15 mars 2009, conférence de Carême : « Un seul Seigneur pour tous les peuples »
Par Mme Chantal Delsol, philosophe et le Père André-Marie Ponnou-Delaffon, théologien.
Une des questions les plus débattues aujourd’hui, parmi les croyants comme parmi les athées, est l’apport de Paul à la réflexion sur l’universel. Comment s’inscrit-elle dans la tradition biblique ? Comment rencontre-t-elle l’héritage des Lumières et des autres traditions religieuses ? Qu’en est-il de l’universalisme aujourd’hui ?
Biographies des conférenciers :
Chantal Delsol est docteur ès-lettres en philosophie. Elle est professeur à l’université de Paris Est, où elle dirige, jusqu’en 2005, le Centre d’études européennes, puis à présent l’Institut de recherche Hannah Arendt, qu’elle a fondé en 1993. Ses travaux de recherche l’amènent à travailler avec les pays du centre-est et de l’est européen. Sa pensée, influencée notamment par Aristote, Hannah Arendt, Julien Freund et la pensée chrétienne et personnaliste, se déploie à partir d’une idée-force centrale : la singularité. De ce concept caractérisant l’homme, découlent plusieurs de ses combats philosophiques : le libéralisme politique opposé au totalitarisme, le fédéralisme et le principe de subsidiarité, l’autonomie, la famille, l’autorité. Chantal Delsol est également éditorialiste au Figaro et à Valeurs Actuelles. En 2007, elle a été élue membre de l’Académie des Sciences morales et politiques. Elle a publié une quinzaine d’essais philosophiques traduits en douze langues. En 2008, elle a publié son quatrième roman « L’expédition Janus » (Ed. du Rocher), a co-dirigé la rédaction de l’ouvrage collectif « Liquider mai 68 » (Presses de la Renaissance), et a publié "Qu’est-ce que l’homme ? cours familier d’anthropologie" (Le Cerf). Chantal Delsol est l’épouse de l’ancien ministre Charles Millon, ils ont six enfants.
Père André-Marie Ponnou-Delaffon : Né à colombo au Sri-Lanka en 1966, le Père André-Marie Ponnou-Delaffon est titulaire d’une maîtrise de philosophie et d’un doctorat en théologie. Ordonné prêtre en 1994 pour le diocèse de Paris, il est depuis 2003 curé de la paroisse Notre-Dame de Bercy. Il est professeur de philosophie moderne et de théologie fondamentale et dogmatique à la faculté Notre-Dame. Il a publié récemment : « La théologie de Balthasar », « Le chiffre trinitaire de la vérité chez Hans Urs von Balthasar » et « Dieu Trinité dans la tradition ancienne » aux éditions Parole et Silence.
« Un seul Seigneur pour tous les peuples »
– Lire le discours d’introduction du Cardinal André Vingt-Trois
Tous les textes des conférences ont été publiées le 5 avril 2009 aux éditions Parole et Silence.
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Conférence de Carême : le débat au Collège des Bernardins
Texte de la conférence du P. André-Marie Ponnou Delaffon :
L’apport de saint Paul à la réflexion sur l’universel
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L’expérience de Damas signe l’ouverture de la religion de saint Paul à l’universel. Celui qui persécutait les chrétiens à cause de leur infidélité à la foi et à la loi juives se découvre l’ins-trument choisi par Dieu pour faire parvenir son Nom auprès des nations païennes (cf. Ac 9, 15). Saint Paul se référera à cet événement pour fonder son autorité apostolique et justifier sa mission universelle auprès des Gentils (Cf. Ac 22, 3-21 et 26, 9-20). Sa théologie de l’universel décline cette rencontre personnelle du Christ : la lumière du chemin de Damas filtre sa perception de l’économie chrétienne et en façonne l’expression. Il comprend grâce à sa rencontre du Christ que si « tous les hommes sont pécheurs » (Rm 3, 9), cependant « Dieu veut que tous les hommes soient sauvés » (1 Tm 2, 4). Ce salut universel, Dieu l’a voulu de toute éternité, gratuitement. Paul fait l’expérience de cette gratuité qui précède sa foi et sa réponse lors de sa conversion à Damas : le Christ l’a choisi alors même qu’il le rejetait et ne respirait « que menaces et carnage à l’égard des disciples du Seigneur » (Ac 9, 1). L’universalité du Christ et de la foi chrétienne sont alors pour lui la signature d’un Dieu qui nous a choisis de toujours et pour toujours, gratuitement. Je présenterai l’apport de saint Paul à la compréhension de l’universel en 4 points : la création, la révélation, le salut et la charité.
1. Création
C’est en contemplant le mystère de la création que saint Paul découvre la clé d’intelligibilité de l’universalité divine. Jésus-Christ, écrit-il au début de l’épître aux Colossiens, « est l’Image du Dieu invisible, Premier-né de toute création, parce qu’en lui ont été créées toutes choses dans les cieux et sur la terre : les visibles et les invisibles, soit les Trônes, soit les Seigneuries, soit les Principautés, soit les Pouvoirs. Toutes choses ont été créées par lui et pour lui, et il est avant tout, et toutes choses subsistent en lui » (Col 1, 15-17). L’existence de toute la réalité créée est précédée et médiatisée par le Christ ; il n’y a donc aucune créature qui échappe à Dieu et qui ne porte sa marque. Dieu est universellement présent dans sa création. Cette présence ne se confond pas avec un panthéisme, qui confesserait que tout est Dieu, parce qu’elle est scellée dans l’unicité de la personne du Christ. La création n’appartient pas à Dieu par dis-solution en lui mais parce qu’elle existe (au sens de « sortir de ») à partir d’une personne divine. Nous percevons ici l’assise existentielle de la théologie paulinienne que je rappelais en introduction : Dieu saisit saint Paul parce qu’il le rencontre personnellement. De même, la création constitue la première rencontre personnelle de Dieu et de l’homme.
La place du Christ, comme Premier-né et Principe de toute la création, stipule dans un même élan qu’il en est le vecteur et la fin. Dans le Christ, tout le créé est ordonné à Dieu. « Tout est créé pour lui ». « Dieu nous a fait connaître le mystère de sa volonté », dit l’épître aux Ephésiens, « ce dessein bienveillant qu’il avait formé en lui par avance, pour le réaliser quand les temps seraient accomplis : récapituler toutes choses sous un seul chef, le Christ, les êtres célestes comme les terrestres » (Ep 1, 9-10). La récapitulation de toutes choses dans le Christ ac-complit l’élection du créé dans le Christ dès avant la création du monde (cf. Ep 1, 4). La prévenance du Christ sur la création implique que l’universalité de la création trouvera en lui sa fin et sa perfection.
Cette ordination universelle du créé détermine, chez saint Paul, une théologie de l’histoire dans laquelle la vie, la souffrance et la mort des hommes sont assumées dans le Christ. L’histoire des hommes devient ainsi celle du règne du Christ et elle trouve son adresse ultime en Dieu. « De même que tous meurent en Adam, tous reprendront vie dans le Christ… Et lorsque toutes choses lui auront été soumises, alors le fils lui-même se soumettra à celui qui lui a soumis toutes choses, afin que Dieu soit tout en tous » (cf. 1 Cor 15, 22. 25. 28). La royauté du Christ donne une cohérence universelle à l’éclatement de l’histoire de tout un chacun ainsi qu’à l’éparpillement de nos engagements dans l’histoire. Rien ne lui échappe !
2. Révélation
Le fait que toute réalité subsiste à partir du Christ, par lui, en lui et pour lui, qualifie la créa-tion comme icône de Dieu, miroir de sa révélation. La créature, et par suite toute l’histoire des hommes, porte l’indice de Dieu. C’est pourquoi, la révélation divine est, en droit et de fait, accessible à tout le monde : elle est universelle. Saint Paul le confesse dès le début de l’épître aux Romains. Personne ne peut se dispenser d’accomplir la volonté de Dieu et de le glorifier. En effet, Dieu et sa volonté sont manifestes car manifestés dans la création. « La colère de Dieu se révèle du haut du ciel contre toute impiété et toute injustice des hommes qui tiennent la vérité captive dans l’injustice ; car ce qu’on peut connaître de Dieu est pour eux manifeste : Dieu en effet le leur a manifesté. Ce qu’il y a d’invisible depuis la création du monde se laisse voir à l’intelligence à travers ses œuvres, son éternelle puissance et sa divinité, en sorte qu’ils sont inexcusables puisqu’ayant connu Dieu, ils ne lui ont pas rendu comme à un Dieu gloire ou action de grâces, mais ils ont perdu le sens dans leur raisonnement et leur cœur inintelli-gent s’est enténébré, dans leur prétention à la sagesse ils sont devenus fous » (Rm 1, 18-22). Cette interpellation concerne tout homme et pas seulement les Juifs ou les Chrétiens. L’Eglise y a lu, au concile Vatican II, le fondement scripturaire de la révélation naturelle . C’est en ce sens aussi que Paul déchiffre la religiosité païenne comme une attente du Christ. Aux Athéniens qui adorent un dieu inconnu, il révèle que ce dieu vénéré dans l’anonymat s’est désormais manifesté en Jésus-Christ (Ac 17, 22-25). Nous avons ici une des pierres d’attente du dia-logue avec les autres religions. Quelles qu’elles soient, elles portent une vérité du Dieu des chrétiens.
Le Christ, de qui procède toute la création et qui la récapitule, conduira la révélation de Dieu à sa plénitude. Son incarnation dans le sein de Marie inaugure une nouvelle visibilité de Dieu. Le Christ est médiateur et plénitude de toute la révélation. « Toutes les promesses de Dieu ont leur oui en Jésus-Christ » (2 Co 1, 20). La récapitulation par le Christ de tout le créé (cf. Ep 1, 9-10) se traduit par une capacité inouïe pour cette création d’attester partout et pour tous (universellement) la vérité de Dieu. Parce que le Christ devient créature, la révélation naturelle de Dieu est portée à son incandescence. L’humanité du Christ est transparente de la divinité ; les paroles humaines et finies qu’il a utilisées disent adéquatement la vérité du Dieu infini. Nous pouvons souligner ici un aspect capital. La théologie paulinienne nous force à comprendre l’universel divin autrement que comme une idéologie abstraite. En Jésus-Christ, nous découvrons l’être concret, la personne historique en qui cet universel peut être atteint sans jamais être étreint. Il y a là une originalité incompressible de la foi chrétienne. La particularité, l’indi-vidualité, la singularité deviennent en Jésus-Christ l’espace où advient et se déploie l’universel. L’universalité de Dieu est désormais repérable dans les limites de notre contingence !
3. Salut
La compréhension paulinienne de notre salut fait apparaître un autre aspect important de l’ap-port de saint Paul à la réflexion sur l’universel. C’est par une personne historique, géographiquement localisée et culturellement située que s’opère le salut universel. Dieu veut que tous les hommes bénéficient de l’événement pascal (mort et résurrection) dans lequel « le Christ Jésus s’est donné en rançon pour tous » (1 Tm 2, 6). Sa mort et sa résurrection sont le nœud qui tient l’histoire des hommes avant et après lui. Ici encore, nous pouvons évoquer la théolo-gie de l’histoire de saint Paul qui ne comprend pas l’histoire de manière linéaire avec un dé-ploiement qui se gagnerait sans cesse sur son indigence. Pour Paul, le Christ, en sa mort et en sa résurrection, fait advenir l’accomplissement du temps, un accomplissement qui attire toute l’histoire passée et d’où sourd toute histoire future. « Quand vint la plénitude des temps, Dieu envoya son fils » (Ga 4, 4). L’universalité du salut signifie, pour Paul, l’accomplissement du salut dans le sens où tout est déjà donné : il faut seulement que chaque homme l’accueille dans la particularité de son histoire et de ses limites.
Cette universalité du salut n’efface pas ce qui pourrait apparaître comme une prérogative de certains sur les autres. Saint Paul rencontre cette prérogative en évoquant, dans l’épître aux Romains, la puissance de l’Évangile pour « le salut de tout homme qui croit, du Juif d’abord aussi bien que du Grec » (Rm 1, 16). Dans cette formulation étonnante et sans doute provocatrice, le « d’abord » ne signifie pas une supériorité (axiologique) du Juif sur le Païen. Ce « d’abord » exprime que l’alliance de Dieu avec les Juifs est ordonnée à sa rencontre avec toute l’humanité. L’universalité du salut n’est pas une abstraction, elle advient dans l’histoire par des médiations contingentes voire défaillantes, puisque le salut passe à tous par les Juifs malgré leur infidélité (cf. Rm 9-11).
L’universalité du salut, nouée dans une théologie de l’histoire qui possède déjà son accomplissement dans le Christ, est une clé d’intelligibilité de la dialectique paulinienne de la loi et de la grâce, des œuvres et de la foi. Dans l’épître aux Romains, par exemple, Paul écrit qu’« Abraham crut en Dieu et ce lui fut compté comme justice … à qui, au lieu de travailler, croit en celui qui justifie l’impie, on compte sa foi comme justice … Ainsi, Abraham devint-il le père de tous ceux qui croiraient sans avoir la circoncision … et le père des circoncis … qui marchent sur les traces de la foi … Quand l’Ecriture dit que sa foi lui fut comptée comme jus-tice, … elle nous visait également, nous qui croyons en celui qui est ressuscité d’entre les morts, Jésus notre Seigneur, livré pour nos fautes et ressuscité pour notre justification. » (Rm 3, 3.5.11.23-25). Je retiendrai de ce texte, dont on peut trouver d’autres parallèles dans les épî-tres de saint Paul (cf. notamment Ga 3, 6), plusieurs éléments. D’abord, l’alliance conclue avec Abraham est ordonnée à la bénédiction de toutes les nations, des incirconcis qui ne sont pas Juifs, c’est-à-dire de tous les hommes. Ensuite, la justification par la foi relève d’une logi-que de la gratuité ; c’est parce que le Christ a déjà payé pour nous libérer de la malédiction de la loi, que la bénédiction d’Abraham peut parvenir aux païens en Jésus-Christ (cf. Ga 3, 13-14). Enfin, le salut est accessible à tous, non en raison d’un mérite obtenu par des œuvres bonnes, mais par une détermination libre et personnelle d’adhésion au Christ, d’acceptation du salut of-fert gratuitement ; c’est la foi. « Maintenant indépendamment de la loi, la justice de Dieu a été manifestée ; la loi et les prophètes lui rendent témoignage. C’est la justice de Dieu par la foi en Jésus-Christ pour tous ceux qui croient car il n’y a pas de différence, tous ont péché et sont privés de la gloire de Dieu mais ils sont gratuitement justifiés par sa grâce, en vertu de la ré-demption accomplie dans le Christ Jésus » (Rm 3, 21-24).
Le croyant échappe ainsi à ses limites en tant qu’elles le distinguent ou le séparent des autres, mais sans toutefois s’en exempter en tant qu’elles sont les traces de son inscription dans l’histoire. Le croyant est comme universalisé dans une histoire qui est celle de l’Election d’Israël et celle du Christ. « Vous êtes tous fils de Dieu par la foi dans le Christ-Jésus. Oui, vous tous qui avez été baptisés en Christ, vous avez revêtu le Christ. Il n’y a plus ni Juifs ni Grecs ; il n’y a plus esclave ni homme libre ; il n’y a plus l’homme et la femme ; car tous, vous n’êtes qu’un en Jésus-Christ. Et si vous appartenez au Christ, c’est donc que vous êtes la descendance d’Abraham ; selon la promesse, vous êtes héritiers » (Ga 3, 27-29).
Tant que nous imaginons que Dieu nous est redevable du salut, qu’il est notre obligé parce que nous avons accompli la loi, le discours de Paul ne nous touche pas parce qu’il ne nous concerne pas. Mais le jour où l’on prend conscience qu’on est bénéficiaire de cette gratuité, c’est différent. Ce qui est acheté et mérité par l’homme est à la mesure de l’homme, c’est-à-dire contingent et limité. En revanche, ce qui est gratuit relève de la mesure de Dieu et nous révèle son universalité. Ce salut, parce qu’il est universel, nul n’en sera exempté, à condition qu’il accueille celui qui s’est fait tout en tous afin que « Dieu lui-même soit tout en tous » (1 Cor 15, 28).
4. Charité
Je voudrais achever cette présentation de l’apport de saint Paul à la compréhension de l’uni-versel en évoquant la charité. Plusieurs de ses textes mettent directement en équation l’exercice de la charité et la plénitude universelle à laquelle celui-ci conduit. Dans la belle hymne de la première épître aux Corinthiens, la charité s’identifie comme ce qui surpasse tout, elle est comme le débordement de l’universalité : on peut tout avoir mais on n’est rien tant qu’on n’a pas la charité. « Quand j’aurais le don de prophétie et que je connaîtrais tous les mystères et toute la science, quand j’aurais la plénitude de la foi, une foi à transporter les montagnes, si je n’ai pas la charité, je ne suis rien. Quand je distribuerais tous mes biens en aumône et livrerais mon corps aux flammes, si je n’ai pas la charité cela ne sert à rien » (1 Cor 13, 2-3). La charité est non seulement l’excès de la plénitude et de la totalité mais, en plus, elle détermine la consistance ontologique et la fécondité pratique du croyant. Sans elle, il n’est rien et tout lui est inutile (« cela ne sert à rien »).
À l’occasion de la collecte en faveur des Eglises les plus démunies, notamment celle de Jéru-salem, Paul souligne que la libéralité et la générosité de ceux qui donnent réfléchissent comme un miroir la charité du Christ qui, pour eux, s’est fait pauvre, de riche qu’il était, afin de les enrichir par sa pauvreté (cf. 1 Cor 8, 9). La gratuité du salut, dont nous avons dit qu’elle était le corollaire de son universalité, se traduit par le souci des Chrétiens pour tous ceux des Eglises sœurs. La charité devient le moyen par lequel Juifs et Païens communient et sont consti-tués en une Eglise universelle, c’est-à-dire catholique. En effet, « si les Païens ont participé au bien spirituel des Saints de Jérusalem qui sont dans la pauvreté, ils doivent à leur tour les servir de leurs biens temporels » (Rm 15, 27).
Le carême est un temps privilégié pour exercer l’aumône. Celle-ci est le visage de la charité du croyant désireux de se convertir au Christ en se tournant vers ses frères. L’aumône signifie et déploie dans notre histoire individuelle la gratuité de notre salut. Etant bénéficiaire de la générosité de Dieu qui me sauve gratuitement, je dois à mon tour être généreux envers tous.
Texte de la conférence de Mme Chantal Delsol :
La question du statut de l’universel :
l’universel comme promesse ou comme programme
Reproduction papier ou numérique interdite.
Cette fondation de l’universel par Saint-Paul, que vient de décrire le Père Ponnou-Delaffon, s’inscrit dans notre histoire où elle se déploie en divers avatars, dont je voudrais ici évoquer quelques points.
L’universalisme, ou cette certitude que les valeurs que nous défendons sont universelles, c’est à dire valables pour toute l’humanité, est déjà pressentie par les Grecs.
A l’époque de la guerre du Péloponnèse, un célèbre discours de Périclès rapporté par Thucydide, décrit Athènes comme « éducatrice de la Grèce ». La vocation d’Athènes consiste à apporter aux villes héllènes une culture démocratique, comme on gratifie d’un cadeau. L’empire athénien, en réalité davantage hégémonie qu’empire, ne visait pas seulement la conquête : il monnayait certains avantages en échange de l’adoption d’un régime libre dans les cités sujettes. Que faisons-nous d’autre, 25 siècles plus tard avec les pays d’Afrique ou d’Asie : une sorte de chantage pour qu’ils adoptent des mœurs que nous considérons comme meilleures pour tous les humains.
Nous n’arrêtons pas d’apporter au monde des « bonnes nouvelles » successives, dont chacune révèle l’une de nos trouvailles. La démocratie de Périclès représentait une « bonne nouvelle » pour les villes grecques où l’on ignorait le statut de citoyen. Le christianisme, une « bonne nouvelle » spirituelle qui annonce la porte ouverte de l’éternité pour tous les hommes de la terre. Le marxisme, la « bonne nouvelle » de l’apparition prochaine d’un homme enfin réconcilié avec lui-même. La déclaration des droits, une « bonne nouvelle » pour l’individu écrasé et méprisé de tous les continents. Le contenu change mais nous défendons toujours un universel.
Comment ne pas trouver là une étrange permanence ?
L’Européen porte cette conviction, lisible au fil des siècles, d’avoir découvert certaines références, et par extension, certaines organisations, valables non seulement pour lui-même, mais surtout, pour l’homme tout court. S’il veut transformer la société, c’est la société des hommes qui l’intéresse, au-delà de la sienne propre. Saint Paul, dont les discours contribuent à fonder l’humanisme européen, s’adresse à l’ensemble du monde connu. Si Thomas More appelle à la justice, si Comenius réclame une généralisation de l’instruction, c’est toujours pour l’humanité, et au nom de principes qui concernent l’humanité toute entière. La Déclaration de 89 n’est pas destinée aux Français. Le Manifeste de Marx s’adresse aux prolétaires de tous les pays. La Déclaration Universelle de 1948 s’adresse à la « famille humaine ».
Nous avons le sentiment –justifié ou non, mais c’est une autre question-, d’être dépositaires de vérités universelles, à charge pour nous de les indiquer et de les transmettre au monde. Et par voie de conséquences, l’idée ou la tentation de conserver pour nous-mêmes nos découvertes, nous apparaît comme une espèce de trahison. C’est voler un brevet que de l’enterrer pour son propre usage, si son utilité ne fait pas de doute. Dans le cadre de l’universalisme, la conquête disparaît derrière la mission.
La permanence historique de l’idée d’universel dans la culture européenne, a été rendue possible par l’idée d’égalité entre les hommes. Par la certitude d’un statut humain universel, déjà amorcée chez les Grecs. Au-delà des particularités et des particularismes, une spécificité ontologique de l’espèce incite les philosophes grecs à se dire « citoyens du monde ». Le christianisme se saisit de cette idée qu’il enracine dans la transcendance, qu’il déploie, et qu’il perpétue historiquement à travers tous les avatars de la culture occidentale.
La question que je poserai ici, en ce temps limité, est celle du statut de cet universel. Ou si vous préférez : quelle est la fonction que nous pouvons lui attribuer ? Quels en sont les bornages ? Que nous permet-il d’attendre dans l’histoire ? Et quelle histoire ? En effet, si cette idée d’universel se transmet au cours du temps, en Occident, d’une époque à l’autre et surtout d’une vision du monde à l’autre (du christianisme jusqu’aux droits de l’homme contemporains en passant par le marxisme), les différentes visions du monde ne lui confèrent pas le même statut. Et surtout, le statut de l’universel change radicalement avec la saison des Lumières.
L’égalité dont parle Saint Paul entre les races, les classes, les sexes, est ontologique : elle concerne l’essence humaine, et relève d’une filiation divine. Les hommes sont tous frères parce qu’ils sont tous fils du même père céleste. Ce caractère ontologique, enraciné dans la transcendance, confère à l’universel le statut d’une espérance. L’égalité existe ontologiquement avant de devenir une norme à réaliser dans l’existence : il convient de traiter également les hommes, parce qu’ils sont égaux de nature. Ainsi le chrétien va-t-il se trouver dépositaire à la fois de la connaissance de cette égalité, et du devoir de la réaliser et de la transmettre. Ainsi voit-on les Chrétiens, au fil du temps, s’organiser pour améliorer la société (par exemple en prenant en charge, avant que les Etats ne le fassent, l’instruction, la santé, la pauvreté). Mais cette élévation des sociétés vers davantage de dignité égale est vue comme un incessant travail historique, jamais achevé, et toujours à l’œuvre.
C’est pourquoi il est absurde de reprocher à Saint Paul de prôner l’égalité ontologique tout en épousant certaines idées de son temps sur l’inégalité des hommes et des femmes. Le statut d’espérance indique un décalage toujours-là (quoique s’amenuisant) entre l’idée et sa concrétisation. Depuis Las Casas prenant la défense des Indiens au XV° siècle, jusqu’au vote des femmes au XX° siècle et jusqu’à nos appels d’aujourd’hui à un meilleur traitement des plus faibles sur tous les continents, toujours est à l’oeuvre la concrétisation paulinienne de l’universel, avec des allées et des venues, des retours en arrière terrifiants, et la certitude de l’inachevé. L’accomplissement définitif de cette réalité ontologique appartient plutôt, pour les chrétiens, à la post-histoire de l’au-delà. Notre histoire terrestre est un chemin de travail et d’attente qui ne porte à cet égard que des fruits incomplets, aléatoires et toujours menacés de retombée.
Avec la saison révolutionnaire, la philosophie des droits laïcise l’égalité de Paul en remplaçant le fondement religieux par un fondement rationnel. La continuité est évidente. Le missionnaire laïc des droits de l’homme hérite de son ancêtre chrétien. Frères en Jésus-Christ ou citoyens du monde, les hommes sont tous complices, parce qu’émergeant du même creuset. L’ « autre » s’apparente à celui que nous appelons « autrui ». Et il existe, par conséquent, un « bien » qui est le même pour tous. Pourtant, le statut de l’universel a changé : enraciné dès lors dans des définitions rationnelles et scientifiques de l’homme, il a cessé d’être une espérance pour devenir un programme. Il convient de le réaliser dans l’histoire humaine, et le plus vite possible. La terreur française de 1793 (la première historiquement, le mot « terreur » acquiert sa signification politique depuis la révolution française) est mise en place en vue de cette réalisation totale et immédiate, et ouvre la voie aux diverses terreurs totalitaires qui s’en réclament clairement et poursuivent le même but : réaliser un universel séance tenante.
Aujourd’hui, au temps des droits de l’homme, la terreur a été abolie, mais l’idée d’universel a pour ainsi dire appris l’impatience. Il suffit de lire dans nos médias comment on pourchasse les injustices ou les inégalités « qui restent ». Tout se passe comme si nous étions en train de construire, là, sous nos yeux, le règne des frères que le christianisme situait au royaume céleste, dans une version immanente déjà annoncée en pointillés au XII° siècle par Joachim de Flore.
Le nouveau statut de l’universel comme programme (et non plus comme espérance), lui confère trois caractéristiques qui découlent de son glissement dans l’immanence :
L’universel doit se réaliser concrètement dans le temps de l’histoire humaine et le plus vite possible.
L’universel, comme programme, ne désigne pas des principes capables de se voir concrétiser différemment par les diverses cultures, mais désigne des expressions politiques, sociales, culturelles précises, que toutes les sociétés du monde devraient adopter pour réaliser la dignité, la justice ou l’égalité considérées comme valables pour tous les hommes. Nous avons tendance à croire que toutes les expressions de notre culture font partie de l’universel qui les porte, autrement dit, nous avons tendance à confondre l’essentiel et le circonstanciel. Le respect de l’être humain devrait alors passer par l’application de nos institutions et de nos mœurs dans leur intégralité. Il faudrait, par exemple, être démocrate à l’occidentale pour respecter les droits de l’homme. Ceux-ci seraient réalisables ici-bas et maintenant par un doux chantage et par des lois internationales.
Enfin, l’universel comme programme empêche ceux qui en portent l’idée, à savoir notamment les Européens, de se donner une identité propre. L’Europe est pour nous plus qu’un lieu, un peuple, une civilisation parmi d’autres. Elle est le creuset à partir duquel pourrait advenir une vie plus humaine pour l’humanité toute entière. Autrement dit, nous la pensons universelle par nature.
Cette idée se déploie depuis Kant et Hegel, jusqu’à Husserl et Patocka. Elle est pour nous, aujourd’hui, opérationnelle.
Kant dans Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolite, affirme que l’Europe est le lieu de la réalisation de la raison, et que, comme creuset de l’universel, « cette partie du monde vraisemblablement donnera un jour des lois à toutes les autres » (9° proposition).
Les philosophes allemands de l’époque définissent l’identité européenne comme l’identité universelle : une synthèse de l’humanisme civilisateur. On retrouve cette idée chez Fichte, Hegel, Schelling. La pluralité des différentes sociétés européennes façonne une unité qui concrétise déjà l’universel humain. Autrement dit, la particularité de l’Europe, c’est l’humanisme universel. Ce qui signifierait que l’Europe n’a pas d’identité particulière.
On trouve par exemple cette idée chez Patocka, disciple tchèque de Husserl : « Comme l’idée de la raison est innée dans l’humanité comme telle, l’esprit européen est en même temps universellement humain. La culture et la civilisation européenne sont universellement valables, à la différence de toutes les autres qui ne sont que particulières, quelques intéressantes qu’elles soient par ailleurs » (Essais Hérétiques, p.57).
Comment pourrait-il y avoir alors une identité européenne ? L’Europe ne peut s’ériger au nom d’une particularité, puisqu’elle est rationnelle/universelle, et parle au nom de toute l’humanité. Si elle affichait une identité propre (par exemple, la chrétienté), cela reviendrait à nier sa nature universelle.
Comment pourrait-on construire une Europe politique, puisque cela signifierait renoncer à l’universel qui est notre marque ? Une entité politique est exclusive des autres entités. Par son identité elle affirme la reconnaissance de la diversité du monde. Comment une Europe politique pourrait-elle en même temps témoigner de l’universel qui gît dans l’esprit européen ? Il y a là une contradiction irrémédiable. Si l’Europe devait créer un Etat correspondant à sa vocation, ce ne pourrait être qu’une monarchie universelle – puisque le citoyen européen ne saurait être que citoyen du monde. Or n’y a-t-il pas là le danger de préfigurer un Etat mondial/despotique ? C’était déjà le danger annoncé par Kant.
Comment parvenons-nous à nous penser universels sans pour autant nous croire supérieurs, sans tomber dans une forme de racisme ? L’idée catastrophique de supériorité ontologique de l’Europe peut disparaître (elle était à l’œuvre au XIX° siècle), sans pour autant laisser place au relativisme, grâce à l’idée de progrès : les autres peuples sont invités ou voués à adopter plus tard les Droits de l’Homme. Le progrès empêche un différentialisme de supériorité. Cette « supériorité » n’est qu’une antériorité. Nous l’effaçons, d’ailleurs, en faisant comme si l’universalité était déjà réalisée : la Turquie pourrait entrer en Europe par anticipation, comme si elle nous avait déjà rejoint dans l’humanisme universel, puisque ce n’est qu’une question de temps. Les autres peuples ne sont pas en Europe, mais ils y seraient déjà en idée, ils sont européens par l’ontologie commune, traduite en programme.
Cela revient à dire que l’Europe ne saurait être particularisée, ne saurait trouver une identité propre, et par conséquent, selon ce point de vue, il n’y a pas d’ « Autre » de l’Europe : sans identité, pas d’altérité. L’Europe n’aurait donc pas de frontières définies (et surtout pas définitives) puisque tous les autres peuples seraient destinés à la rejoindre dans un futur plus ou moins proche. Tel est le sentiment actuel de beaucoup de nos gouvernants, qui, pour honorer ce caractère universel, craignent de définir les limites de l’Europe. Dans l’esprit de nos contemporains, l’Europe ne saurait exister que pour réaliser sa vocation universelle, c’est à dire pour apporter au monde tout ce qui la définit (par exemple un droit international et une justice internationale, une notion universelle des droits de l’homme). Elle n’a donc, clairement, pas de frontière : en tant que particularité, elle n’existe pas. Sa vocation est de défaire les particularités en faisant advenir toutes les autres nations au règne de l’universel dont elle montre la voie.
Je vous avoue que je ne saurais me satisfaire de cet effacement de l’identité européenne, au profit de son caractère ou plutôt de son non-caractère universel. Je ne puis pas croire que la culture européenne soit la seule à devoir ignorer l’altérité, parce qu’elle résumerait l’universel sans autre variante. Je ne peux pas croire que l’Europe, loin d’être une culture avec ses grandeurs et ses tares, soit la seule culture au monde dénuée de particularité et de spécificité.
Mais dans ce cas, quelle est donc la spécificité européenne, autour de laquelle elle trouverait son identité ? Et faudrait-il abandonner l’idée d’universel ?
Je dirais que notre identité réside non pas dans l’universel des droits de l’homme, mais dans la croyance en l’universel des droits de l’homme. L’universel comme programme se veut objectif et pour ainsi dire scientifique, donc justifié de s’imposer partout sans discussions (on ne discute pas le 2 et 2 font 4). Tandis que l’universel comme promesse ne croit pas qu’il sait, mais il sait qu’il croit, et il lui faut convaincre, notamment par le témoignage, et sans impatience. Notre identité, c’est la justification d’un humanisme d’égalité (tous les hommes sont également dignes), et d’un humanisme de royauté (l’homme est le roi de tous les autres vivants par sa dignité spécifique). Nous ne sommes pas l’expression de l’universel (pour reprendre l’exemple précédent, nos démocraties ne sont pas des modèles à exporter), nous ne sommes que les messagers d’une croyance.
Si nous croyons que tous les peuples pourraient porter un jour l’espérance de la philosophie des Droits de l’Homme, parce que tous les hommes sont ontologiquement dignes, nous ne pouvons affirmer que cette philosophie constitue déjà le socle de toutes les cultures. Les autres cultures portent même, dans bien des cas, des fondements contraires à cette philosophie. Il nous faut donc convaincre les autres peuples de la justesse des fondements que nous sommes les seuls à proposer. C’est là ce qui constitue notre identité.
Cela signifie que les racines de la philosophie du respect réclament d’être défendues.
L’ontologie de la dignité égale vaut pour tous les hommes – et c’est pourquoi se justifie l’universalisme. Mais cette ontologie universelle n’est pour l’instant inscrite que dans les soubassements et les mythes originels de la culture occidentale – et c’est pourquoi se justifie notre identité particulière. Notre différence consiste à légitimer l’universel, mais elle reste une différence. Dans notre défense de l’universel, nous sommes particuliers.
L’universel est une promesse. Il n’est pas une conquête, plutôt une quête. Nous ne le réaliserons jamais complètement. Nous pouvons seulement le chercher, et en réaliser des bribes. Nous ne pouvons pas l’imposer (parce que le monde d’ici demeure plein de diversité et de particularités), mais seulement en témoigner pour en gager la vérité par notre propre existence. L’universel reste une espérance de l’espèce introuvable, au sens où Héraclite disait que celui qui n’espère pas, n’atteindra pas l’inespérable.