
Amen.
+ André Vingt-Trois
Archevêque de Paris