Homélie du Cardinal André Vingt-Trois - Messe en l’honneur de Sainte Odile
Samedi 11 décembre 2010, Mont Sainte-Odile (Alsace)
Comme sainte Odile qui a été guérie de sa cécité, le chrétien reçoit dans son baptême la lumière de Dieu, qui lui donne de voir l’œuvre de l’amour.
Si cette lumière ne doit pas être cachée, c’est pour illuminer tout homme jusqu’au bout de la terre.
– Ep 5, 8-11a, 14b-17, 19-20 ; Ps 26 ; Lc 1, 33-36
La tradition nous dit que sainte Odile a retrouvé la vue au moment de son baptême, en devenant fille de lumière. Derrière la silhouette, il faut bien le dire, imprécise à nos yeux, de cette jeune fille qui passe des ténèbres à la lumière par la grâce du baptême, l’Évangile nous propose une autre figure, celle d’un homme né aveugle et que Jésus guérit. À travers la guérison de celui que nous appelons l’aveugle-né, Jésus se révèle comme la lumière du monde. « Je suis la Lumière du monde. Celui qui vient à moi ne reste pas dans les ténèbres » (Jn 8, 12).
LA LUMIERE DU BAPTEME
Le jour de son baptême, chacune ou chacun d’entre nous a reçu un cierge allumé. Derrière ce cierge allumé, il a reçu la lumière du Christ, et même le Christ lui-même qui est lumière ! Conformés au Christ par notre baptême, nous sommes devenus lumière, si bien qu’avec lui, nous sommes aujourd’hui une lumière pour le monde. Nous sommes la lumière du monde et cette lumière n’a pas été donnée pour être mise sous le boisseau mais pour qu’elle se voit, pour être portée sur le lampadaire afin qu’elle éclaire tous ceux qui entrent (Lc 8, 16). Nous sommes devenus lumière pour que cette lumière serve d’abord à chacun et à chacune d’entre nous, pour qu’elle éclaire l’Église tout entière afin que celle-ci rayonne de la lumière de ses fidèles, et afin qu’elle illumine l’univers entier, les hommes et les femmes de tous les temps et de tous les pays, et pour nous aujourd’hui les hommes et les femmes au milieu desquels nous vivons.
LA LUMIERE POUR VOIR L’ŒUVRE DE L’AMOUR
Mais que nous apporte cette lumière ? Que change-t-elle dans notre vie ? Elle nous fait découvrir peu à peu ce que nos yeux ne voient pas, ce que nos oreilles n’entendent pas. Nous sommes conçus, fabriqués pour ainsi dire, pour fonctionner avec nos sens. Nous sommes dépendants de ce que nous voyons, de ce que nous entendons, de ce que nous sentons... C’est ce qui nous influence et nous transforme. Et dans notre vie d’aujourd’hui, les images, les bruits et les contacts sont tellement nombreux qu’ils peuvent occuper tout le champ de notre conscience. Le Christ, lumière du monde vivant en nos cœurs, ne nous empêche pas de voir, d’entendre et de toucher. Mais il nous entraîne à découvrir ce qui ne se voit pas, ce qui ne s’entend pas et ce qui ne se touche pas derrière ce que nous voyons ou à travers ce que nous voyons, derrière ce que nous entendons et que nous vivons, ou à travers tout cela. Derrière le visible, nous sommes entraînés à découvrir l’invisible : le secret du cœur de l’homme, le secret de la liberté humaine, le secret de ce qui nous fait vivre.
Car nous ne vivons pas par l’écran de la télévision, mais par la puissance de l’amour qui habite en nos cœurs et qui seul nous donne de donner notre vie. Nous sommes tous capables de reconnaître les chemins de l’amour, de comprendre comment nous avons été aimés (beaucoup, un peu, mieux, moins bien…) et comment nous avons aimé (un peu, beaucoup, même moins, bien mais quand même…). C’est par cet amour vécu et échangé que nous sommes des vivants. La lumière que nous recevons n’est pas donnée pour dévoiler les secrets, mais pour révéler le secret du bonheur de l’homme, pour montrer que l’amour que nous recevons et que nous donnons peut construire et combler nos existences humaines, nous donner le bonheur et faire de nos vies une source de bonheur.
LA LUMIERE PEUT ETRE CACHEE PAR LES HOMMES DE BIEN DES MANIERES
Alors, il nous faut nous demander : « Église du Christ, et chacun de nous qui sommes ses membres, que faisons-nous de cette lumière ? Avons-nous tendance à la mettre sous le boisseau ou la laissons-nous disponible pour qu’elle éclaire ceux qui sont dans la Maison humaine ? Sommes-nous une lumière cachée ou une lumière visible ? »
Nous savons bien que la lumière est vite cachée. Il suffit d’ajouter des abat-jours, des voiles, quelques protections et quelques silences pour que ce qui nous fait vivre devienne imperceptible à l’extérieur. Beaucoup de gens aujourd’hui préfèrent que le moteur principal de leur vie reste dissimulé. Ils pensent que la foi chrétienne (mais aussi ce qui fait le cœur du judaïsme, de l’islam, du bouddhisme ou des autres religions) doit devenir une sorte d’outil à usage personnel, que l’on range soigneusement dans des établissements prévus pour cela (les églises, les mosquées, les synagogues…). Derrière ces murs épais, ils peuvent allumer cette lumière, mais dès qu’ils sortent, ils l’éteignent.
D’autres en ce temps souhaiteraient que la lumière soit réservée aux fidèles et ne soit pas proposée au monde. Ils préfèrent que la lumière que Dieu a donnée à l’humanité demeure cachée, qu’elle soit circonscrite à ce monde finalement imaginaire que l’on appelle la vie privée. Que les contemplatifs vivent leur foi chez eux autant qu’ils veulent ! Mais que les gens ordinaires veuillent bien éteindre leur lumière en sortant de chez eux ! Cela ne fait pas partie de la laïcité. Non ! Transportez votre lumière avec vous pour qu’elle éclaire tous ceux qui ont une place dans votre vie ! Que votre lumière ne reste pas enfermée dans le musée !
L’Évangile nous dit que la lumière est venue dans le monde mais que les hommes n’ont pas reçu la lumière (Jn 1, 5..7). La lumière du Christ ne doit pas seulement illuminer notre chemin. Elle met au grand jour notre manière de vivre et les choix de notre vie, elle fait ressortir des choses magnifiques et des choses moins belles. Si nous n’aimons pas reconnaître les choses mauvaises dans notre vie, nous préférons qu’il n’y ait pas de lumière.
Mais encore, cette lumière que nous avons reçue au baptême, que nous sommes devenus, que nous sommes chargés de porter au milieu des hommes et qui éclaire notre vie, ne l’avons-nous pas un peu confisquée ? Ne l’avons-nous pas enfermée dans notre petit groupe sans nous préoccuper du reste ? Ne disons-nous pas parfois : « Que chacun mène sa vie comme il veut. Cela ne nous regarde pas. On verra bien. Puisque je sais la vérité, je n’ai pas besoin de m’inquiéter… Pour ce qui vous concerne, voyez vous-mêmes ce qui ne marche pas… » ? Et notre société nous oblige à toutes sortes de mesures médicales préventives, mais personne ne se préoccupe de ce que quelqu’un perde son âme ! On trouve tout naturel de donner toutes sortes d’informations sur notre vie, mais on refuse violemment que la moindre lumière soit portée sur notre vie morale ou sur nos choix de vie, que l’on puisse dire qu’il y a des choses bonnes et d’autres mauvaises. C’est pourquoi je vous invite à partager cette lumière que vous avez ! Aidez vos frères et vos sœurs à prendre conscience que tout n’est pas bon ni profitable. Pour mener une existence humaine digne de ce nom, il nous faut faire la lumière dans votre vie.
PARTAGER LA LUMIERE
Et finalement, cette lumière comment la transmettre, comment la partager ? « Réveille toi, ô toi qui dors, et le Christ t’illuminera » (Ep 5, 14). « Prenez garde à votre conduite » (Ep 5, 15). C’est elle qui révèle comment vous menez votre vie grâce à une lumière qui vous a été donnée. « Ne vivez pas comme des fous mais comme des sages » (Ep 5, 15). « Ne soyez donc pas irréfléchis » (Ep 5, 17) comme des fétus de paille emportés par le vent. Vivez en hommes raisonnables, tenez compte de votre faiblesse et utilisez votre intelligence et votre liberté pour chercher ce qui est le mieux. Puisez dans la force du Christ pour choisir ce qui est bon. Alors ceux qui nous voient vivre se diront que notre vie est éclairée et demanderont d’où vient cette lumière qui donne la sérénité dans les difficultés, la persévérance dans les épreuves et dispose au service et à la solidarité ?
En ce jour, prions avec sainte Odile, la fille de lumière, pour que le Seigneur nous fasse participer de l’éblouissement qu’elle a connu par le baptême, qu’il nous aide à retrouver dans notre propre baptême, la lumière du Christ qui nous a été donnée. Qu’il nous permette de comprendre que nous sommes, nous aussi, devenus lumière. Qu’il vienne éclairer notre propre vie, débusquer ce qui est contraire à sa volonté dans notre existence, mettre en lumière les appels qu’il nous adresse. Que nous puissions partager cette lumière avec ceux qui nous entourent, en vivant en enfants de lumière dans un monde de ténèbres, en éclairant les ténèbres par la lumière du Christ.
Amen.
+André cardinal Vingt-Trois, Archevêque de Paris