Homélie du Cardinal André Vingt-Trois - Assemblée plénière des évêques - 32e dimanche du temps ordinaire année C
Lourdes, dimanche 7 novembre 2010
Cette homélie du cardinal Vingt-Trois à Lourdes lors de l’Assemblée Plénière des Evêques de France invite à regarder la résurrection non comme la continuation dans l’au-delà de ce que nous connaissons en ce monde mais comme une existence radicalement nouvelle, qui est en même temps le sens ultime de notre vie ici-bas. C’est le cœur de l’espérance chrétienne mais cette dignité nouvelle a aussi ses exigences.
– 2 M 7, 1-2.9-14 ; Ps 16, 1.3.5-6.8.15 ; 2 Th 2, 16-3,5 ; Lc 20, 27-38
Après la fête de la Toussaint et à mesure que nous approchons de la fin de l’année liturgique, - nous la célèbrerons dans 15 jours -, la liturgie nous propose de tourner notre regard, notre attention, notre réflexion et notre prière, vers la fin de notre vie et aussi vers la fin du monde. Elle nous invite à considérer ce que va devenir ce monde que nous connaissons.
L’histoire racontée par le sadducéen qui interroge Jésus au sujet de la résurrection nous aide à comprendre quelle est notre représentation spontanée de la durée, de la continuité et de la transmission. En fait, et c’est bien naturel, nous nous préoccupons d’abord de savoir s’il y aura une suite à notre vie, non pas dans l’au-delà, mais ici-bas. Que se passera-t-il après moi ? Que restera-t-il de ce que nous avons fait ? De ce que nous avons construit ? Des relations que nous avons nouées ? Y aura-t-il quelqu’un pour se souvenir de nous quand nous serons morts ? Combien de gens aujourd’hui choisissent de se faire incinérer tout simplement parce qu’ils pensent que personne n’ira jamais au cimetière prier sur leur tombe ! Combien imaginent qu’après eux il n’y aura plus personne pour penser à eux !
Cette question n’est pas simplement une question affective, comme si nous avions besoin de savoir que nous resterons vivants dans la mémoire de ceux qui nous survivront.
C’est une question beaucoup plus profonde : c’est la question de la continuité de l’humanité. Si l’homme et la femme sur la terre donnent la vie à des enfants, c’est précisément pour assurer cette continuité de l’espèce humaine et pour déployer une histoire dans laquelle chaque génération accomplit sa mission et laisse la place à la génération suivante. Très naturellement, les sadducéens se représentent l’avenir sous cette forme d’une transmission des générations. Et la nécessité de faire perdurer le peuple est devenue un impératif tellement fort dans la tradition d’Israël, que lorsqu’un homme meurt sans avoir laissé de descendance, son frère épouse la veuve et ainsi de suite jusqu’à ce que la descendance soit assurée. C’est ce qu’évoque l’histoire de ces sept frères qui ont eu successivement la même femme. Pour les saducéens, la seule continuité imaginable est donc la prolongation, l’extension de notre temps à travers l’avenir par les générations qui viendront.
Or, ce que le Christ annonce avec la Résurrection n’est pas du tout la continuité pure et simple de ce monde. Il ne nous annonce pas que tout ce que nous avons sur terre sera garanti pour l’éternité, que nous nous retrouverons, plus ou moins, tels que nous sommes ici-bas, que nous reverrons les mêmes gens dans une apparence semblable, pour poursuivre avec eux les mêmes relations… La Résurrection ne sera pas simplement un geste de Dieu pour assurer que tout ce que nous connaissons sera bien conservé et continuera ! Le Christ nous révèle que la Résurrection, c’est un autre monde. Elle est le don d’une existence nouvelle, dans laquelle la continuité n’y est plus assurée par la génération des enfants, mais par la permanence de Dieu. Ceux qui ressusciteront seront « des fils de Dieu », et vivront « pour Lui » dit Jésus (Lc 20, 36 et 38). Au ciel, la relation entre les êtres ne se traduira plus par des relations marquées par la temporalité comme nous en avons l’habitude dans notre vie, mais par des relations d’éternité comme c’est le cas pour les anges. Bref, nous sommes invités à ne pas vainement imaginer une forme de poursuite de ce monde au-delà, mais à nous préparer à l’inauguration d’un monde nouveau.
Plus profondément encore, nous sommes invités à reconnaître que ce monde nouveau auquel Dieu nous appelle est déjà commencé, puisque nous y entrons par le baptême et y demeurons par la communion au Christ. Vous vous souvenez peut-être de la lecture faite le jour de la Toussaint : « Enfants de Dieu nous le sommes déjà, mais ce que nous sommes ne paraît pas encore » (1 Jn 3, 2). Déjà ce monde de la vie qui ne finit pas, du Dieu des vivants, ce monde de la transparence et de la communion entre les êtres est une réalité en notre temps. Mais c’est une réalité encore en germe, en cours de développement, de fructification, une réalité qui n’est pas achevée, une espérance qui nous soutient à travers le temps de notre vie.
Dans le récit des martyrs d’Israël, la question de cette réalité de cette participation à la vie divine en ce temps que nous vivons est posée de façon radicale, par l’alternative proposée aux sept frères : renier Dieu et sa loi sous la contrainte ou périr. A travers le sacrifice de leur vie qu’ils font sous les yeux de leur mère se manifeste qu’en ce monde, dans notre expérience et notre existence humaine, il y a quelque chose de plus radical et de plus important que notre vie elle-même. Ce fondement de notre vie, qui y est inscrit mais qui la dépasse, c’est le sens ultime de notre vie. Il ne vaut pas la peine de vivre si c’est au prix du reniement du sens de notre vie.
Vous connaissez la phrase que l’on prête à Blanche de Castille à son fils Saint Louis, lui disant qu’elle préférerait le voir mort plutôt que coupable d’un seul péché mortel. Il y a dans notre vie des enjeux plus importants que notre vie elle-même. Aujourd’hui comme hier, pour être fidèle au Christ, il y a des moments où il faut que nous acceptions de renoncer à un certain nombre de biens que nous possédons ou à la réputation que nous avons ou aux commodités de notre vie. Etre vraiment disciples du Christ, c’est habiter cette terre et cette existence humaine historique avec la certitude que Dieu veut la conduire vers un achèvement qui dépasse ce que nous connaissons. Cette perspective de foi a des conséquences concrètes dans nos existences. Les éluder serait perdre le sens même de la vie humaine.
Ce fondement de notre vie est à la fois notre espérance, ce qui nous permet de vivre et l’exigence qui nous permet de relativiser tout ce que nous avons, tout ce que nous avons reçu, tout ce que nous espérons transmettre, tout ce que nous sommes, tout ce que nous sommes devenus grâce à Dieu. Tout cela est second par rapport à la dignité inouïe que Dieu nous donne d’être vraiment ses enfants et de vivre en lui étant unis dans le Christ son Fils unique.
Frères et sœurs, prions Dieu que la foi qu’il a mise en nos cœurs nous aide à comprendre la puissance de transformation qu’il inscrit dans l’histoire humaine quand il nous invite à vivre dès ici-bas comme le Christ. Que cette puissance de transformation nous aide à attendre le ciel non pas comme la continuation de ce que nous vivons mais comme un monde nouveau dans lequel ce nous connaissons sera transformé et mené à son accomplissement. Amen.
+André cardinal Vingt-Trois, Archevêque de Paris, Président de la Conférence des évêques de France