Homélie du Cardinal André Vingt-Trois - Solennité de la Toussaint
Dimanche 31 octobre 2010 - Cathédrale Notre-Dame de Paris
Dans cette homélie du jour de la Toussaint à Notre-Dame de Paris, le cardinal André Vingt-Trois rappelle que seul le don de l’amour de Dieu est la réponse complète aux désirs de bonheur qui habitent le cœur de l’homme, et que par ce don, notre vie en ce monde est engagée dans un chemin de purification et déjà illuminée par la joie du ciel que partage la foule immense des saints.
– Ap 7, 2-4. 9-14 ; Ps 23 ; 1 Jn 3, 1-3 ; Mt 5, 1-12a
Frères et Sœurs,
Ces paroles par lesquelles Jésus instruit ses disciples sur la montagne ont retenti au bord du lac de Tibériade il y a deux mille ans. Depuis vingt siècles, elles continuent de retentir à travers le monde comme des paroles d’espérance et de salut, paroles d’espérance pour tous ceux qui sont éprouvés de toute sorte de manière, et parole de salut pour ceux qui mettent leur espérance dans le Seigneur. Ceux paroles que nous appelons les Béatitudes, sont des bénédictions prononcées par Jésus, et parce qu’elles commencent par le terme ‘heureux’, elles renvoient à une certaine définition du bonheur.
Il est vrai que cette compréhension particulière du bonheur que le Christ propose aux disciples entre en contradiction frontale avec les conceptions communes. Mais ce serait une erreur de croire que les auditeurs présents sur la montagne de Galilée autour des disciples étaient mieux préparés que nous à l’accueillir. D’ailleurs, à aucun moment de l’histoire de l’humanité cette promesse du bonheur qui passe par la possession du royaume des cieux, n’a répondu à l’ardeur de tous les désirs qui peuvent habiter le cœur des hommes. Et nous ne devons pas nous étonner si en entendant ces paroles, les gens qui nous entourent et nous aussi bien-sûr, sommes scandalisés, ou bien habités par une sentiment dubitatifs, ou bien encore convaincus qu’il s’agit d’une supercherie à visée politique pour faire tenir tranquille les malheureux de la terre (ce que le courant marxiste du XIXe siècle désignait comme l’opium du peuple).
Mais comment pouvons-nous accueillir ces paroles comme de véritables paroles d’espérance si nous n’acceptons pas qu’elles remettent en question notre compréhension du bonheur ? Nous sommes dans une période où notre société française est traversée par une crise d’anxiété particulièrement forte à l’égard de son avenir : inquiétude de ceux qui espèrent que l’Etat prendra en charge la fin de leur vie, angoisse de ceux qui doutent que leur jeunesse puisse s’investir dans une vie professionnelle solide, peur devant la charge que représenteront les centenaires de demain, crainte de ceux qui aujourd’hui ont entre vingt et trente ans et qui ne savent pas comment ils pourront être demain la providence de toute une société… Ces incertitudes dépassent largement le débat politique et technique d’une réforme des retraites mais rejoignent très profondément une question qui est au cœur de tout être humain : « Que vais-je devenir ? Quel est mon avenir ? Qui me le garantira ? Qui nous apportera le bonheur ? »
Pendant plusieurs décennies, nous nous sommes accoutumés à croire que la puissance de production de nos pays développés suffirait à couvrir tous les besoins. Durant des années, nous avons fait l’expérience d’un progrès continu des moyens de vivre et des conditions d’existence. Et nous avons pu croire que notre société avait enfin trouvé la clé de la sécurité pour le futur. Mais, comme cela arrive régulièrement au long de l’histoire des hommes, des crises et des dysfonctionnements viennent ébranler cette conviction et chacun se demande : « Que sera notre lendemain ? En qui mettons-nous notre espérance ? De quoi et de qui attendons-nous ce qui nous rendra heureux ? »
Nous savons que les moyens de couverture sociale et médicale mis en place dans notre pays apportent des garanties inconnues jusqu’à une très brève période. C’est une chance exceptionnelle, mais ce sont les soins ! Ce n’est pas le bonheur ! Le bonheur n’est pas simplement d’être soigné, d’avoir à manger ou un peu d’argent. Le bonheur, c’est que tous les désirs qui habitent le cœur de l’homme puissent être transformés et comblés dans une relation d’amour. Et cette relation d’amour ne pourra jamais être le résultat du gouvernement de la société. Elle ne peut être que le fruit de l’engagement des personnes les unes envers les autres.
C’est pour ce bonheur que Dieu a créé l’homme et lui a donné la vie, pour combler lui-même le désir du cœur de l’homme, pour la sainteté. Mais beaucoup se demandent si cette espérance folle n’est pas réservée à un tout petit nombre de gens exceptionnels, ceux qui arrivent à surmonter les désirs ordinaires et s’élèvent à l’attente de la sainteté. La liturgie de l’Église nous invite aujourd’hui à célébrer cette fête de tous les saints pour rendre visible cette foule immense, cette multitude de saints inconnus, qui reprend et englobe les quelques saints bien répertoriés de nos calendriers. La parole d’espérance et la promesse de bonheur des béatitudes ne sont pas destinées seulement à une élite restreinte de gens qui seraient les seuls capables de surmonter les difficultés de la vie. Elles sont vraiment promises à tout homme et à toute femme qui a le cœur droit. Cette multitude des quarante quatre mille évoquée par le livre de l’Apocalypse, c’est la foule de ceux qui ont été purifiés par le sang de l’Agneau, c’est-à-dire de ceux qui ont été plongés dans le baptême. Cette multitude rassemble celles et ceux qui nous ont précédés, qui ne voyaient peut-être pas beaucoup plus clair que nous, qui ne savaient pas beaucoup mieux que nous s’ils étaient capables de se réjouir d’avoir faim et soif de la justice, d’être persécutés ou affligés, mais qui ont cependant essayé de mener une vie droite selon la parole du Christ. Ce peuple immense d’hommes et de femmes qui sont maintenant debout devant le trône de l’Agneau, ce sont cette multitude d’hommes et femmes obscurs et inconnus qui ont essayé jour après jour d’être fidèles à la volonté de Dieu à travers les péripéties de la vie et parfois à travers des évènements douloureux et cruels. Cette multitude des saints porte notre espérance. Car si nous croyons vraiment qu’ils sont une multitude, c’est que beaucoup peuvent trouver leur place devant l’Agneau.
Mais comment vivons-nous ce chemin ? Comment avançons-nous avec confiance vers le don que Dieu nous fait de sa présence ? Nous sommes invités et contraints de vivre cette espérance à travers des évènements, des circonstances et des relations dans lesquels demeure cachée cette sainteté à laquelle nous sommes appelés et qui se construit en nous par la force de l’amour de Dieu. « Dieu a voulu que nous soyons appelés enfants de Dieu et nous le sommes mais ce que nous sommes ne paraît pas encore clairement » nous dit la première lettre de Jean (1 Jn 3, 1). Oui, chacun de nous est vraiment enfant de Dieu. Il nous a appelés et choisis pour être ses enfants bien-aimés. Mais toute notre vie n’a pas encore été transformée par cette dignité nouvelle. Toute notre vie n’est pas encore identifiée à la vie du Christ, le Fils premier né, le bien-aimé du Père. Nous vivons un long chemin de conversion et de purification pour que peu à peu notre identité véritable apparaisse dégagée des cicatrices, des blessures, des péchés et de la poussière du chemin.
Alors frères et sœurs, nous accueillons cette promesse du Christ : « Réjouissez-vous, soyez dans l’allégresse car votre récompense sera grande dans les cieux » (Mt 5, 12). Mais ceci ne signifie pas que les cieux se substitueront à ce que nous aurons vécu sur la terre, ou que le Christ nous promettrait le bonheur « pour après » afin que nous supportions le malheur pour le présent, ou que Dieu cherche à étouffer en nous le désir d’être heureux sur la terre. Cette béatitude transforme ce désir qui habite notre cœur, pour qu’il ne s’applique pas seulement à chercher des sécurités humaines, économiques, politiques, culturelles ou artistiques mais qu’il s’investisse vraiment dans le seul trésor que le Christ veut nous partager, qui est l’amour que Dieu porte à chacun d’entre nous. Oui, « nous sommes vraiment enfants de Dieu mais ce que nous sommes ne paraît pas encore » et tout le temps de notre vie nous devons essayer de laisser transparaître cette identité d’enfant de Dieu à travers ce qui reste encore dans notre existence de vieil homme, de péché, ou d’incapacité à aimer. Et parce que nous sommes des hommes et des femmes en chemin, nous ne devons pas nous impatienter, nous scandaliser ou nous maltraiter mais nous devons nous appuyer avec confiance sur la promesse de Dieu pour savoir que nous pouvons surmonter les épreuves de l’existence.
Le chrétien qui espère le Royaume des Cieux ne se détourne pas du royaume de la terre mais il sait que ce royaume de la terre passera. Il sait aussi qu’il a reçu et qu’il reçoit quotidiennement la force de transformer ce royaume de la terre. Il sait qu’il est appelé à surmonter les obstacles, les violences, les injustices, les persécutions, non par un surcroît de violence ou d’injustice mais par la puissance de l’amour de Dieu qui nous donne de partager le chemin du Christ livrant sa vie. Le chrétien n’est pas quelqu’un qui échappe à la terre pour gagner le ciel. C’est quelqu’un qui irrigue la terre de la présence du ciel, quelqu’un qui transforme le monde par l’amour, quelqu’un qui illumine la nuit par la lumière du Christ, quelqu’un qui construit une société de justice et de paix en offrant sa propre vie pour le salut de ses frères.
Frères et Sœurs, rendons grâce à Dieu ! Bénissons-le pour cette multitude d’hommes et de femmes qui nous ont montré le chemin, qui ont pris leur part de ce drame millénaire auquel nous participons. Leur vie et leur exemple nous permettent de prendre notre place dans ce combat pour le temps de notre vie, pour les rejoindre dans la lumière bienheureuse. Amen.
+ André cardinal Vingt-Trois Archevêque de Paris