Homélie du cardinal André Vingt-Trois – Pèlerinage national de l’Assomption à Lourdes
Lourdes, le 15 août 2008
Ici même à Lourdes, en 1858, il y a juste cent cinquante ans, Bernadette Soubirous, une jeune adolescente, a vu la Vierge Marie lui apparaître. Cet événement était difficile à croire et il ne fut pas reconnu facilement. Dans ce siècle, où se développaient déjà à grande vitesse les sciences positives et leurs applications technologiques, cette irruption du surnaturel ne pouvait être considérée qu’avec méfiance, non seulement par les positivistes idéologiques, mais même par les esprits positifs et raisonnables. Le curé Peyramal lui-même ne fut pas facile à convaincre. Mais, d’une certaine manière, la question de l’irrationalité de l’événement se redouble pour nous, cent cinquante ans après. Est-il bien raisonnable aujourd’hui d’accorder quelque crédit à des apparitions, surtout quand elles se font au bénéfice d’enfants, souvent ignorants ? Ne sommes-nous pas confrontés à une sorte d’emballement pour le merveilleux qui nous semble peu compatible avec les exigences rationnelles de nos esprits cultivés et exercés à la critique ? Finalement, quel sens peut avoir pour nous la célébration de ce jubilé ?
Les apparitions de Lourdes font partie d’un ensemble particulièrement riche dans la France du dix-neuvième siècle. Et encore, nous n’en connaissons que les apparitions qui on été reconnues par l’Église ou qui ont été plébiscitées par la dévotion des fidèles. On doit remarquer que ces apparitions comportent des éléments communs. D’abord, elles sont inattendues, -et en tout cas jamais sollicitées !- les voyants sont les premiers surpris de ce qui leur arrive. Ensuite, ces voyants sont habituellement des jeunes et toujours des pauvres dont la culture ne pourrait pas expliquer comment ils auraient imaginé le tableau qu’ils décrivent ensuite. Enfin, le message des apparitions est très centré sur la miséricorde de Dieu et sur l’appel à la conversion. A tel point que ces éléments deviennent comme une sorte de grille de lecture pour savoir quel crédit accorder aux voyants.
Quoi que l’on pense des récits des voyants, ces apparitions vont se faire connaître et faire connaître leur valeur par leurs effets et notre jubilé est une occasion de réfléchir à ces effets. Non seulement les voyants vont avoir leur vie transformée profondément et, dans les meilleurs des cas, dans la discrétion la plus totale comme pour Bernadette, mais encore par les fruits de grâce qui seront produits par ceux qui suivront les indications du message avec foi et humilité.
Les dizaines de millions de personnes venues à Lourdes depuis 1858 pour prier devant la grotte, pour se plonger dans l’eau des piscines, pour adorer le Saint-Sacrement, ne sont pas une vue de l’esprit. Certes, on aurait pu imaginer que le côté merveilleux des apparitions attire des curieux ou quelques exaltés,-encore que les moyens d’information et de transport de la seconde moitié du dix-neuvième siècle fussent loin de faciliter une réelle publicité telle que nous pouvons la connaître aujourd’hui. Mais la permanence du flux des pèlerins, la dimension internationale de leur provenance, le renouvellement des générations, manifestent que nous sommes devant un phénomène qui dépasse la curiosité et l’engouement pour le merveilleux. Si sceptiques que l’on puisse être, il faut bien accepter d’affronter ce phénomène humain, cette démarche humaine, que l’on ne peut pas purement et simplement classer dans le registre du merveilleux et de l’insensé. Alors que dire ? Quel peut être le sens de ce mouvement profond qui émerge à Lourdes comme en d’autres endroits du monde ? Qui dit-il sur notre humanité et sur l’action de Dieu envers elle ?
La vision du Livre de l’Apocalypse dont nous venons d’entendre la lecture nous donne un début de réponse. La femme couronnée d’étoiles est désignée par le voyant de l’Apocalypse comme celle qui enfante le Messie : « l’enfant mâle, celui qui sera le berger de toutes les nations. » Cette vision de la mère du Messie renvoie en premier lieu à Sion, mais la tradition patristique et liturgique a aussi identifié en cette femme la Vierge Marie, mère du Sauveur. Dans le drame qui se joue entre la femme qui enfante et le dragon, symbole de Satan et de l’esprit du mal, c’est le salut de l’humanité qui est figuré et la victoire de Dieu qui « enlève l’enfant auprès de son trône. » Dans la période troublée que connaît l’Église naissante, cette victoire est l’annonce de sa propre victoire puisque, comme la Femme, elle s’enfuit au désert où Dieu lui a préparé une place.
Si bien que cette vision devient comme une prophétie de la victoire de la foi sur les forces du mal. Une vision d’espérance et de force : « Voici maintenant le salut, la puissance et la royauté de notre Dieu et le pouvoir de son Christ ! » L’apparition de cette Femme mystérieuse est un signal d’espérance donné à l’humanité. L’avenir des hommes n’est pas voué à la fatalité et aux forces du mal. Il y a une espérance de vie et de bonheur, même si cette espérance nous est donnée en notre temps sous la forme d’une vision. Mais n’est-ce pas à juste titre que l’on prend souvent les hommes d’espérance pour des visionnaires ou des utopistes ? Leurs rêves de bonheur paraissent si loin de la réalité immédiate des contraintes et des malheurs qui frappent l’humanité !
Les foules qui se sont présentées ici depuis cent-cinquante ans et qui continuent d’y affluer ne représentent-elles pas comme une sélection des misères des hommes. Pour eux, la grotte de Lourdes est bien un lieu de manifestation de la miséricorde puissante de Dieu et de son action en faveur de l’humanité. Ici se produisent des guérisons multiples dont les constatations du Bureau Médical ne peuvent répertorier qu’une infime partie, précisément celle qui relève des constatations médicales. Mais, nous le savons, les guérisons physiologiques sont données ici comme un signal pour nous alerter sur une guérison plus profonde qui est la guérison des âmes. Le grand miracle de Lourdes, c’est avant tout la conversion des cœurs et le renouvellement de la foi et de la vie de la foi. Il existe bien un bureau des constatations : c’est la chapelle des confessions, mais ses constatations ne sont pas publiables. La principale vertu miraculeuse de l’eau de Lourdes, c’est de nous retremper dans la vigueur de l’eau de notre baptême et de remettre en action toutes les forces, les dynamismes de la vie chrétienne.
Dans les évangiles, nous voyons que Jésus né réalise la guérison des corps que si la demande qui lui est faite s’enracine dans la foi. Cette foi peut n’être pas plénière, elle peut être imparfaite, mais du moins faut-il qu’elle exprime le minimum de confiance nécessaire pour que l’action de Dieu puisse s’accomplir. De même, celles et ceux qui bénéficient de l’action salvatrice de Dieu sont ceux qui y viennent avec confiance et surtout avec un esprit de pauvreté qui les conduit ici pour supplier Dieu. Si Jésus est venu « pour les malades et les pécheurs », la condition nécessaire pour l’accueillir est bien que nous ayons conscience de notre mal-être et de notre péché.
Ainsi les apparitions dont nous fêtons le jubilé, nous remettent devant les enjeux fondamentaux de l’existence humaine : la vie, la mort, la paix de l’âme, la réconciliation avec Dieu et avec nous-mêmes, l’espérance de la victoire du Christ sur les forces de violence et de mort qui traversent ce monde. Mais ces apparitions nous posent une question supplémentaire par rapport à ces grands enjeux : d’où ou de qui en attendons-nous l’accomplissement ? Finalement il ne suffit pas de diagnostiquer les maladies des corps ou des âmes, encore faut-il proposer un remède et un remède efficace.
Au long des siècles écoulés, du moins dans notre pays et dans l’Europe occidentale, l’ingéniosité humaine et les capacités de développement économique ont permis de surmonter un certain nombre de fléaux dont notre humanité était affligée. Que ce soit dans le domaine de la nutrition, dans le domaine des soins, dans le domaine de la culture et même dans le domaine du gouvernement des sociétés et de la paix, il y a eu et il y a encore des progrès sensibles et réels. Mais cette incontestable progression rend d’autant plus troublant le fait que, malgré l’amélioration des conditions de vie, l’insatisfaction demeure et, même d’une certaine façon s’accroît. Comment pouvons-nous interpréter cette concomitance d’un « mieux-vivre » et du « malaise de vivre » ? N’est-elle pas le signe que les formes de salut dont nous bénéficions sont peut-être authentiques et appréciables, mais qu’elles laissent de côté la question fondamentale du sens de la vie et de la plénitude du bonheur ? N’est-ce pas le signe que l’on a trop souvent et trop facilement confondu les conditions de vie avec le sens de la vie ?
Ce que nous enseigne la vision de l’Apocalypse et ce que nous rappellent les apparitions de la Vierge, c’est que l’enjeu de la vie humaine n’est pas simplement la nourriture, la paix, la santé et le bien-être, mais que l’enjeu c’est la vie elle-même et sa confrontation à la maladie et à la mort. Aujourd’hui, de la plupart des maladies, on peut guérir, -ou du moins soulager la souffrance-. Mais de la mort on n’en guérit pas, c’est notre chemin à tous, c’est notre commune épreuve. La victoire du Christ sur la mort est le seul salut qui nous intéresse vraiment, car c’est le seul qui affronte l’épreuve irrémédiable. Et le chemin pour participer à cette victoire du Christ sur la mort il n’y en a pas deux, il n’y en a qu’un : c’est la foi. Tous les signes qui nous sont donnés dans l’ordre des miracles n’ont pas d’autre finalité que de susciter et développer la foi. C’était le cas des miracles du Christ dans les évangiles, c’est le cas de tous les miracles produits dans les lieux de pèlerinage, c’est le cas des miracles de Lourdes et c’est pourquoi finalement le vrai miracle de Lourdes, c’est la foi qui conduit de pauvres gens à se tourner vers Dieu par l’intercession de Marie et c’est le renouvellement et le renforcement de la foi qu’ils reçoivent ici en se mettant à l’école de Bernadette.
Frères et Sœurs, Vous qui êtes venus si nombreux célébrer l’Assomption de Notre-Dame à Lourdes en cette année jubilaire, rendez grâces à Dieu pour la foi qui vous a conduits ici. Même si vous la sentez faible, vacillante ou incertaine, appuyez- vous sur elle pour confier à Dieu, par l’intercession de Notre-Dame, les misères qui vous affligent et qui affligent ceux que vous représentez ici ; vos misères physiques, vos misères psychologiques, vos misères morales, mais par-dessus tout votre misère spirituelle. Regardez autour de vous la foule qui vous entoure et qui devient un signe de la foi vécue en ce jour. Regardez les yeux illuminés des malades qui ont tant attendu la joie de venir se confier à la prière de Notre-Dame. Regardez les visages apaisés de ceux qui ont accueilli la grâce du pardon et de la communion. Regardez la joie de cette partie de l’Église réunie ici ce matin. Avec Elisabeth nous disons nous aussi : « Comment ai-je ce bonheur que la mère de mon Seigneur vienne jusqu’à moi ?… Heureuse celle qui a cru à l’accomplissement des paroles qui lui furent dites de la part du Seigneur. »
Heureux sommes-nous, car l’apparition de la Vierge à Bernadette, comme la vision de l’Apocalypse est un message d’espérance pour chacun de nous, pour nous tous et, à travers nous, pour l’humanité. Et ce message d’espérance le voici : la mort n’aura pas le dernier mot !
+ André card. VINGT-TROIS