Homélie de Mgr André Vingt-Trois - Ordinations diaconales et sacerdotales 2006
Saint-Dominique - samedi 17 juin 2006
Ordination sacerdotale des frères Jean-Baptiste Pham, Jocelyn Dorvault et Eric Salobir, et ordination diaconale des frères Samuel Järnegard Fogelvik et Franck Guyen.
2 Co 4, 7-12 ; Mt 9, 10-13.
La vocation religieuse dans laquelle s’inscrit votre vocation sacerdotale donne inévitablement au ministère que vous recevez une coloration, une orientation, un esprit particulier. Nous sommes ainsi invités à méditer sur ce que cette coloration propre et cet esprit particulier peuvent nous aider à découvrir de la mission de tous les ministres ordonnés et de la mission de l’Eglise.
L’ordination n’est pas simplement une imposition des mains qui vous habiliterait à quelque fonction nouvelle mais qui serait sans lien profond avec l’appel que vous avez reçu de vous consacrer tout entiers à l’annonce de l’Evangile et à la suite du Christ en entrant dans l’ordre de saint Dominique. Nous avons entendu tout à l’heure comment la proclamation intégrale de la vérité était étroitement liée dans le discours de saint Paul avec l’expérience de la pauvreté et de la faiblesse. Car la proclamation de la vérité, quand elle est la mission de manifester la splendeur et la magnificence du mystère du Christ, ne s’apparente nullement à une domination de l’intelligence de l’apôtre sur celle des autres ou du talent du prédicateur sur ses auditeurs ou de la séduction d’un esprit brillant sur des hommes et des femmes avides de rencontre quelque gourou. Elle s’apparente bien davantage à l’expérience intime et profonde de la misère qui constitue le fond de notre suite du Christ.
C’est pourquoi je vois personnellement comme un signe particulièrement stimulant pour nous que votre ordination dans la vocation dominicaine nous aide à mieux percevoir le lien étroit qui a existé au moment de la fondation de votre ordre entre la pauvreté évangélique et l’annonce de l’Evangile. Ce lien étroit n’est pas seulement un charisme propre au fondateur. A la même époque, dans l’Eglise, d’autres fondateurs ont perçu ce lien étroit entre la pauvreté et la prédication de l’Evangile. Il me semble donc qu’il nous faut reconnaître dans cette liaison de la mission du prédicateur et de la suite dépouillée du Christ un lien intrinsèque. D’ailleurs, lorsque nous entendons dans l’Evangile les consignes que Jésus donne à ses disciples, nous pouvons relever que la consigne de la pauvreté est la consigne principale, pour ne pas dire exclusive. Il nous faut donc essayer de comprendre comment la manifestation de la puissance de Dieu à travers le ministère apostolique s’accompagne nécessairement, non pas seulement par le secours d’une règle monastique, mais encore par l’intégration spirituelle et profondément personnelle, de l’expérience du dénuement du prédicateur. La puissance de Dieu se manifeste quand apparaît notre faiblesse.
La pauvreté, nous savons que dans le monde qui est le nôtre, dans les environnements culturels dans lesquels nous évoluons, elle n’est pas désirée. Non seulement elle n’est pas désirée pour elle-même, mais elle est même perçue - et ce n’est pas une spécificité de notre culture -, comme une caractéristique qui signe le malheur de l’homme. Mais la tradition judéo-chrétienne, depuis tant de siècles, nous a munis des réflexes et des instruments pour comprendre que si la bénédiction de Dieu peut s’accomplir à travers la prospérité de ses serviteurs, sa puissance éclate encore plus dans leur dénuement. Le chemin parcouru depuis les bénédictions des patriarches jusqu’au Calvaire ouvre au Corps ecclésial et à chacun de nous un itinéraire qui nous conduit de l’exploitation de nos talents pour le service de l’Evangile à l’expérience du dénuement par obéissance au Père et par amour des hommes. Nous en voyons évidemment les implications immédiates dans le genre de vie que nous menons, mais il semble que nous devons aller plus profond en contemplant l’appel que nous relatait l’Evangile à l’instant.
Car, en se mettant à la table des publicains et des pécheurs, Jésus nous invite à prendre conscience que sa visite de l’humanité, sa venue en notre temps, son habitation en chacun de nous, est, demeure et demeurera toujours une visite chez les pécheurs. Et si nous faisons l’expérience de notre pauvreté, ça n’est pas simplement par une sorte de spiritualisation des difficultés de l’apostolat en notre temps, mais c’est que nous prenons vraiment la mesure que le Christ en nous appelant, en vous appelant, chacun par votre nom, en vous entraînant à quitter ce que vous faisiez pour vous mettre au service de l’Evangile mais aussi en venant s’inviter à votre table, dévoile par sa seule présence que votre table est la table des publicains et des pécheurs. Non parce que vous seriez ou nous serions plus mauvais que d’autres, mais parce que c’est la condition humaine dans laquelle le Christ vient nous rejoindre et pour laquelle il veut nous relever.
S’il est une bonne nouvelle à annoncer, ce n’est pas que nous n’avons pas besoin du Christ, c’est que le Christ est venu pour ceux qui ont besoin de lui. Si nous voulons, si nous espérons que beaucoup d’hommes et de femmes éprouvent comme une joie et une espérance l’annonce de la visite du Christ, ce ne peut être qu’à travers la joie et l’espérance que nous éprouvons nous-mêmes à accueillir le Christ chez nous. Comme déjà à plusieurs reprises au long de votre vie, il vous appelle par votre nom, il vous entraîne dans sa mission. Pour beaucoup de nos contemporains, peut-être de vos amis, cet appel et cette mise en marche à la suite du Christ peuvent rester mystérieux. Ils sont nécessairement mystérieux si on ne connaît pas le Christ, lui qui vient apporter la splendeur de la vérité et la consolation de la miséricorde au coeur de tout homme. Il reste mystérieux que des hommes qui ne sont ni plus exceptionnellement talentueux que d’autres, ni notablement moins talentueux que les autres, qui sont des hommes ordinaires, si vous le voulez bien, entrent dans ce chemin extraordinaire.
Car ce chemin est extraordinaire. Il n’est pas le chemin auquel tous sont appelés : ils n’étaient que douze autour du Christ, quelques dizaines de disciples autour des Douze et jamais Jésus n’a voulu enrôler tout le monde dans cette équipe. Il a choisi, il a appelé, il a envoyé non par une faveur extraordinaire mais par un discernement de ceux dont il voulait qu’ils fussent avec lui. Ainsi le dit l’évangile selon saint Marc : il les a appelés pour "être avec lui ". En dehors de cette communion intime avec le Christ, de ce compagnonnage, de ce cheminement quotidien avec lui, nous ne pouvons pas affronter la mission qui nous est confiée. En dehors de la communion intime avec le Christ pauvre et obéissant, nous ne pourrions pas supporter la conscience de notre faiblesse. En dehors de la visite extraordinaire du Christ parmi les publicains et les pécheurs, nous ne pourrions pas supporter notre état et nous tenir devant lui.
C’est la joie de notre vie que d’avoir été visités par cette visite d’amour ; c’est la joie de notre vie d’offrir ce que nous sommes pour devenir témoins de cet amour à l’égard de tous les hommes.
Chers frères, nous sommes heureux aujourd’hui d’appeler sur vous les dons de l’Esprit pour qu’il vous consacre dans la mission de devenir témoins de la vérité tout entière, faibles apôtres portant le trésor dans des vases d’argile, pécheurs réconciliés avec Dieu, pauvres vous appuyant sur la seule force du Christ.
Amen.
+ André Vingt-Trois
Archevêque de Paris