Homélie du Cardinal André Vingt-Trois - Messe d’action de grâce pour le Centenaire de la naissance de la Bienheureuse Mère Teresa, en présence de nombreuses Sœurs Missionnaires de la Charité.
Dimanche 12 septembre 2010 - Cathédrale Notre-Dame de Paris
– Ex 32, 7-1.13-14 ; Ps 50 ; 1 Tm 1, 12-17 ; Lc 15, 1-32
Frères et sœurs,
Les chapitres 13 à 15 de l’évangile de saint Luc décrivent la figure et l’attitude du disciple du Christ, de celui qui est appelé à avoir place au festin de son Royaume. Le chapitre 15 que nous venons d’entendre est tout entier centré sur la miséricorde de Dieu. Il nous permet de comprendre que nous n’avons pas place au festin du Royaume en raison de nos mérites ou de notre justice, mais bien grâce au pardon du Seigneur. C’est ce qui scandalisait les scribes et les pharisiens qui voyaient Jésus prendre place à la table des pécheurs, et qui ne concevaient pas qu’il puisse y avoir quelque chose de commun entre ces hommes impurs et quelqu’un qui voulait vivre selon la Loi du Seigneur.
A travers ce comportement par lequel il transgresse les usages des pharisiens, le Christ manifeste ce qui est au cœur de sa mission et de la révélation chrétienne : « A ceci nous avons connu l’amour : ce n’est pas nous qui avons aimé Dieu, c’est Lui qui nous a aimé le premier. » (1 Jn 4, 10). Et les trois paraboles de cet évangile nous donnent à contempler quelque chose de l’amour de Dieu. Elles ont en commun de mettre en relief l’inquiétude et l’activité presque fébrile du berger d’abord, qui va courir en tous sens pour retrouver sa brebis perdue, de la femme ensuite, qui retourne sa maison de fond en comble pour retrouver la pièce qu’elle a perdue, et du père enfin, lorsqu’il court au devant de son fils qui revient alors qu’il s’était perdu. Ces trois attitudes (celle du berger qui abandonne son troupeau pour chercher la brebis perdue, celle de la femme qui bouleverse toute sa maison pour retrouver la pièce perdue et celle du père qui attend avec impatience le retour de son fils) dessinent d’une manière discrète mais précise la forme de l’amour qui habite le cœur de Dieu. Cet amour se déploie pour nous dans l’initiative que Dieu prend pour venir au secours de l’humanité perdue, en particulier par l’envoi du Fils bien aimé : « Dieu a tellement aimé le monde qu’il a envoyé son Fils pour sauver le monde » (Jn 3, 16).
Ce n’est pas l’homme qui organise le repas de fête, c’est Dieu qui lui donne accès au festin des noces par le débordement de sa miséricorde, et non pas en raison de la justice du comportement de l’homme. Dieu seul rend l’homme digne de recevoir un vêtement neuf et d’entrer dans la salle des fêtes lorsqu’il pardonne et accueille avec amour celui qui se convertit de son péché. Ainsi, devenir disciples du Christ ne consiste pas à choisir un maître parmi d’autres maîtres, mais à reconnaître l’amour de Dieu qui nous saisit, nous fait naître à une vie nouvelle et nous transforme. Les disciples du Christ ne sont pas des gens parfaits qui se choisissent un maître plus que parfait. Ce sont de pauvres pécheurs accueillis dans la miséricorde de Dieu.
L’Église qui commence à prendre corps derrière le Christ montant à Jérusalem n’est pas composée des héros du monde, mais des pauvres de la terre. Elle ne rassemble pas les champions de la religion et de la morale mais les pécheurs convertis qui se sont retournés vers Dieu en lui disant : « Je ne suis plus digne d’être appelé ton fils » (Lc 15, 19). Quand nous venons célébrer l’eucharistie et prendre part au festin du Royaume, nous ne nous approchons pas comme des gens qui auraient des droits à faire valoir, mais comme des pécheurs confiants en la bonté infinie du Père. C’est bien ce que nous avons fait au début de cette eucharistie en nous reconnaissant pécheurs. Notre véritable titre pour participer à la fête du Seigneur, c’est le pardon qu’il nous accorde. Notre légitimité pour être membre de l’Église vient de la conversion à laquelle nous avons été appelés et de la vie nouvelle dans laquelle le Christ nous a engagés.
Cette vocation de disciple ne se conçoit donc que si Dieu est vraiment amour et miséricorde, que s’Il se tourne de manière privilégiée vers ceux qui sont les pauvres de ce monde, que cette pauvreté soit celle du péché, ou bien la pauvreté économique, sociale ou humaine. Nous ne pouvons comprendre le mystère de la foi et de l’Église que si nous entrons dans cette logique de la miséricorde divine qui se penche sur l’homme blessé. Nous ne pouvons pas découvrir la profondeur de cette miséricorde, hors des signes qui manifestent cette prédilection de Dieu pour les pauvres de ce monde, dans le cadre ordinaire et habituel de notre existence. C’est pourquoi le témoignage rendu par la Bienheureuse Mère Teresa (parmi beaucoup d’autres grands saints de notre Église) est si important. Sa vie et son exemple sont une véritable catéchèse en acte et en vérité. La prédilection de Dieu pour les plus pauvres de ce monde est rendue visible et compréhensible par l’engagement concret de ceux et celles qui se mettent à leur service. Les privilégiés de Dieu ne sont pas ceux qui ont gagné le Salut par eux-mêmes, mais ceux qui ne peuvent compter que sur Lui. Et nous-mêmes, lorsque nous sommes poussés et encouragés par l’Esprit à nous mettre au service des plus abandonnés de ce monde, nous donnons le signe de cette prévenance particulière de l’amour de Dieu pour ses enfants les plus fragiles.
On m’a quelquefois demandé pourquoi il y avait si peu de sœurs et de frères missionnaires de la Charité en France. Peut-être est-ce parce qu’il y a dans le monde des endroits où des hommes et des femmes sont plus malheureux que nous, nous qui avons tant de moyens disponibles alors que d’autres dans le monde n’ont plus rien ou n’ont jamais rien eu ? Le signe voulu par la Bienheureuse Teresa n’est-il pas manifesté par cette implication prioritaire des Frères et des Soeurs Missionnaires de la Charité dans les secteurs les plus déshérités du monde, auprès des hommes et des femmes les plus abandonnés, de celles et de ceux pour qui personne ne peut plus rien, sinon donner encore un jour la preuve de la dignité qu’on leur reconnaît, parce que d’autres donnent leur vie pour eux ?
Frères et sœurs, au moment où nous rendons grâce pour le centenaire de la naissance de la Bienheureuse Mère Teresa de Calcutta, nous sommes nous aussi invités à laisser apparaître dans le champ de notre conscience celles et ceux qui nous entourent et qui sont les plus abandonnés de ce monde. Comme le bon Samaritain, nous sommes appelés à nous faire proches de l’homme qui perdait sa vie au bord du chemin, à nous mettre au service de celles et de ceux dont personne ne veut, qui sont sans droit, sans dignité et sans refuge, de ceux et celles qui ne peuvent exister que par le regard d’amour que Dieu leur porte et par la manière dont nous-mêmes nous mettons en œuvre la bonté du Père. Que l’Esprit-Saint nous donne de nous laisser saisir par la miséricorde de Dieu et conduire dans sa générosité, pour que nous puissions revêtir le vêtement neuf et participer au festin du Royaume. Amen.
+ André cardinal Vingt-Trois