22 mars 2009, conférence de Carême : « La chair et l’esprit »
Par Mgr Job Getcha, théologien orthodoxe et Mgr Pierre Debergé, théologien.
L’anthropologie et l’herméneutique scrutent depuis deux mille ans les formules denses par lesquelles Paul exprime sa foi biblique et chrétienne en l’unité différenciée de l’être humain, homme et femme. Que disent vraiment ses textes ? Comment peuvent-ils nous guider aujourd’hui pour rencontrer les grandes questions que se posent la théologie et la culture contemporaine ?
Biographies des conférenciers :
Mgr Job Getcha : Né à Montréal (Canada), dans une famille orthodoxe d’origine ukrainienne, l’archimandrite Job Getcha a fait ses études de théologie à Winnipeg (Canada), puis à l’Institut Saint-Serge de Paris où il a soutenu un mémoire de maîtrise en 1998. En 2003, il a soutenu une thèse de doctorat conjoint à l’Institut Saint-Serge et l’Institut Catholique de Paris. Il est professeur d’histoire de l’Église et de liturgie à l’Institut Saint-Serge, où il enseigne depuis 2001, et est également chargé d’un enseignement à l’Institut Supérieur de Liturgie de l’Institut Catholique de Paris. Il est affecté à la paroisse Saint-Serge à Paris, où il exerce son ministère pastoral depuis 2003. Il est membre du conseil de l’Archevêché des paroisses orthodoxes russes en Europe occidentale, du comité mixte de dialogue catholique-orthodoxe en France et du groupe de travail catholique-orthodoxe Saint-Irénée. Il a été doyen de l’Institut de Théologie Orthodoxe Saint-Serge à Paris de 2005 à 2007.
Mgr Pierre Debergé : Mgr Pierre Debergé est originaire des Landes où il est né en 1956. Il a fait ses études à Rome où il a obtenu un doctorat en théologie et une licence en sciences bibliques. Il a été ordonné prêtre pour le diocèse d’Aire et Dax en 1981. Il est également diplômé de l’Université hébraïque de Jérusalem. Après avoir exercé diverses responsabilités pastorales à Mont-de-Marsan, il enseigne au séminaire de Dax et de Bayonne. Depuis 1995, il est professeur à la Faculté de Théologie de l’Institut Catholique de Toulouse dont il a été doyen entre 1999 et 2004, Il est Recteur de l’Institut Catholique de Toulouse depuis mars 2004. Mgr Debergé a écrit de nombreux ouvrages dont plusieurs sur Saint Paul, notamment en 2008 : « Saint Paul, l’évangile de la liberté » (éditions Paroles et Silence).
Pour mémoire : Chaque dimanche de Carême, des personnalités catholiques ou non, (historien, théologien, philosophe ou bibliste) s’expriment, dans le respect mutuel, sur l’actualité du témoignage et des écrits de Paul dans la culture contemporaine.
« La chair et l’esprit »
– Lire le discours d’introduction de Mgr Jérôme Beau
Tous les textes des conférences ont été publiés le 5 avril 2009 aux éditions Parole et Silence.
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Conférence de Carême : le débat au Collège des Bernardins
Texte de la conférence de l’Archimandrite Prof. Dr. Job Getcha :
Antagonisme paulinien, héritage patristique
Reproduction papier ou numérique interdite.
Dans une hymne byzantine faisant l’éloge des exploits ascétiques des saints moines ou des saintes moniales, l’Eglise orthodoxe clame :
« En toi, vénérable père (ou mère), la divine image se reflète exactement. Afin de lui ressembler, tu as pris ta croix et tu as suivi le Christ ; et par ta vie tu nous apprends à mépriser la chair, qui passe et disparaît, pour nous occuper plutôt de l’âme, qui vit jusqu’en la mort et au-delà... ».
Cette hymne, reflétant assez fidèlement l’image que l’on se fait communément de l’ascèse chrétienne, semble inciter les chrétiens à « mépriser la chair, qui passe et disparaît » et à s’occuper « plutôt de l’âme, qui vit jusqu’en la mort et au-delà... », entraînant chez certains un certain mépris, du moins un certain malaise, vis-à-vis du corps. Par contre, l’anthropologie chrétienne traditionnelle a toujours maintenu une vision holistique de l’homme unissant le corps et l’âme. D’où le paradoxe qu’avait souligné Mircea Eliade :
« Quel paradoxe ! Les Grecs [païens] qui […] aimaient la vie, l’existence incarnée, la forme parfaite, avaient comme idéal de survie la survie de l’intellect pur (l’esprit, noûs). Les chrétiens qui, apparemment, sont des ascètes et méprisent le corps, soulignent la nécessité de la résurrection du corps et ne peuvent concevoir la béatitude paradisiaque sans l’union de l’âme et du corps » .
D’où plusieurs questions qui se posent aux chrétiens d’aujourd’hui qui vivent à une époque où la psychologie contemporaine rappelle l’unité psychosomatique de l’homme. La tradition chrétienne aurait-t-elle repris le langage séparatiste du platonisme, ayant tendance à opposer l’âme et le corps ?
Si à la suite de Platon qui disait : « L’âme est l’homme » , pour beaucoup de penseurs grecs, le corps était considéré comme une prison pour l’âme, et c’est pourquoi l’âme devait en être délivrée, ceci n’est pas le cas de la tradition chrétienne car, comme aimait le rappeler le théologien orthodoxe Georges Florovsky, une âme sans un corps n’est pas un homme : c’est un fantôme ! Et bien avant lui, Justin le Martyr écrivait au 2e siècle : « L’âme est-elle par elle-même la personne ? Non, c’est simplement l’âme de la personne. Appelons-nous le corps la personne ? Non, nous l’appelons le corps de la personne. De sorte que la personne n’est aucune de ces choses en soi, mais elle est le tout unique formé ensemble par les deux » .
L’anthropologie chrétienne traditionnelle affirme par ailleurs non seulement l’immortalité de l’âme, mais aussi, et plus fondamentalement, la résurrection du corps. N’oublions jamais que le christianisme, à la différence de toutes les autres religions et philosophies, se fonde sur deux événements essentiels qui se sont passés « dans la chair » : l’incarnation et la résurrection du Fils de Dieu.
Combattant les gnostiques qui dénigraient le corps, Irénée de Lyon affirmait clairement au 2e siècle : « La preuve est faite que c’est bien la chair qui subit la mort : une fois l’âme sortie, la chair devient sans souffle et sans vie et se dissout peu à peu dans la terre d’où elle a été tirée. C’est donc bien elle qui est mortelle ». Cependant, se référant à l’Apôtre Paul, il ajoute une précision : « C’est également d’elle que l’Apôtre dit : ‘Il vivifiera aussi vos corps mortels’ (Rm 8, 11). C’est pourquoi il dit à son sujet dans la première aux Corinthiens : ‘Ainsi en va-t-il pour la résurrection des morts : semée dans la corruption, la chair ressuscitera dans l’incorruptibilité’ (1 Co 15, 42) » .
Comment comprendre alors le mépris du charnel et la louange du spirituel que semblent véhiculer certains textes de la tradition chrétienne ? Le but de notre brève conférence d’aujourd’hui est de nous pencher sur l’opposition entre la chair et l’esprit qui apparaît dans les épîtres de Paul et de son influence sur la tradition chrétienne ultérieure.
L’antagonisme chair-esprit chez l’Apôtre Paul
Avant d’aborder l’opposition que fait l’Apôtre Paul de la chair à l’esprit, il faut noter d’emblée que l’Apôtre des nations distingue la chair (sarx) du corps (sôma). Pour lui, le corps (sôma) caractérise l’homme dans sa proximité avec Dieu alors que la chair (sarx) désigne l’homme dans son éloignement d’avec Dieu. Ceci est fondamental.
C’est ainsi qu’il parlera du corps comme du temple de l’Esprit saint : « ne savez-vous pas que votre corps (sôma) est le temple du Saint Esprit qui est en vous et qui vous vient de Dieu, et que vous ne vous appartenez pas ? (1 Co 6, 19). Par contre, pour Paul, la chair n’est pas purement et simplement identique au corps ; elle désigne la nature humaine en tant qu’elle s’oppose à Dieu, lorsqu’elle est infectée par les passions. Ainsi, il écrit, par exemple : « quand nous étions dans la chair (sarx), les passions pécheresses, se servant de la loi, agissaient en nos membres, afin que nous portions des fruits pour la mort » (Ro 7, 5).
C’est donc cette chair qu’aux yeux de Paul le Christ va assumer afin de la guérir : « Ce qui était impossible à la loi, car la chair la vouait à l’impuissance, Dieu l’a fait : à cause du péché, en envoyant son propre Fils dans la condition de notre chair de péché, il a condamné le péché dans la chair, afin que la justice exigée par la loi soit accomplie en nous, qui ne marchons pas sous l’empire de la chair, mais de l’Esprit » (Ro 8, 3-4).
Pour ce qui est du dualisme chair-esprit, il faut dire que contrairement aux gnostiques qui avaient hérité d’une conception épicurienne, considérant le corps comme quelque chose de mauvais en soi et opposé à l’âme, les écrivains du judaïsme tardif et du Nouveau Testament opposeront deux principes : celui du mal qui mène à la mort et celui du bien qui mène à la vie. C’est ainsi que, faisant écho à certains textes qumrâniens, la Didaché parlera des « deux voies, l’une de la vie, l’autre de la mort ».
Nous retrouvons donc chez Paul un dualisme d’un autre ordre que celui du gnosticisme ou du paganisme : un dualisme moral, qui oppose la chair à l’esprit. Bien que s’apparentant superficiellement au dualisme païen entre l’âme et le corps, entre la pureté et l’impureté, cet antagonisme paulinien d’ordre moral est l’héritage de l’opposition, dans le judaïsme, de ce qui est terrestre à ce qui est céleste (voir, par exemple, chez Paul, la notion des deux Adam), et qui opposera l’expérience de l’Esprit Saint donné aux chrétiens et conduisant à la sainteté, à l’expérience de la chair qui conduit au péché. Dans cette perspective, « la chair » désigne davantage la créature qui compte sur elle-même et non sur Dieu, et caractérise le monde qui vit selon l’esprit du mal.
On trouve dans les épîtres de Paul le combat de la chair et de l’esprit à deux occasions : une première fois dans l’épître aux Romains et une seconde fois dans l’épître aux Galates.
D’une part, dans les septième et huitième chapitres de l’épître aux Romains, Paul parle de la chair et de l’esprit en l’homme comme de deux principes de vie et de mort : « En effet, sous l’empire de la chair, on tend à ce qui est charnel, mais sous l’empire de l’Esprit, on tend à ce qui est spirituel : la chair tend à la mort, mais l’Esprit tend à la vie et à la paix » Ro 8, 5). L’homme peut vivre selon la chair : tel est la conséquence du péché. Mais il doit vivre selon l’esprit, grâce à la mort du Fils dans la chair qui a anéanti la mort et le péché et au don du Saint-Esprit qui habite en nous : « Or vous, vous n’êtes pas sous l’empire de la chair, mais de l’Esprit, puisque l’Esprit de Dieu habite en vous. Si quelqu’un n’a pas l’Esprit du Christ, il ne lui appartient pas.
Si Christ est en vous, votre corps (sôma), il est vrai, est voué à la mort à cause du péché, mais l’Esprit est votre vie à cause de la justice » (Ro 8, 9-10). C’est alors que Paul affirme clairement la résurrection à laquelle le corps est appelé : « Et si l’Esprit de celui qui a ressuscité Jésus d’entre les morts habite en vous, celui qui a ressuscité Jésus-Christ d’entre les morts donnera aussi la vie à vos corps (sômata) mortels, par son Esprit qui habite en vous » (Ro 8,11).
D’autre part, dans le quatrième chapitre de l’épître aux Galates, Paul présente les chrétiens comme les fils d’Abraham nés de Sara selon l’esprit, et non pas nés d’Agar selon la chair. De là en découle deux mondes : le monde charnel au sein duquel le péché s’est multiplié sous la Loi, et le monde spirituel au sein duquel se développe tout ce qui est bien par le don du Saint-Esprit. « On les connaît », dit-il, « les œuvres de la chair : libertinage, impureté, débauche […] ; mais voici le fruit de l’Esprit : amour, joie, paix, patience, bonté, bienveillance, foi » (Ga 5, 19.22) L’homme peut vivre selon la chair, mais doit vivre selon l’Esprit : « Celui qui sème pour sa propre chair récoltera ce que produit la chair : la corruption. Celui qui sème pour l’Esprit récoltera ce que produit l’Esprit : la vie éternelle » (Ga 6, 8).
« Écoutez-moi : marchez sous l’impulsion de l’Esprit et vous n’accomplirez plus ce que la chair désire » (Ga 5, 16). C’est dans ce contexte d’ordre moral, et seulement dans celui-ci, que Paul fera naître au sein du christianisme l’antagonisme entre la chair et l’esprit : « Car la chair, en ses désirs, s’oppose à l’Esprit, et l’Esprit à la chair ; entre eux, c’est l’antagonisme ; aussi ne faites-vous pas ce que vous voulez » (Ga 5, 17).
L’antagonisme chair-esprit chez les Pères de l’Eglise
Cet antagonisme paulinien de la chair et de l’esprit sera abondamment repris par les Pères de l’Eglise et la tradition chrétienne ultérieure.
Cependant, Irénée, évêque de Lyon au 2e siècle et ardent combattant du gnosticisme, soulignera que ce combat est d’ordre moral et ne vise aucunement le corps de l’homme en tant que tel, le christianisme ne pouvant tenir le corps en aversion :
« Comme dit l’Apôtre dans son épître aux Colossiens : ‘Faites donc mourir vos membres terrestres…’ (Col. 3, 5) Quels sont-ils ces membres ? Lui-même les énumère : ‘la fornication, l’impureté, les passions, la convoitise mauvaise et l’avarice qui est une idôlatrie » (Col 3,5). Voilà ce dont l’Apôtre prêche le rejet, et c’est à propos de ceux qui commettent de tels actes qu’il affirme qu’ils ne peuvent, comme n’étant que ‘chair et sang’, hériter du royaume des cieux : car leur âme, pour avoir incliné vers ce qui est inférieur et être descendue vers les convoitises terrestres, est désignée par ces noms mêmes de ‘chair’ et de ‘sang’. Et c’est tout cela que l’Apôtre nous commande une nouvelle fois de rejeter, lorsqu’il dit dans la même épître : ‘Ayant dépouillé le vieil homme avec ses pratiques’ (Col. 3,9) Ce disant, il n’entend nullement répudier l’antique ouvrage modelé : sans quoi nous devrions nous tuer et rompre tout lien avec la vie d’ici-bas ! » .
Journaliste monastique avant l’heure, Cassien le Romain consacrera entièrement à cet antagonisme paulinien la quatrième de ses conférences qu’il rédigea au 4e siècle pour les communautés qu’il venait de fonder à Marseille. Etant interrogé sur la raison de la lutte entre la chair et l’esprit évoquée par l’apôtre Paul en Galates 5,17, Cassien met dans la bouche d’Abba Daniel la réponse suivante. Dans ce passage, la chair désigne non pas l’homme lui-même, mais « la volonté de la chair et les mauvais désirs, tout de même que l’esprit ne désigne rien de substantiel, mais les bonnes et spirituelles aspirations ».
Il en résulte « une guerre intestine et de tous les jours : la concupiscence de la chair se précipite impétueusement au vice et se plaît aux délices d’un repos terrestre ; la concupiscence de l’esprit s’y oppose, au contraire, et désire vivement d’appartenir tout entière à la pensée des choses de Dieu » . Selon lui, cette lutte est voulue par Dieu pour nous rendre meilleurs : « La guerre qu’une disposition du créateur allume en nous a d’une certaine manière son utilité : elle nous excite, elle nous force à devenir meilleurs ; et si elle venait à cesser, on lui verrait succéder une paix funeste » . Il est intéressant de noter que de ce combat, selon Cassien, doit résulter non pas la victoire de l’un sur l’autre, mais un équilibre entre la chair et l’esprit afin d’éviter les excès de l’une et de l’autre : « Du combat suit l’équilibre ; entre les deux excès, la voie des vertus est ouverte, sage et modérée, voie royale pour conduire les pas des soldats du Christ ».
Nous pourrions passer en revue beaucoup d’autres éminentes figures de la tradition patristique, mais le temps qui nous est imparti ne nous le permet pas. Mais les résultats seraient toujours les mêmes : lorsque les Pères dénigrent la chair, c’est toujours dans une perspective morale, y dénonçant les vices, comme le fait Grégoire le Théologien lorsqu’il s’exclame au 4e siècle : « Chair pernicieuse, racine des vices aux multiples formes […], amie du monde qui nous entraîne vers les choses d’en bas […] adversaire de la vie céleste […] » , et non pas en tant que partie constitutive de l’homme, étant conscient que c’est bien la chair que le Christ « a unie avec la divinité pour me sauver » . Ainsi, à la suite de Paul, l’écrivain monastique byzantin du 11e siècle, Nicétas Stetathos considèrera que le but de la vie spirituelle est de « nous faire spirituels de charnels que nous étions » .
Une réalité ambiguë
Ayant pour fondement l’incarnation et la résurrection, le christianisme ne saurait donc pas dénigrer le corps au profit de l’âme, mais envisage plutôt un combat visant à trouver l’équilibre entre la chair et l’esprit. C’est donc dans une perspective morale que la tradition chrétienne nous enseigne, à la suite de l’Apôtre Paul, de « Mépriser la chair, qui passe et disparaît » et de s’occuper « plutôt de l’âme, qui vit jusqu’en la mort et au-delà... », et non dans une perspective ontologique, étant tout aussi consciente que Paul de la vocation de l’homme, corps et âme, à ressusciter. D’où une réalité antinomique, voire ambiguë, du corps, objet des vices mais aussi germe de la résurrection, déjà soulignée au 7e siècle par l’abbé du Sinaï, Jean Climaque :
« Comment vaincre celui que la nature me porte à aimer ?
Comment me libérer de celui auquel je suis lié pour l’éternité ?
Comment anéantir ce qui doit ressusciter avec moi ?
Comment rendre incorruptible ce qui a reçu une nature mortelle ?
Comment opposer de bons arguments à celui qui tient les siens de la nature ?
Car il est à la fois un allié et un ennemi, un aide et un rival, un défenseur et un traître. Si je le ménage, il me fait la guerre. Si je l’épuise, il devient sans force. Quand je le laisse tranquille, il se conduit mal. Si au contraire je le tourmente, il ne peut le supporter. Si je le contriste, je suis en danger. Si je lui porte un coup décisif, je n’ai plus de quoi acquérir les vertus. Tout ensemble, je l’embrasse et je me détourne de lui. Quel est donc ce mystère en moi ? Que signifie ce mélange ? Pourquoi suis-je ainsi ami et ennemi de moi-même ? »
Sauvé par le Christ, illuminé par l’Esprit Saint, l’homme est invité à transfigurer la chair (sarx) en corps (sôma) de gloire. Car comme l’a si bien dit l’Apôtre des nations, « Pour nous, notre cité se trouve dans les cieux, d’où nous attendons ardemment comme sauveur, le Seigneur Jésus-Christ, qui transfigurera notre corps humilié pour le rendre semblable à son corps de gloire, avec la force qui le rend capable aussi de tout soumettre à son pouvoir » (Phil. 3, 20-21).
Conférence de Mgr Pierre Debergé
Marchez sous l’impulsion de l’Esprit (Ga 5,16)
Reproduction papier ou numérique interdite.
Merci Monseigneur d’avoir souligné avec autant de finesse que la tension entre la chair et l’esprit qui traverse l’œuvre de Paul n’a rien à voir avec le mépris des réalités corporelles, mais qu’elle est essentiellement d’ordre moral, la chair désignant « l’être humain dans son éloignement de Dieu », « la nature humaine en tant qu’elle s’oppose à Dieu ».
Si je reviendrai à la fin de cet entretien sur ce qui vient d’être développé, c’est un autre aspect de la chair qui conduira ma réflexion. Car, dans les épitres de Paul, la chair désigne d’abord la condition humaine, sans qu’il faille y voir une quelconque dimension négative. On en a l’illustration dans cette déclaration de Paul aux Galates : « Ma vie présente, je la vis dans la chair » (Ga 2,20) comme dans ce passage de l’épître aux Romains où il est dit de l’Evangile de Dieu qu’il « concerne son Fils, issu selon la chair de la lignée de David (Rm 1,3) .
Or, au cœur de la condition humaine, comprise dans ses dimensions anthropologique, sociale ou corporelle, Paul annonce l’œuvre de l’Esprit qui actualise le salut reçu de la mort et de la résurrection du Christ. Au cœur des relations humaines, il proclame l’œuvre de l’Esprit qui réalise l’unité des baptisés et façonne l’Église comme Corps du Christ : Car, proclame Paul dans la 1ère épître aux Corinthiens, nous avons tous été baptisés dans un seul Esprit, pour être un seul corps, Juifs ou Grecs, esclaves ou hommes libres, et nous avons tous été abreuvés d’un seul Esprit » (1 Co 12,12-13).
En évoquant cette transformation des rapports humains et sociaux entre Juifs et Grecs, esclaves et hommes libres - qui forment désormais un seul corps parce qu’ils ont été baptisés dans un seul Esprit -, Paul met en lumière le monde nouveau né de la mort et de la résurrection du Christ, en même temps qu’il indique un des lieux privilégiés de l’action de l’Esprit du Ressuscité. Pour en saisir la portée, il faut se souvenir que, dans le monde gréco-romain, l’identité se fondait sur des acquis religieux, politiques, sociaux et économiques. Or, à partir de ce qu’il lui a été donné de se voir « révéler » sur le chemin de Damas (Ga 1,15-16), Paul se fait le héraut d’une anthropologie nouvelle où « l’autre n’est plus considéré dans sa différence, ainsi que le faisaient les Grecs et les Juifs, mais comme un « semblable » dans le Christ. »
À l’opposé de l’humanité ancienne, soumise à la domination du péché et scindée en groupes antagonistes, l’humanité sauvée se caractérise donc par la reconnaissance de la grandeur de chaque être humain, déclaré, en Jésus Christ, « fils adoptif » de Dieu (Rm 8,15 ; Ga 4,5), participant d’une fraternité et d’une communion à recevoir en même temps qu’à construire (Ph 2,1-11).
De toutes les relations constitutives de la condition humaine, il en est une qui est particulièrement concernée par cette annonce de la réconciliation de l’humanité en Christ : c’est celle de l’homme et de la femme. Preuve en est cette déclaration de l’épître aux Galates : « Oui, vous tous qui avez été baptisés en Christ, vous avez revêtu Christ. Il n’y a plus ni juif, ni grec ; il n’y a plus ni esclave ni homme libre ; il n’y a plus l’homme et la femme (litt. Ni mâle ni femelle, Gn 1,27) ; car tous, vous n’êtes qu’un en Jésus-Christ » (Ga 3,27-28). Dans une société où la femme était considérée comme mineure sur le plan religieux et inférieure en droit, Paul proclame ici la commune dignité de l’homme et de la femme qui participent des mêmes droits et des mêmes devoirs.
En affirmant qu’il n’y a plus désormais l’homme et la femme, Paul tire également toutes les conséquences de la mort et de la résurrection du Christ. Il reconnaît qu’elles ont mis fin à la rupture originelle qui avait abouti à leur aliénation mutuelle. On se souvient en effet que, pour l’auteur du livre de la Genèse, la perversion des rapports entre l’homme et la femme avait été une des premières conséquences de la rupture avec Dieu : « Ta convoitise te poussera vers ton mari et lui dominera sur toi » (Gn 3,16). La relation entre l’homme et la femme, faite dans un premier temps d’émerveillement et d’attention mutuelle (Gn 2,21-25), était devenue une relation d’instinct et de passion, marquée par la double faille de la convoitise et de la domination. Or, Paul en est certain : rétablis en Christ dans leur vocation d’ « image et ressemblance de Dieu » (Gn 1,26-28), l’homme et la femme peuvent, enfin, exister dans l’accueil de leur différenciation sexuelle qui n’est plus un lieu d’antagonisme et de rivalité mais d’enrichissement mutuel.
En conséquence, dans des mondes culturels et religieux où l’on considérait que la femme appartenait à son mari, Paul enseigne non seulement que l’homme et la femme ne peuvent exister indépendamment l’un de l’autre (1 Co 11,11-12) mais que les liens conjugaux sont un des lieux majeurs où, dans la dépendance mutuelle (1 Co 7,4), chacun se reçoit de l’autre. En indiquant que la relation entre le mari et son épouse ne peut plus être déterminée par des réflexes de supériorité mais par une attitude de dépossession, d’abandon et de « soumission » réciproque, la lettre aux Ephésiens est un bel exemple de la manière dont la tradition paulinienne poursuivra l’œuvre théologique et éthique de Paul (Ep 5,21-33). Le mariage y est élevé au rang de sacrement de l’amour du Christ pour l’Eglise, et l’amour du Christ pour l’Eglise y est présenté comme le modèle des liens conjugaux.
Membres du Corps du Christ, l’homme et la femme n’existent désormais que d’être mis en relation l’un avec l’autre, dans la reconnaissance qu’ils appartiennent, inséparablement mais différemment, au même Corps. C’est la raison pour laquelle, dans les épîtres pauliniennes, le rappel de la commune dignité de l’homme et de la femme est toujours accompagné de celui de la nécessaire complémentarité de leurs natures, de leur rapport au monde et de leurs responsabilités.
Car l’abolition des rapports de force n’implique pas un nivellement des différences, encore moins une suppression de l’altérité. Au contraire, en Christ, et de par l’œuvre de l’Esprit du Ressuscité, non seulement la différence entre l’homme et la femme n’est pas effacée, mais elle est restaurée pour qu’ils redeviennent ensemble le signe privilégié de la manière dont Dieu aime.
Cette présence créatrice et salvifique de l’Esprit du Ressuscité, au cœur de l’existence humaine, apparaît également dans un passage de la première épître aux Corinthiens où Paul répond à des chrétiens qui, dans l’attente du retour du Seigneur, estimaient que le corps, comparé aux réalités spirituelles, n’a pas de grande valeur et que l’on peut en user en toute liberté puisqu’en Christ « tout est permis » (1 Co 6,12). Or, que fait Paul ? Il commence par admettre la formule des Corinthiens : « Tout m’est permis », pour la corriger ensuite par deux restrictions : « Mais tout ne me convient pas ; moi je ne me laisserai pas asservir par rien. » Suit un long développement où l’apôtre opère une distinction entre le ventre où vont les aliments qui sont périssables et le corps qui « n’est pas pour la débauche », car « il est pour le Seigneur et le Seigneur est pour le corps » (1 Co 6,13). Une distinction apparaît ici entre le corps, réduit à sa dimension biologique, et le corps, compris comme le lieu d’une présence divine.
Dans le premier cas, le corps risque d’être instrumentalisé. Dans le second, on lui reconnaît une appartenance et une relation qui fondent sa dimension divine. C’est ce que Paul expose lorsqu’il enseigne aux chrétiens de Corinthe qu’ils sont, par leur corps, « membres du Christ », avant d’ajouter : « Ne savez-vous pas que votre corps est le temple du Saint Esprit de Dieu qui est en vous et qui vous vient de Dieu ? » (1 Co 6,19). A l’illusion de croire qu’il serait sans conséquence d’engager son corps dans une relation sexuelle qui serait seulement charnelle, Paul oppose ici un argument de taille : « Temple du Saint Esprit de Dieu », le corps est habité par la sainteté divine. C’est la raison pour laquelle la sexualité ne peut être réduite à une simple fonction biologique comme l’alimentation. C’est aussi pour cela que la débauche est d’abord un péché contre le corps, car elle porte atteinte à sa dignité en ne reconnaissant pas qu’il est fait pour le Seigneur - donc promis à la Résurrection -, et qu’il est le temple de l’Esprit saint.
_ Voilà qui montre qu’il n’y a pas chez Paul de mépris du corps ou de la sexualité, mais le refus d’une « sexualité instrumentalisée, séparée de l’ordre de la présence » . Car en niant le corps comme « Temple de l’Esprit Saint », c’est sa dimension divine que l’on refuse, et donc la présence de l’Esprit créateur et sauveur qui permet de se situer dans une juste relation à son corps et à celui de l’autre.
A la lumière de ces quelques réflexions, on comprend pourquoi, lorsqu’elle est comprise comme volonté de s’affranchir de toute forme de dépendance divine - comme l’a si bien montré Mgr Getcha - la chair, dans les épîtres pauliniennes, est toujours présentée dans un rapport d’opposition avec l’Esprit, puisque l’Esprit de Dieu a précisément pour fonction d’actualiser dans le cœur des baptisés l’œuvre salvifique du Christ (Rm 8,3-17 ; Ga 3,1-5 ; 5,13-25). Pour Paul, à l’opposé des déchéances meurtrières auxquelles conduit le refus de toute forme de dépendance divine : « Libertinage, impureté, débauche, idolâtrie, magie, haines, discordes, jalousies », l’Esprit arrache la chair au péché et aux passions qui l’habitent pour lui faire porter le fruit de l’Amour dont l’apôtre énumère les principales manifestations : « Joie, paix, patience, bonté, bienveillance, foi, douceur, maîtrise de soi » (Ga 5,19-23).
Parce qu’il « a été répandu dans nos cœurs par l’Esprit Saint qui nous a été donné » (Rm 5,5), comme on peut le lire dans l’épître aux Romains, l’amour est en effet la première des manifestations de l’œuvre de l’Esprit dans le cœur du baptisé. Expression de l’Amour éternel qui unit le Père et le Fils, il donne aux disciples du Christ d’entrer dans le mouvement même de la vie trinitaire. Face à l’orgueil humain et à la suffisance, ou au danger d’une existence qui se construirait dans le refus de l’autre, il inscrit la condition humaine sous le régime de la filiation et de la fraternité : « Vous n’avez pas reçu un esprit qui vous rende esclaves et vous ramène à la peur, écrit Paul toujours dans l’épître aux Romains, mais un Esprit qui fait de vous des fils adoptifs et par lequel nous crions : Abba, Père (Rm 8,15).
A la source de la prière chrétienne, l’Esprit du Ressuscité envahit donc la vie des baptisés pour qu’ils se reçoivent de Dieu, comme du Père qui, seul, peut les faire naître à eux-mêmes. Aussi cette invocation : « Abba, Père » n’a-t-elle toute sa vérité que lorsqu’elle est prononcée dans l’accueil de la fraternité et de la communion reçues du Christ (Ep 2,17-18). Bref, si l’Esprit du Ressuscité est donné, c’est toujours pour inscrire au cœur de l’existence humaine, de manière intime et personnelle, le mystère de Pâques, et pour conduire à la véritable liberté, celle qui naît de l’Amour et se vit dans l’Amour.
Vous l’aurez compris, là où l’on pense habituellement opposition entre la chair et l’esprit, Paul annonce la réconciliation de l’humanité avec sa condition humaine, donc avec la chair dont elle est issue et qui la caractérise. Pour ceux qui acceptent de se laisser conduire par l’Esprit du Ressuscité, c’est un chemin de transformation qui s’ouvre. Au cœur des réalités humaines, il se caractérise, nous l’avons vu, par l’attention à chaque être humain considéré, en Jésus-Christ, comme un frère, et cela contre toutes les formes de discrimination ou d’exclusion : « Il n’y a plus l’esclave et l’homme libre, le païen et le juif » ; par le respect du corps reconnu comme « temple du Saint Esprit de Dieu » ; par la nécessaire qualité de la relation homme-femme. Une, l’humanité ne peut l’être en effet qu’en accueillant le masculin et le féminin qui la constituent Mais encore faut-il que l’on ne confonde pas dignité commune de l’homme et de la femme et identité commune, et qu’on invente des partenariats ou des collaborations qui respectent la manière différente dont chaque sexe incarne l’universel humain. Ne pas s’en préoccuper ou nuire à la qualité de la relation homme-femme, c’est porter atteinte à l’image de Dieu inscrite au cœur de l’être humain, et c’est fausser le lien qui unit l’homme et la femme à la création qui leur a été confiée (Gn 1,26-27).
Chacun, à la lecture des épîtres pauliniennes, est ainsi renvoyé à la grandeur de la condition humaine et au sérieux de son histoire, reconnue en Christ comme histoire sacrée. Dans l’attente du retour du Seigneur, qui détermine une manière particulière de se situer dans « ce monde qui passe » (1 Co 7,31) mais qui fonde surtout la possibilité de penser un monde qui ne se ferme pas sur lui-même, une histoire humaine non clôturée, donc ouverte à une espérance. Une histoire où chacun, dans l’accueil de l’œuvre de l’Esprit, est invité à grandir dans la liberté reçue du Christ mort et ressuscité, la seule qui rende véritablement libre ! Si elle nous réconcilie avec notre chair - comprise comme condition humaine -, elle nous libère de la chair - comprise comme refus de Dieu ou du frère - qui nous empêche d’être pleinement ajustés à notre vocation de fils de Dieu et de frères. Indissociable de l’œuvre de l’Esprit Saint, en substituant à la présence angoissante d’un « tu dois » celle d’un « tu peux », la liberté reçue du Christ, comme on peut le lire dans ce magnifique passage de l’épître aux Galates, nous rend capable d’aimer : « Vous frères, c’est à la liberté que vous avez été appelés. Seulement que cette liberté ne donne aucune prise à la chair ! Mais par l’amour mettez-vous au service les uns des autres. Car la loi tout entière trouve son accomplissement en cette unique parole : ‘Tu aimeras ton prochain comme toi-même’ (…) Marchez sous l’impulsion de l’Esprit et vous n’accomplirez plus ce que la chair désire » (Ga 5,13-16).