29 mars 2009, conférence de Carême : « Religion et politique »
Par Mme Marie-Françoise Baslez, historienne et le Pasteur Claude Baty, président de la Fédération protestante de France.
La situation historique de Paul et sa foi l’ont conduit à prendre position dans la question politique, voire théologico-politique. Comment sa réflexion nous concerne-t-elle aujourd’hui après tant d’avatars historiques du christianisme et au seuil d’un nouveau millénaire chrétien si différent ?
Biographie des conférenciers :
Marie-Françoise Baslez est ancienne élève de l’École normale supérieure. Agrégée d’histoire, elle est actuellement professeur d’histoire ancienne à l’Université de Paris XII, où elle dirige une équipe de recherche sur Le christianisme antique dans son environnement. Elle anime un séminaire de recherche à l’École normale supérieure sur les religions et les sociétés de l’Orient gréco-romain, consacré aux structures et au statut des communautés religieuses et à leur constitution en réseaux. Elle enseigne également l’histoire des débuts du christianisme aux Facultés jésuites de Paris. Sa biographie historique "Saint Paul", publiée en 1991 et régulièrement rééditée, est considérée par les spécialistes comme un ouvrage de référence. Parmi ses publications récentes, on note une réédition augmentée de la biographie de 1991, « Saint Paul, artisan du monde chrétien »(Fayard), « Bible et histoire. Judaïsme, hellénisme, christianisme » (Folio Histoire), « Comment notre monde est devenu chrétien » (CLD). Elle a reçu le prix Chateaubriand 2007 pour « Les persécutions dans l’Antiquité » (Fayard).
Le Pasteur Claude Baty est né 1947, en Charente-Maritime. Il est titulaire d’une maîtrise en théologie et certificat d’études bibliques obtenu en 1971 à l’Institut catholique de Paris. En 1972, il est envoyé en mission au service de l’Église évangélique du Congo. Parallèlement à ses activités pastorales à Orthez puis à l’Église évangélique libre de Paris-Alésia, Claude Baty présidera seize ans la commission synodale de l’Union des Églises évangéliques libres de France, de 1983 à 1999. Il assume aussi la présidence du Comité français de Lausanne, qui est un lieu de dialogue en vue de l’évangélisation, de 1993 à 2003. Son intérêt pour la Bible lui fait accepter la présidence de l’Alliance biblique française en 1997 et celle de la Commission biblique de la Fédération protestante de France en 2000. En juillet 2007, il devient président de la Fédération protestante de France. Claude Baty est marié et père de deux enfants.
« Religion et politique »
– Télécharger le discours d’introduction du Cardinal André Vingt-Trois
Tous les textes des conférences ont été publiés dès le 5 avril 2009 aux éditions Parole et Silence.
Écouter la conférence
Revoir la conférence
Conférence de Carême : le débat au Collège des Bernardins
Texte de la conférence de Mme Marie-Françoise Baslez :
"Vivre dans la cité, les choix de Paul"
Reproduction papier ou numérique interdite.
« Vivez en citoyen d’une manière digne de l’évangile du Christ » (Ph 1, 27) : en donnant cette ultime consigne à ses convertis de Philippes, Paul fait le choix de l’engagement politique . Tout au moins au sens large où l’entendaient les Grecs, en termes de participation diverse à la vie publique et aux différentes activités communautaires. L’homme antique est un « animal politique », ainsi que l’avait dit Aristote , et il ne pouvait s’accomplir que dans le cadre de la communauté civique, en se consacrant à l’intérêt commun. Le communautarisme, au sens où nous l’entendons aujourd’hui, était donc inconcevable.
Mais ce n’était pas un choix évident pour des croyants vivant leur foi dans un État et dans une société qui ne la partageaient pas. Dans un empire pluraliste, où la tentation du relativisme religieux fut indéniable, les premières communautés chrétiennes se sont trouvées placées devant la même alternative que les synagogues de la Diaspora : travailler à renforcer l’esprit de corps, quitte à rompre plus ou moins avec l’environnement familial et social en adoptant des pratiques telles que la mise en commun des biens, ou bien jouer le jeu de l’intégration civique proposée par les pouvoirs publics et la société tout entière. Pour Paul, ce ne fut pas un choix facile à faire.
Dans cette même épître aux Philippiens, il écrit ailleurs que « pour nous, en effet, notre communauté civique est dans les cieux, d’où viendra aussi le sauveur que nous attendons » (Ph 3, 20), invitant par là, semble-t-il, les chrétiens de Philippes à dépasser la question des droits civiques, qui agitait les habitants de cette colonie romaine. Le destin des chrétiens ne se joue pas en « ce monde qui passe » (1 Co 7, 31). Paul est-il donc, au fond, indifférent au monde et à l’action dans le monde ? Pour certains, ce serait son indifférence au monde et la certitude de l’imminence de la fin des temps qui lui auraient permis d’accepter si facilement la domination étrangère et de légitimer l’autorité établie (Rm 13, 1-7) . Mais on peut aussi considérer que Paul utilise ce vocabulaire politique technique parce qu’il se meut naturellement dans la sphère politique, qu’il se pense et qu’il pense en citoyen.
À bien lire les épîtres, Paul apparaît lui-même comme cet « animal politique » au sens où l’entendait Aristote, car sa pratique missionnaire témoigne qu’il a compris et qu’il a fait sien le principe de participation qui structure la cité antique. Celle-ci est fondée sur des communautés de base, que sont les familles ou plutôt les « maisonnées », et elle se construit sur toutes sortes de réseaux associatifs dans une parfaite continuité de la base au sommet. Or, c’est bien la « maisonnée » qui fonctionne comme la cellule-souche de la mission paulinienne et c’est sur le mode associatif que doit se développer la communauté chrétienne, comme le montre, à mon sens, l’intérêt porté par Paul aux questions de sociabilité et de convivialité dans la première épître aux Corinthiens. Certes, pour le converti qui s’est voué totalement et indéfectiblement au Christ, ce double engagement au Christ et dans le monde peut causer bien des « tiraillements », pour reprendre encore une expression de Paul, quand il évoque une certaine attraction du martyre et du retrait définitif du monde (Ph 1, 23).
Parfois, l’imminence de la fin des temps l’emporte sur tout autre considération, dans le sentiment que ce monde-ci ne vaut plus la peine d’être vécu (1 Co 7, 29-31). Cependant, si Paul est tendu entre deux mondes, il n’a jamais une vision totalement négative du monde extérieur et prête au contraire beaucoup d’attention aux « gens ordinaires », c’est-à-dire aux « non-croyants » (1 Co 14, 23-24) : son souci constant d’une bonne communication suffit à le prouver.
Il peut ainsi élaborer progressivement une dialectique de l’existence chrétienne inscrite dans le monde : les chrétiens sont dans le monde sans être du monde ; ils sont des « flambeaux dans le monde » (Ph 2, 15) et ils ont donc, de ce fait, une responsabilité politique. Se trouve ainsi posé le fondement d’une religion éthique, longuement développé plus tard, à la fin du IIe siècle, dans l’Épître à Diognète. Le « paradoxe » chrétien est de vivre avec les autres et comme les autres, tout en réglant sa conduite sur une autre table des valeurs que celle du monde .
Il ne doit pas y avoir seulement « tiraillement » entre l’ordinaire de la cité où vivent les chrétiens et les valeurs transcendantales auxquelles ils aspirent, mais interaction entre les deux plans.
C’est ainsi que Paul engage ses communautés dans l’action sociale. Plusieurs de ses prescriptions aux Corinthiens visent à réduire ce que l’on appellerait aujourd’hui la « fracture sociale », risque inhérent à toutes les cités antiques et que reflète l’Église locale dans son fonctionnement et dans ses comportements. Paul marque de l’intérêt pour les questions économiques et financières . Sa pratique missionnaire, qui récupère la tradition juive de la collecte et pose le principe de l’entraide entre les communautés, aboutit à mettre celles-ci en réseau et à témoigner ainsi de l’universalisme de la mission chrétienne, sans se replier sur elles-mêmes.
Parce que Paul conçoit d’emblée ses Églises comme des communautés ouvertes, inscrites dans une cité et dans un espace régional, on comprend mieux qu’il ait validé l’État romain, non pas par indifférence ni même seulement par pragmatisme, mais dans la conviction que l’Empire ouvrait un espace et constituait un instrument au service des vraies valeurs, celles de l’évangile. Pour lui, l’État est d’abord une institution nécessaire qui protège et qui régule (Rm 13, 1-7).
En effet, l’homme antique reconnaissait une finalité éthique à l’État en ce qu’il engage individus et collectivités dans l’intérêt commun. La citoyenneté est la façon de penser le bien et de vivre ensemble : « Il s’agit donc de mettre en œuvre la communauté politique (l’État) pour l’accomplissement d’actions de valeur, sans se contenter d’une simple cohabitation » . Paul développe son point de vue sur la finalité éthique de l’État en reprenant des analyses, traditionnelles en milieu grec, sur la tendance de toute communauté à l’éclatement, surtout si elle est agissante . Pour lui qui a vécu douloureusement cette situation en Galatie, à Corinthe et à Philippes, l’État protège contre toute dérive sectaire puisqu’il fait prendre en compte l’intérêt commun, au-delà des querelles de personnes ou de groupes. C e risque, Paul l’a perçu à Corinthe tout particulièrement, quand il déplore que la chrétienté locale s’identifie par petits groupes personnalisés – par l’appartenance à Paul, à Apollos, à Céphas ou à Christ - sans vivre pleinement l’unité dans le Christ (1 Co 1, 11-13).
Ainsi, la politique peut apparaître comme une forme de l’amour mutuel qui fonde la communauté chrétienne . L’ « ordre voulu par Dieu » (Rm 13, 2) est donc consensuel, puisque c’est celui du bien commun. Avant Paul, les chefs de synagogues l’avaient déjà compris, qui instituèrent la prière « pour le bien des autorités ».
Cependant, la validation de l’État antique et de l’ordre établi n’est pas inconditionnelle, ni définitive. En effet, si Paul reprend des analyses politiques et des principes de son époque, il leur donne une interprétation théologique nouvelle, nourrie par sa christologie. Quand il écrit que l’ordre établi, l’ordre de l’Empire, est voulu par Dieu, il fait sienne la conviction des auteurs bibliques, depuis le retour de l’Exil, qu’un souverain étranger, non-croyant, peut être choisi par Dieu comme médiateur dans l’économie du salut : le roi perse Cyrus en est le prototype.
Mais cette investiture religieuse crée un rapport contractuel entre la communauté de croyants et l’État qui l’abrite , et cela oblige le fidèle à garder une certaine distance. L’engagement dans la cité n’exclut pas la résistance, l’essentiel pour le chrétien étant de « tenir ferme » (Ph 1, 27).
Paul n’est pas au service de l’État en place et il en attend finalement moins que d’autres intellectuels juifs de la Diaspora. À une époque où les communautés religieuses avaient parcouru presque tout le champ des relations possibles entre les religions et l’État, il n’envisage pas pour les chrétiens de statut protégé, ainsi qu’en avaient obtenu les Juifs. Alors que Philon d’Alexandrie, son presque contemporain, percevait l’empereur comme l’unificateur du genre humain , l’universalisme politique devant précéder l’universalisme religieux, Paul ne demande pas au pouvoir politique de créer ainsi, autoritairement, le cadre favorable à la mission, mais il l’attend de chaque chrétien dans le Christ. Engagé par son baptême dans un processus d’imitation du Christ, de conversion et de re-création, le chrétien est appelé à redécouvrir l’autre dans le Christ et il est ainsi conduit à construire et à proposer un modèle de changement dans son cadre de vie immédiat. La société et l’Etat ont donc vocation à évoluer de proche en proche : en définitive, Paul introduit l’idée de changement, au moins implicitement, dans un monde antique qui la percevait fort peu et qui appréciait plutôt l’action politique comme la restauration d’un passé idéalisé.
Paul n’attend pas que l’État change le monde, mais il anticipe le changement et même il le pense autrement, sans accepter que le religieux se laisse enfermer par le politique. Quand il dépasse les réalités immédiates d’une société extrêmement segmentée en affirmant qu’ à l’intérieur de la communauté chrétienne, dans le Christ et dans l’Esprit, il n’ y a plus d’inégalités selon la race, la culture, le sexe ou le degré de liberté (Ga 3, 26-28 ; 1 Co 12, 13), il s’inscrit, en une certaine mesure, dans la pensée philosophique des stoïciens et dans la première expérience de mondialisation, qui faisait réfléchir les notables de l’Empire. Mais il récuse, en fait, la politique d’assimilation qui était en germe au sommet de l’État romain et qui était soutenue par les intellectuels : un jour, tout le monde serait citoyen romain ; un jour, tout le monde participerait de l’éducation grecque dans l’achèvement d’un universalisme culturel porté depuis toujours par l’hellénisme. C’est alors, c’est ainsi que se réaliserait l’unité du genre humain.
Paul, au contraire, aboutit à dissocier culture et religion quand il affirme, face à Pierre, que l’on ne peut contraindre les non-Juifs à « vivre en Juif » (Ga 2, 14), en relevant que Pierre, parmi les convertis grecs d’Antioche, a vécu jusque-là comme eux, « en non-Juif ». C’est une révolution, sans doute, dans l’histoire des peuples et des États antiques. En effet, la religion y fonctionnait d’abord comme le signe identitaire d’appartenance à un peuple, en même temps que la culture. Être Grec, c’était honorer les mêmes dieux, parler la même langue et avoir les mêmes coutumes ; être Juif, c’était reconnaître Yahvé comme le seul vrai Dieu et observer des pratiques distinctives, qui faisaient du « judaïsme », surtout à partir du IIe siècle, une culture autant qu’une religion . Être chrétien relève au contraire de la seule adhésion personnelle, sans aucun prédéterminé culturel. On peut être chrétien en vivant en Juif ou en vivant en Grec, plus tard dans des cultures indigènes, comme la culture syriaque dès le début du IIIe siècle…
Ainsi Paul a commencé de faire évoluer la notion de religion dans son rapport avec l’État, la culture et la société. Au sens latin du terme, la religio devait créer du lien social et c’est ce que les autorités politiques demandaient à toutes les communautés religieuses de l’Empire. Pour l’ensemble des religions antiques, cela consistait surtout à maintenir la paix avec les dieux en assurant une bonne participation aux différentes cérémonies, dans une relation collective et bilatérale avec la divinité. Dans la religion que prêche Paul, la piété est autre chose qu’un ensemble de prescriptions rituelles : c’est une morale applicable aux relations des êtres humains entre eux, et même, plus largement, à l’ensemble des activités humaines.
Au lieu d’exprimer et de renforcer des liens préétablis, la religion, désormais, doit en créer de nouveaux. Le chrétien prend place dans un schéma de relations personnelles triangulaire : Dieu, le croyant et les autres. « Vivre en citoyen selon l’évangile », comme l’enseigne Paul, sauvait l’idéal antique de participation civique et d’engagement social, mais renversait aussi l’échelle conventionnelle des valeurs. Le chrétien doit accomplir ses devoirs civiques sans entrer dans la course aux honneurs et sans rechercher avant tout la reconnaissance sociale selon la pratique de la cité antique, où chaque « bienfait » était rétribué sous forme d’ « honneurs » à la mesure de l’engagement personnel : l’idéal du service se substitue désormais à celui des honneurs. Le fondement de la morale politique, c’est de servir les autres plutôt que de servir sa propre gloire ou ses propres intérêts (Ph 2, 4 ; voir aussi 1, 15-16, 2, 21 et 3, 8-11).
Paul ne fut donc pas le conformiste ou le conservateur que l’on pourrait croire. Mais il faut peut-être trouver ce qu’on pourrait appeler la « révolution paulinienne », là où on ne la cherche pas toujours. Sa mission est davantage fondée sur une mutation des valeurs que sur la revendication immédiate. Certes il a admis l’esclavage et tout le christianisme antique après lui (I Co 7, 20-24), mais quand il enjoint à Philémon de reprendre chez lui, comme son frère dans le Christ, un esclave qui avait fui (Phlm 15-17), il conteste en définitive l’ordre établi, aussi bien celui du monde gréco-romain que celui de la société juive de son temps .
Non seulement, en effet, la pratique antique ouvrait à l’esclave fugitif l’asile des sanctuaires et conseillait de le revendre à un nouveau maître, mais la loi mosaïque, plus impérativement encore, interdisait de le restituer à son ancien maître et faisait obligation de le garder au foyer où il s’était réfugié (Dt 23, 16). Obligation légale que Paul dépasse, pour instaurer de nouvelles relations entre les personnes, dans le Christ. L’épître à Philémon et à l’Église qui se réunit chez lui porte ce message d’espérance dont toute société a besoin, mais c’est à l’État, bien sûr, qu’il revient de légiférer en matière de droit de propriété. Paul n’envisage pas d’empiéter sur ses prérogatives.
Premiers textes chrétiens, textes fondateurs, les épîtres de Paul mettent en lumière la question de la place des chrétiens dans la société.
En invitant ses contemporains et en nous invitant à « vivre en citoyen, d’une manière digne de l’évangile », il insiste sur la distinction entre le politique et le religieux et sur le devoir, pour tout croyant, d’une cohérence de vie entre sa foi et ses engagements. En même temps, il nous fait prendre conscience de la contribution irremplaçable de la religion à la création du processus éthique qui fonde l’État et la société, dans la recherche et la construction du bien commun. L’obligation de solidarité, consubstantielle à toute communauté civique antique, devient le fondement des Églises chrétiennes à la lumière de l’évangile. Aujourd’hui encore, à travers ses propres choix et l’évolution complexe de sa pensée, saint Paul nous presse de prendre nos responsabilités.
Texte de la conférence du Pasteur Claude Baty :
Comment l’apôtre Paul envisage-t-il le rapport « religion et politique » ?
Reproduction papier ou numérique interdite.
Un préalable nécessaire doit être formulé, c’est une précaution qui du côté protestant a été rappelée à l’occasion de l’année Calvin, qui est bien moins éloigné dans le temps mais tout de même d’une autre culture. Il s’agit de ce que l’historien Lucien Febvre a appelé l’outillage mental. « À chaque civilisation son outillage mental ; bien plus à chaque époque d’une même civilisation, à chaque progrès, soit des techniques soit des sciences, qui la caractérise – un outillage mental renouvelé… »
L’outillage mental de nos sociétés et donc notre façon de penser a été bouleversée à plusieurs reprises et en particulier dans les temps dits modernes par les médias qui ont pris une place considérable dans nos vies et en particulier pour tout ce qui touche à la politique. Comment, de nos jours, imaginer la politique sans journaux, sans radio, sans télévision, sans Internet ?
Ce simple exemple suffit à rappeler que non pas à cinq siècles, mais à 20 siècles de distance, les risques d’anachronisme sont grands. C’est ce qui explique que l’apôtre Paul a pu être considéré soit comme un conservateur qui, par exemple, n’a pas condamné l’esclavage, soit comme un révolutionnaire qui a tout remis en question et inspiré ensuite ceux qui voulaient faire du passé, table rase.
1. L’apôtre Paul est-il conservateur ?
Indéniablement il y a des raisons de le penser. L’apôtre ne remet pas en question l’ordre politique et social qu’il trouve, il semble même en profiter. Rm 13 est le passage le plus connu sur le sujet. « Que chacun soit soumis aux autorités établies ; car il n’y a pas d’autorité qui ne vienne de Dieu, et celles qui existent ont été instituées par Dieu. C’est pourquoi celui qui résiste à l’autorité s’oppose à l’ordre de Dieu ; ceux qui s’opposent attireront un jugement sur eux-mêmes. Les chefs en effet ne sont pas à craindre quand on fait le bien, mais quand on fait le mal. Veux-tu ne pas craindre l’autorité ? Fais le bien et tu auras son approbation, car elle est au service de Dieu pour ton bien… C’est pourquoi il est nécessaire d’être soumis – non seulement à cause de la colère mais encore par motif de conscience. »
Quand on se souvient qu’au moment où il écrit, Jérusalem était occupée par les armées romaines, il est d’autant plus frappant de constater que Paul le juif ne discute pas la légitimité de l’autorité impériale ; il déclare qu’elle est établie par Dieu. Bien plus, en plaçant ses lecteurs romains devant une institution divine il rend impossible une contestation de principe de cette autorité ; cela reviendrait à s’opposer à Dieu.
Cependant la force de cette affirmation repose sur l’a priori que le pouvoir politique a pour objectif le bien des populations, la protection des honnêtes gens et la répression de ceux qui font le mal. C’est pourquoi, conclut-il, il est nécessaire d’être soumis non seulement par peur du glaive, mais par motif de conscience. Cette exigence supplémentaire qui semble accentuer la soumission, fonctionne en fait comme une ouverture… En effet si le pouvoir politique se détournait de sa mission, si au lieu de réprimer le mal il l’encourageait, que devrait-on faire en conscience ? Cette question n’est pas abordée par l’apôtre, mais elle reste posée.
On connaît en tout cas une réponse apostolique : il vaut mieux obéir à Dieu plutôt qu’aux hommes. Ac 4.19
Un autre texte, tiré de la 1ère lettre à Timothée (2.1-3), peut être considéré comme « conservateur ». Il encourage les fidèles à la prière pour ceux qui sont en position d’autorité cette exhortation est ainsi justifié : « afin que nous menions une vie paisible ». Il est incontestable que la paix romaine a profité à l’évangélisation et l’apôtre Paul s’est inscrit sans état d’âme, semble-t-il, dans ce monde là, allant jusqu’à en appeler à César pour que justice lui soit rendue, à lui citoyen romain… cf. Ac 25.12. Du point de vue politique manifestement l’apôtre n’a pas de projet révolutionnaire…
Ajoutons à ce conservatisme politique, un conservatisme social qui a souvent été relevé. Je ne mentionne ici que sa position concernant l’esclavage. C’est évident l’apôtre Paul ne remet pas en question les grandes fractures sociales de l’époque. À Corinthe puisque nous allons citer une lettre adressée à la communauté de cette ville, la société est très inégalitaire et les esclaves ne sont pas quelques uns, mais le tiers de la population, ils font partie du paysage social et personne ne songe à en appeler à des droits de l’homme encore à inventer. Dans cette lettre l’apôtre conseille ainsi : « Que chacun demeure dans la condition où il était lorsqu’il a été appelé. Tu étais esclave quand tu as été appelé ? Ne t’en soucie pas ; même si tu peux devenir libre, mets plutôt à profit ta condition. En effet l’esclave qui a été appelé, dans le Seigneur est un affranchi du Seigneur ; de même l’homme libre, qui a été appelé est un esclave du Christ… » 1 Co 7.21-24.
Apparemment difficile d’être plus conservateur. Mais sur quoi son argumentation repose-t-elle ?
D’abord sur la relativisation des notions d’esclavage et de liberté… on conviendra quand même qu’il vaut mieux être esclave du Christ que d’un maître humain, aussi bon soit-il !
Ensuite sur une conviction formulée plus loin : « le temps est court ». Ce qui signifie que dans le bref laps de temps restant avant le retour du Christ tout est relativisé ; il conseille donc de vivre « comme si… », usant de ce monde comme n’en usant pas réellement, car ce monde passe… (1Co 7.21). Pour l’apôtre il n’y a qu’une urgence : se mobiliser pour le service du Seigneur Jésus-Christ.
L’Évangile de Paul n’est décidément pas un message d’émancipation politique ou sociale, mais bien de libération. Il sait que la condition d’homme libre est préférable à celle d’esclave, mais il souligne que la liberté de l’affranchi reste une liberté serve tant que l’homme n’est pas libéré de son asservissement au péché qui pervertit sa liberté (Rm 7.7). C’est la libération de la puissance du péché, libération acquise « en Christ », qui crée une véritable liberté au cœur de toute condition humaine et qui donc bouleverse les relations humaines et fait inévitablement bouger l’ordre social.
On peut donner comme exemple de cette transformation la lettre que l’apôtre écrit à Philémon. Onésime l’esclave de Philémon s’était enfui de chez son maître, or il est devenu chrétien auprès de Paul alors que celui-ci est prisonnier, ce qui ajoute à la force de la démonstration. Il le renvoie à son maître mais avec ce mot à Philémon : « tu le retrouves pour toujours, non plus comme esclave mais… comme un frère bien-aimé. » C’est la libération spirituelle qui produira l’émancipation sociale. Mais l’histoire ne dit pas si le frère Onésime a été affranchi…
2. Après ce portrait de Paul en conservateur, sur quoi peut bien se fonder un portrait de Paul révolutionnaire ?
Vous l’avez déjà perçu, si révolution il y a, elle ne peut qu’être intérieure ; elle va se dire avec le mot conversion. Saul devenu Paul apparaît comme une sorte de paradigme ; en raison de sa rencontre avec le Christ sur le chemin de Damas, lui, observateur intransigeant de la Thora et persécuteurs des chrétiens devient l’apôtre des nations ! Ce qu’il écrit aux Philippiens montre bien la profondeur de la transformation ; en effet après avoir rappelé tous ses titres de gloire « selon la chair » : circoncis le huitième jour, de la lignée d’Israël, Hébreu, né d’Hébreux, quant à la loi pharisien, etc. il conclut : « mais ce qui était pour moi un gain, je l’ai considéré comme une perte à cause du Christ… » Ph 3.4-8.
La conversion de Paul pose ainsi une question importante qui n’est pas hors sujet : que faire de la loi et de l’héritage juif ? Est-il passé simplement par perte et profit ?
Dans sa deuxième lettre aux Corinthiens il donne un début de réponse quand il écrit : « Dieu nous a rendu capables d’être ministre d’une alliance nouvelle, non pas de la lettre, mais de l’Esprit ; car la lettre tue, mais l’Esprit fait vivre… Or le Seigneur c’est l’Esprit ; et là où est l’Esprit du Seigneur là est la liberté » 2 Co 3.17-18.
La révolution pour l’apôtre c’est bien la rencontre avec le Christ ; une rencontre qui n’est pas une expérience éphémère mais une communion. C’est à partir du « en Christ » que Paul comprend tout dorénavant, l’avenir comme le passé.
L’avenir. Quelques mots tirés de sa lettre aux Galates montrent bien les conséquences qu’il tire de ce lien essentiel avec le Christ, non seulement pour lui mais pour tout chrétien. « Vous tous qui avez reçus le baptême du Christ, vous avez revêtu le Christ. Il n’y a plus ni Juif ni Grec, il n’y a plus ni esclave, ni homme libre, il n’y a plus ni homme ni femme, car vous tous, vous êtes un en Jésus-Christ. » Il y aurait beaucoup à dire sur cette déclaration qui prend le contrepied d’une prière juive, mais nous voyons comment fonctionne l’enracinement en Christ pour l’apôtre : il détermine toutes les relations. Il ne s’agit pas d’une conception égalitariste qui abolirait les distinctions, mais d’une réhabilitation de chacun en Christ. L’application sociopolitique ne sera donc pas un pseudo égalitarisme, mais le droit de chacun à être respecté et accueilli qu’elle que soit sa condition. Indéniablement cette révolution intérieure a fait du chemin.
Le passé. Qu’advient-il du passé, comme l’apôtre gère-t-il son héritage ? En quoi l’alliance en Christ est-elle nouvelle ? Cette nouveauté a été vue comme radicale et l’apôtre Paul est devenu le prototype de l’homme nouveau et universel. C’est ainsi que l’on peut écrire ceci au 21e siècle « la pensée paulinienne imprègne toute notre conception de la politique ; elle en organise, le plus souvent à notre insu les principales articulations » ; « nous envisageons toujours le changement comme une rupture brutale par rapport à une époque considérée comme dépassée défaillante et dont la seule dignité consisterait à avoir esquissé notre glorieux présent ».
Il est probable que l’apôtre aurait du mal à se reconnaître dans ces disciples. En premier lieu parce que pour le lecteur attentif de ses lettres, il est évident que Paul a constamment cherché à fonder sa théologie en lien avec son héritage juif. Il ne dénigre pas, il interprète, on peut contester son interprétation de l’histoire, on ne peut remettre en cause son intention. L’inauguration des temps nouveaux ne passe par le discrédit du passé, au contraire, ce qui est nouveau est compris à la lumière de la promesse, dans la continuité d’une histoire lue depuis Abraham. Discuter cette vision nous conduirait trop loin, mais il est indispensable de rappeler l’effort constant de l’apôtre cherchant à comprendre comment la révélation qu’il reçoit s’inscrit dans l’histoire. J’en donne deux exemples.
Quand il énonce le principe de la justification par la foi dans sa lettre aux Romains il prend soin de dire que cette justice de Dieu est attestée par la loi et les prophètes , et il montre qu’Abraham, lui aussi, a été justifié par la foi !
Dans la même lettre il tente d’expliquer le rejet de son Évangile par ses beaucoup de ses frères israélites, ce qui lui cause une grande douleur et lui pose une question poignante. Il reprend donc l’histoire d’Israël non pas pour le rejeter mais pour proposer la perspective d’une intégration finale qui met en demeure les non-juifs de ne pas faire les fiers .
Décidément Paul ne fait pas table rase du passé, c’est au point qu’on pourra lui reprocher de le récupérer !
3. Paul a choisi la faiblesse
Si la politique a quelque chose à faire avec le pouvoir, nous devons être attentifs au fait que l’apôtre a fait le choix de la faiblesse, de la non-puissance. Il n’a voulu connaître que le Christ crucifié, écrit-il aux Corinthiens, en d’autres mots, il a voulu emprunter le même chemin que son maître, celui du service et non de la domination. Il en fait la preuve dans ses relations avec les Églises, s’il faut faire le fier écrit-il, c’est de ma faiblesse que je ferai ma fierté . En cela il n’est pas plus politique que Jésus disant à ses disciples « Les chefs des nations dominent sur elles en Seigneur, les grands leur font sentir leur autorité. Il n’en sera pas de même parmi vous. Au contraire quiconque veut devenir grand parmi vous sera votre serviteur … »
La révolution intérieure qui a transformé l’être au monde de Paul le conduit dans un engagement constamment tempéré par la conviction que c’est Dieu qui agit. En voici quelques preuves : « Moi j’ai planté, Apollos a arrosé, mais c’est Dieu qui faisait croitre » (1Co 3.5). La parole qu’il reçoit de Dieu après sa triple prière de demande de guérison : « ma grâce te suffit, car ma puissance s’accomplit dans la faiblesse » est tout un programme de vie (2 Co 12.9).
La conviction qui avait en partie expliquée son peu d’intérêt pour l’amélioration de la condition sociale de ses frères, conviction que la fin de monde était proche permet aussi de comprendre que pour lui la véritable justice ne peut venir que de Dieu et ne sera véritablement installée que lorsque le Christ établira son royaume.
Que conclure pour notre propre conduite aujourd’hui ?
Avec toute la prudence que demande la distance culturelle, mais usant de la liberté de parole « parrèsia » que revendiquait l’apôtre, je dirai que Paul ne pouvait envisager de rôle politique pour les communautés chrétiennes du 1er siècle, leur importance était dérisoire. Mais rien dans ses lettres ne laisse percevoir un programme de cet ordre. C’est à noter comme contre-modèle dans une société où le culte de l’empereur tendait à devenir un devoir citoyen ! Il n’envisage certainement pas d’installer un royaume humain avec le culte obligatoire du Christ.
Dire cela n’implique pas que les chrétiens soient destinés à vivre hors du monde . En revanche cela spécifie l’origine de leur engagement, il est intérieur, lié à leur relation avec le Christ et donc marqué par une liberté (chrétienne) inaliénable. Cela n’implique pas non plus que les Églises soient condamnées au repli dans le domaine spirituel. Cela n’a pour conséquence que la préservation de la liberté d’une communauté qui ne sert qu’un seul maître. Sa force n’est pas dans les alliances et la puissance des hommes mais dans une humble parole crédibilisée par le comportement. Il s’agira de servir le prochain au nom du Christ, animé par son agapé.