Homélie de Mgr André Vingt-Trois – Messe à la mémoire de Dom Christian de Chergé
Cathédrale Notre-Dame de Paris – dimanche 21 mai 2006
Mot d’entrée de Mgr Vingt-Trois
En ce jour, notre prière est habitée par le souvenir du Frère de Chergé et de ses compagnons qui ont été déclarés égorgés il y a juste 10 ans, le 21 mai 1996. Permettez-moi de vous rappeler au moins leurs noms : Frère Christian de Chergé, Frère Luc Dochier, Frère Christophe Lebreton, Frère Célestin Ringeard, Frère Paul Favre-Miville, Frère Michel Fleury, Frère Bruno Lemarchand. N’oublions pas que deux moines de Tibirhine, le Frère Amédée et le Frère Jean-Pierre, n’étaient pas là au moment où les moines ont été enlevés. Ils sont maintenant à Notre-Dame de l’Atlas au Maroc.
Les 7 cierges que nous avons allumés aujourd’hui auprès de l’autel en souvenir des 7 moines massacrés avaient été allumés pendant le temps où ils étaient prisonniers. Ils le sont restés jusqu’au moment de leur décès. Avec leurs familles, avec leurs amis, avec les scouts de la troupe à laquelle a appartenu le Père Christian de Chergé, nous nous tournons vers Dieu. Nous le supplions d’accueillir ses fils dans son amour non seulement à accueillir ses fils, mais aussi, comme le Frère Christian lui-même nous y a invités, nous le prions pour ceux qui ont été submergés par la violence au point de se livrer à ces actes d’une cruauté inimaginable.
Prions le Seigneur qu’Il étende sur nous sa miséricorde et que la miséricorde qu’il nous offre fasse de nous des artisans de paix et des témoins de l’amour.}
Homélie de Mgr André Vingt-Trois
– Jn 15, 9-17
Frères et Sœurs,
En ces derniers dimanches du Temps pascal, la liturgie poursuit la lecture du discours après la Cène tel que nous le rapporte l’évangile selon saint Jean. La page qui vient d’être proclamée nous propose de prolonger aujourd’hui la réflexion à laquelle l’évangile nous a introduits sur Le commandement du Christ : "Voici mon commandement : aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés ". Spontanément, quand nous réfléchissons sur ce que signifie l’amour dans notre vie, nous sommes tentés d’abord d’imaginer une attirance, un attrait mutuel, une estime, un sentiment affectueux pour quelqu’un. Si nous essayons de progresser dans notre méditation et dans notre pratique, nous imaginons une conception que nous estimons plus généreuse de l’amour et qui consiste à nous mettre au service des autres et même à aller au devant de ceux qui ne nous aiment pas, comme Jésus nous y invite dans l’Évangile.
Mais, dans un cas comme dans l’autre, nous risquons d’en rester à une conception très anthropocentrique de l’amour, comme si nous avions la clef du sens de ce que veut dire aimer. Or, l’Évangile nous fait découvrir que l’amour, pour nous, consiste d’abord à recevoir l’amour de Dieu : « Dieu nous a aimés le premier », nous dit la première épître de saint Jean. « À ceci nous avons connu l’amour, qu’il a envoyé son Fils dans le monde. » Par ces quelques mots, l’Évangile nous invite à pénétrer dans un mystère qui nous déborde de toutes parts, le mystère de la prévenance de Dieu à notre égard. L’amour que Dieu porte à l’humanité est le dynamisme unique de toute l’histoire de sa relation avec les hommes, depuis le moment de la création jusqu’à l’achèvement des temps de l’histoire. C’est par amour qu’il a voulu se susciter un partenaire capable de répondre à cet amour par un choix libre. C’est par amour qu’il a choisi et appelé Abraham, qu’il a envoyé Moïse, qu’il a donné les commandements, les dix paroles, pour que l’homme puisse vivre dans l’Alliance avec Lui. C’est par amour qu’il a voulu renouveler cette Alliance en envoyant génération après génération des prophètes pour appeler son peuple à revenir à la pureté initiale de l’Alliance. Enfin, toutes ces initiatives de Dieu ayant échoué les unes après les autres, quand les temps furent accomplis, il vint lui-même en envoyant son propre Fils pour manifester à l’humanité à quel point il l’aime. « Dieu a tant aimé le monde qu’il a envoyé son Fils dans le monde, non pas pour que le monde soit condamné, mais pour que le monde soit sauvé. »
Cette prévenance de Dieu, nous la voyons se manifester encore après la Pentecôte, dans le récit des Actes des Apôtres : le récit des événements qui marquent la première évangélisation fait apparaître comment la Bonne Nouvelle de l’amour de Dieu atteint le cœur des hommes, y compris au-delà des frontières du peuple élu. Pierre, arrivant chez le centurion Corneille, se trouve témoin du fait qu’il a été devancé par l’Esprit qui a tourné le cœur de ces païens vers l’Alliance, et il reconnaît qu’il n’a certes pas le pouvoir d’empêcher l’amour de Dieu de toucher le cœur des hommes.
Cette prévenance de l’amour de Dieu est le fondement premier et décisif de notre joie, le Christ nous le dit : « Je vous dis tout cela pour que vous ayez la joie et que votre joie soit plénière ». La joie du chrétien n’est pas de traverser les péripéties de l’existence ou ses drames en étant indifférent à ce qui arrive ; la joie du chrétien s’enracine dans la certitude que l’amour de Dieu est plus grand que les événements de notre vie, que l’amour est plus grand que notre surdité, que notre indifférence ou que nos refus, que l’amour de Dieu, toujours, vient au-devant de l’homme pour le relever et le remettre en marche.
La joie vient de la certitude que Dieu nous a aimés le premier, certitude que toujours Dieu va venir au-devant de l’humanité blessée pour la relever et lui redonner la vie, certitude que nous-mêmes, aujourd’hui, tels que nous sommes, Dieu nous a devancés en ce jour. Il nous a appelés pour que nous venions participer à cette eucharistie. Nous avons le sentiment que c’est nous qui choisissons, que nous décidons de faire un beau geste à destination de Dieu, mais notre beau geste, frères et sœurs, n’est qu’une pauvre réponse à l’amour plénier de Dieu manifesté en son Fils et répandu en nos cours par la puissance de l’Esprit. C’est la prévenance de Dieu qui vient toucher le cœur de tous les hommes, ceux qui déjà le connaissent et participent de son Alliance et de sa vie, ceux aussi qui ne le connaissent pas encore mais qui peuvent constater à travers le témoignage que nous rendons à l’amour de Dieu, que Dieu aime chaque créature humaine quels que soient ses défauts, quelles que soient ses pauvretés, et même quel que soit son crime.
A cette joie profonde et plénière nous participons par notre foi et par notre relation avec le Christ : nous sommes choisis, ce n’est pas nous qui avons choisi. « Ce n’est pas vous qui m’avez choisi, c’est moi qui vous ai choisis » : nous sommes appelés par Dieu, choisis par Dieu, élus par Dieu pour entrer avec Lui dans une relation d’amour forte et intime, pour devenir vraiment ses enfants. En répondant à cet appel, en acceptant de quitter le rôle du serviteur pour devenir les amis du Christ, nous donnons au monde le témoignage que le cœur de l’homme ne se réduit pas à l’image que nous nous en faisons, à nos rancœurs, à nos haines, à nos regrets, à nos remords, mais qu’il est comme bousculé de l’intérieur par la puissance de l’amour de Dieu. Voilà qui peut porter du fruit et un fruit qui demeure. « Aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés », nous dit le Christ. Lui nous a aimés en donnant sa vie pour nous, Il nous invite à nous aimer en donnant notre vie pour nos frères.
Pour terminer, frères et sœurs, je voudrais vous lire deux passages du testament spirituel du frère Christian de Chergé. Ils me semblent magnifiquement illustrer la prévenance de Dieu, le sentiment de pauvreté dans lequel nous lui répondons, et la conviction que l’amour de Dieu déborde de toutes façons les limites de notre conception humaine.
En 1993, puis en 1994, il écrivait ceci : « S’il m’arrivait un jour – et ça pourrait être aujourd’hui – d’être victime du terrorisme qui semble vouloir englober maintenant tous les étrangers vivant en Algérie, j’aimerais que ma communauté, mon Église, ma famille, se souviennent que ma vie était DONNÉE à Dieu et à ce pays. Qu’ils acceptent que le Maître Unique de toute vie ne saurait être étranger à ce départ brutal. Qu’ils prient pour moi : comment serais-je trouvé digne d’une telle offrande ? (…) Ma vie n’a pas plus de prix qu’une autre. Elle n’en n’a pas moins non plus. »
Plus loin il disait encore : « Ma mort, évidemment, paraîtra donner raison à ceux qui m’ont rapidement traité de naïf, ou d’idéaliste : “qu’Il dise maintenant ce qu’Il en pense”’, (le Père de Chergé fait référence au récit de la Passion). Mais ceux-là doivent savoir que sera enfin libérée ma plus lancinante curiosité. Voici que je pourrai, s’il plaît à Dieu, plonger mon regard dans celui du Père pour contempler avec lui Ses enfants de l’Islam, tels qu’Il les voit, tout illuminés de la gloire du Christ, fruits de sa Passion, investis par le Don de l’Esprit dont la joie secrète sera toujours d’établir la communion et de rétablir la ressemblance en jouant avec les différences. Cette vie perdue, totalement mienne, et totalement leur, je rends grâce à Dieu qui semble l’avoir voulue tout entière pour cette JOIE-là , envers et malgré tout. Dans ce MERCI où tout est dit, désormais, de ma vie, je vous inclus bien sûr, amis d’hier et d’aujourd’hui, et vous, ô amis d’ici, aux côtés de ma mère et de mon père, de mes sœurs et de mes frères et des leurs, centuple accordé comme il était promis ! Et toi aussi, l’ami de la dernière minute, qui n’aura pas su ce que tu faisais. Oui, pour toi aussi, je le veux ce MERCI et cet “A-DIEU” envisagé de toi. Et qu’il nous soit donné de nous retrouver, larrons heureux en paradis, s’il plaît à Dieu, notre Père à tous deux. »
Amen.
+ André Vingt-Trois
Archevêque de Paris