Homélie du Cardinal André Vingt-Trois - 33e dimanche du temps ordinaire - Année C - Fête de la paroisse Saint-Léon et inauguration du foyer d’étudiants et de la crèche la Goutte de lait
Dimanche 14 novembre 2010, Saint-Léon (Paris XVe)
Le Christ ne nous donne pas la date de la fin des temps ou le moment de notre mort. Il nous prévient que nous avançons vers ce moment au milieu des contradictions et dans un monde marqué par des fléaux. Pour les chrétiens, c’est le temps du témoignage confiant et de l’expérimentation de la puissance de la Parole de vie.
– Ml 3, 19-20a ; Ps 97, 5-9 ; 2 Th 3, 7-12 ; Lc 21, 5-19
Frères et sœurs,
À mesure que nous approchons de la fin de l’année liturgique, l’Église nous invite à méditer sur la fin des temps de l’histoire, ou selon les termes de l’Ecriture, sur le Jour du Seigneur. La prophétie de Malachie que nous avons entendue nous dit : « Voici que vient le jour du Seigneur, brûlant comme une fournaise. Tous les arrogants, tous ceux qui commettent l’impiété, seront de la paille. Le jour qui vient les consumera, déclare le Seigneur de l’univers, ... Mais pour vous qui craignez mon Nom, le Soleil de justice se lèvera : il apportera la guérison dans son rayonnement » (Ml 3, 19-20).
Au retour glorieux du Christ, le Jour du Seigneur sera un jour de jugement, mais pas au sens où nous l’entendons d’un tribunal. En ce Jour, Dieu fera apparaître la vérité de nos vies et celle de l’histoire du monde. Il dévoilera ce qui habite le cœur des hommes et manifestera comment les hommes auront été fidèles ou infidèles à la voix de Dieu perçue dans leur conscience ou reçue par la prédication et l’annonce de l’Evangile. Il éclairera la manière selon laquelle nous avons accueilli, entendu et suivi la Parole du Seigneur.
Une question habite de manière lancinante notre esprit et nos préoccupations : « Quand ce Jour surviendra-t-il ? ». Mais, personne ne sait le jour et l’heure de sa propre mort, et a fortiori nous ne savons pas plus la date de la fin de l’histoire et du retour du Seigneur. En lisant le Nouveau Testament, nous savons que la première génération des chrétiens pouvait penser que ce moment surviendrait rapidement. « Cette génération ne passera pas avant que tout cela n’arrive » dit d’ailleurs l’évangile de saint Luc (21, 32). Mais, comme les années ont passé, il a fallu voir les choses autrement. Le Christ ne cherche pas à répondre à la question du jour et de l’heure, mais, ce qui est beaucoup plus important, il veut préparer ses disciples à vivre cette période dont ils ne connaissent pas la durée et qui s’étend entre son ascension et son retour à la fin des temps : « Comment faut-il vivre en attendant ? Comment l’humanité attend-elle le retour du Christ ? Comment attend-on le jour de notre mort ? Que fait-on ? Reste-t-on « dans l’oisiveté, affairés sans rien faire » (2 Th 3, 11) ou bien travaille-t-on et essaye-t-on d’agir ? En vue de quoi faut-il se mobiliser, pour hâter le dernier jour ou pour nous permettre de l’attendre ? Quel va être le sens et le dynamisme de nos réalisations en ce monde ? »
Dans l’Evangile, nous avons l’exemple de la très belle réalisation du Temple de Jérusalem. Même s’il était une pâle reproduction de ce qu’était le Temple de Salomon dans l’imaginaire de l’époque, c’était une entreprise magnifique, due en partie à la générosité des fidèles (Lc 21, 5). Les disciples admirent ce bâtiment grandiose et Jésus leur annonce de manière abrupte : « Il sera détruit, il n’en restera pas pierre sur pierre » (Lc 21, 6). Nous savons que plus dure encore sera la destruction effective du Temple, qui signifiera pour presque tous les juifs, la fin de tout, l’abomination de la désolation, le Jour du Seigneur s’abatant sur son peuple. A la demande des disciples qui demandent quels en seront les signes précurseurs (Lc 21, 7), Jésus parle de catastrophes : les pays dressés les uns contre les autres, les fléaux de la nature, les épidémies, bref, le journal télévisé actualisé jour après jour, le spectacle des accidents et des malheurs qui frappent sans cesse l’humanité. Ces événements qui bouleversent l’histoire des hommes et sèment la mort peuvent nous donner le sentiment de la précarité de ce que nous vivons, ou nous faire sentir que nous ne sommes que des passagers dans l’histoire des hommes sur cette terre. Mais ils ne sont pas les évènements de la fin des temps, ils ne sont pas le Jour du Seigneur. Ces faits tragiques sont des signes qui dessinent le cadre contradictoire dans lequel nous sommes appelés à vivre la fidélité à la Parole de Dieu.
Nous rêvons toujours d’un univers harmonieux où la foi chrétienne serait reçue et accueillie avec beaucoup de complaisance et où tout le monde se ferait un devoir d’être d’accord avec les préceptes de l’Evangile. A défaut de l’avoir jamais connu, nous nous imaginons que cet idéal a existé par le passé. Mais quand nous regardons l’histoire de l’Église, depuis l’Ascension du Christ jusqu’à nos jours, nous sommes bien loin d’un équilibre harmonieux et d’une connivence entre la société et l’Evangile. Nous constatons plutôt qu’il s’agit d’une lutte sans cesse renaissante allant des premiers martyrs et de la lapidation d’Etienne, jusqu’aux témoignages des martyrs de notre temps, tués à cause de leur fidélité à l’Evangile. « On vous traduira devant les tribunaux, on vous mettre à mort et en faisant cela on croira servir Dieu » (Lc 21, 12). Voici le climat et la situation réels dans lesquels nous sommes appelés à vivre la fidélité au Seigneur !
Dès lors, la question est de savoir si nous allons nous laisser décourager, et si nos convictions vont être démolies dès lors qu’elles rencontrent l’adversité ? Allons-nous baisser les bras en disant : « Puisque personne n’est d’accord, je ne vais pas changer le monde à moi tout seul, et je préfère me mettre d’accord avec les autres puisque qu’ils ne veulent pas se mettre d’accord avec moi » ? Pour échapper à cette hostilité ou cette indifférence à l’Evangile, allons-nous peu à peu intérioriser notre foi et nous habituer à vivre une vie comme si le Christ n’était jamais venu ? Voulez-vous devenir de bons citoyens comme les autres, sans problème et sans question, qui se réunissent de temps en temps dans une église pour faire des dévotions qui leur permettent d’exprimer leur foi pourvu que personne ne le sache, pourvu qu’en vous voyant sortir de votre immeuble le dimanche matin, vos voisins croient que vous allez faire votre marché ? C’est peut-être ce qui nous plairait parfois, mais ce n’est pas ainsi que l’Evangile porte du fruit.
L’Evangile se réalise si nous sommes fidèles à la Parole du Christ, si nous ne vivons pas dans la crainte d’être submergé par l’adversité, ni dans l’idée que l’indifférence ambiante (qui peut parfois devenir hostilité) devienne plus forte que notre foi, et que quelques groupes fanatiques et fanatisés viennent venir détruire ce que nous avons construit. « Ne vous inquiétez pas de votre défense, dit le Christ. On portera la main sur vous, on vous fera comparaître, ce sera pour vous l’occasion de rendre témoignage. Mettez-vous dans la tête que vous n’avez pas à vous soucier de votre défense. Moi-même je vous inspirerai un langage et une sagesse à laquelle tous vos adversaires ne pourront opposer ni résistance ni contradiction. Vous serez livrés même par vos parents, vos frères, votre famille et vos amis, et ils feront mettre à mort certains d’entre vous. Vous serez détestés de tous, à cause de mon Nom. Mais pas un cheveu de votre tête ne sera perdu » (Lc 21, 14-18).
Voilà la véritable épreuve de la foi. Avons-nous vraiment confiance en cette parole que Dieu prononce pour nous comme il l’a prononcé jadis pour ses disciples ? Croyons-nous vraiment que la puissance de l’amour de Dieu, à l’œuvre à travers l’histoire des hommes, sera plus forte et finira par l’emporter ? Avons-nous confiance qu’à travers les événements, les péripéties de notre histoire, les chocs, les violences, les guerres, les épidémies, les catastrophes, et toutes les souffrances infligées aux hommes, « pas un cheveu de notre tête ne sera perdu » (Lc 21, 18) ? Croyons-nous vraiment que c’est Dieu qui est l’accomplissement de l’humanité, et non pas nos productions, nos œuvres et nos travaux ? Tout cela peut être détruit et pulvérisé ; nous pouvons être dispersés à travers le monde ; nous pouvons être mis à mort. Mais la foi a vaincu le monde. Mais la Parole de Dieu est ce qui demeure. Mais le Christ est ressuscité d’entre les morts : « Mort, où est ta victoire ? » (Co 15, 55).
Ainsi, année après année, nous cheminons pour un temps indéterminé, dans cet enchevêtrement de luttes, d’œuvres de mort, de contradictions, mais également de réalisations extraordinaires de l’intelligence humaine, de progrès accomplis au long des siècles, même si tous n’ont pas apporté le bonheur. Nous cheminons les yeux fixés sur le Christ qui est notre vie, l’oreille attentive à la Parole de Dieu qui ouvre nos cœurs, appuyés sur la certitude que Dieu n’abandonne jamais ceux qu’Il a choisis et qu’Il a appelés. C’est par notre fidélité à la Parole de Dieu, notre persévérance à l’écouter et notre constance à la mettre en pratique que nous obtiendrons la vie, et non par la splendeur de nos réalisations.
Comme vous le savez, cette semaine le Pape a publié l’exhortation apostolique consécutive au Synode de 2008 sur la Parole de Dieu. Je vous conseille d’en méditer les pages progressivement pour prendre conscience de cette puissance agissante de la Parole de Dieu. Comme le dit le prophète Isaïe : « La parole qui sort de ma bouche ne revient pas vers moi sans avoir transformée la terre » (55, 11). Oui, le Seigneur Jésus Christ, Parole éternelle du Père, est venu parmi nous pour manifester la puissance de Dieu et pour nous donner l’espérance et la certitude que chacune des existences humaines en ce monde est appelée par l’amour de Dieu à la paix et au bonheur. Qu’il nous donne de progresser dans cette foi, de nous établir dans cette conviction et d’y persévérer.
Amen.
+ André Cardinal Vingt-Trois
Archevêque de Paris