Homélie du Cardinal André Vingt-Trois – Année A – Messe en l’église Saint-Jean du Latran, lors du pèlerinage des séminaristes du diocèse de Paris à Rome.
Mercredi 5 janvier 2011 - St Jean du Latran (Rome)
Lors d’une messe solennelle célébrée avec tous les séminaristes du diocèse de Paris et leurs formateurs à la basilique Saint Jean de Latran, Mgr Vingt-Trois a rappelé que la charité fraternelle vécue dans les communautés chrétiennes était le lieu où chacun peut expérimenter a présence du Christ et trouver la paix pour engager sa propre conversion et affronter toutes les difficultés de la vie chrétienne.
– 1 Jn 4, 11-18 ; Ps 71, 1-2.10-13 ; Mc 6, 45-52
Chers amis,
En lisant l’Evangile de saint Marc, nous suivons un chemin où s’approfondissent simultanément la manifestation de la divinité du Christ et l’aveuglement de ceux qui en sont témoins. « Leur cœur était aveuglé, et ils n’avaient pas compris la signification du miracle des pains » nous dit l’Evangile (Mc 6, 52). Cette incompréhension et cet aveuglement vont grandir tout au long du ministère public du Christ jusqu’à sa crucifixion.
L’Evangile de Marc est comme un scénario de film qui présente des scènes visuelles particulièrement évocatrices. Dans ce passage que nous avons entendu, nous voyons d’un côté Jésus, seul, à terre, dans la montagne où il prie ; et de l’autre côté les disciples obligés, forcés, poussés dans le dos pour monter dans la barque et gagner le milieu du lac. Ils se débattent avec les rames, impuissants à surmonter le vent et les flots. Sur ce tableau qui se dessine, nous apercevons le Christ qui prie dans la solitude et intercède pour les hommes, cette barque - qui évoque l’humanité, mais plus précisément la barque de Pierre, l’Église – qui est prise au milieu des flots, et les disciples, qui se démènent contre les éléments, les obstacles et tout ce qui vient contrecarrer leur navigation. Dans notre esprit, cette image se superpose peu à peu à la réalité de notre vie personnelle, quand nous avons l’impression de lutter dans une ignorance, une incompréhension ou un marasme complets. Ce tableau évoque aussi la vie de l’Église qui se tente de résister au milieu des événements du monde et à travers la succession des âges.
Nous savons que pendant ce temps, Jésus est sur la montagne en train de prier. L’Evangile nous le dit. Mais de cette prière solitaire du Christ sur la montagne nous attendons les signes et la manifestation. Et voilà que Jésus, les voyant se démener, vient vers eux à la fin de la nuit, en marchant sur la mer. Voici qu’il s’approche. Ils le prennent pour un fantôme et n’arrivent pas à le reconnaître (Mc 6, 49). Dans cette scène très précise et visuelle se dessine un autre élément habituel de notre expérience spirituelle : notre regard est brouillé, nous voyons le Christ s’approcher, nous le reconnaissons et en même temps nous n’arrivons pas à croire que c’est lui. C’est le pain quotidien de notre vie de foi, du combat de l’Église, de notre engagement dans la conversion de notre cœur, de notre engagement dans la prière. Nous voyons le Christ, à la fois si proche et si différent. Il est là et nous croyons voir un fantôme ou une illusion.
C’est pourquoi le Christ ne se contente pas de venir jusqu’à eux depuis le haut de la montagne. Il s’est approché d’eux et leur dit : « Confiance ! C’est moi ; n’ayez pas peur ! » (Mc 6, 50). Il nous invite à nous en remettre totalement à sa présence et à sa capacité de surmonter les difficultés. Le texte nous dit : « il monta dans la barque et le vent tomba, au point qu’ils sont bouleversés de stupeur » (Mc 6, 51).
Cette présence du Christ nous l’expérimentons, mais sous les signes sacramentels de l’Église. Aucun de nous n’a fait la rencontre physique du Christ, comme nous le rappelle l’épitre de saint Jean : « Dieu, personne ne l’a jamais vu » (1 Jn 4, 12). Pour nous, qui n’avons jamais vu le Christ et ne le verrons pas ici-bas, comment allons-nous recevoir cette parole (« n’ayez pas peur ») et entrer dans la confiance ? L’épitre de Jean nous indique le chemin par lequel le Christ ressuscité n’est pas simplement une illusion, un fantôme, une image produite par nos rêves ou par un moment d’émotion mystique : le Christ est présent physiquement dans notre vie à travers la charité fraternelle et par l’expérience de l’Église. « Nous devons nous aimer les uns les autres. » (1 Jn 4, 11). Et alors, nous savons que Dieu est vraiment parmi nous. « Si nous nous aimons les uns les autres, Dieu demeure en nous, et son amour atteint en nous sa perfection » (1 Jn 4, 12).
C’est pourquoi le chemin de la foi et la conversion de notre vie passent inévitablement par une expérience de l’Église qui ne soit pas une expérience lointaine, mais une expérience prochaine et immédiate. Si nous sommes invités à vivre dans la relation fraternelle avec ceux et celles qui nous entourent, c’est que par elle, Dieu lui-même se rend présent à nous à travers la découverte de l’amour entre frères, de l’amour de la communauté ecclésiale, de l’amour de chacun et de chacune de ceux qui nous sont donnés. En nous livrant à cet amour mutuel, nous apprenons peu à peu à connaître ce Dieu que nul n’a jamais vu, et nous expérimentons plus profondément la sécurité et la sérénité du cœur. « Il n’y a plus de crainte dans l’amour » (1 Jn 4, 18). « Confiance n’ayez pas peur » (Mc 6, 50). Ce n’est pas en vertu de révélations particulières que nous recevons la paix, mais parce que nous parcourons avec des frères le chemin par lequel le Christ nous conduit. Ceux-ci sont pour nous à la fois des guides, des soutiens, des encouragements, et ensemble, nous expérimentons que Dieu dans son amour est plus grand que nos faiblesses. « L’amour parfait chasse la crainte, celui qui reste dans la crainte n’a pas atteint la perfection de l’amour » (1 Jn 4, 18).
Chers amis, dans ces quelques jours où vous avez la possibilité et la grâce de vivre plus « librement » que d’habitude, ne serait-ce que parce que vous êtes moins chargés de travail, vous avez aussi plus de temps à passer ensemble et plus d’opportunités de vous découvrir dans vos différences et de vous reconnaître dans vos personnalités ou dans ce que vous apportez à la communauté. C’est un temps où doit grandir en vous la certitude que Dieu est là quand l’amour est vivant, que Dieu est présent là où l’amour est à l’œuvre. « Celui qui demeure dans l’amour, demeure en Dieu et Dieu demeure en lui » (1 Jn 4, 16). Rendons grâce à Dieu pour ce temps, où de façon plus libre et plus forte vous pouvez éprouver cette présence de Dieu à travers la présence de vos frères.
Amen.
+ André cardinal Vingt-Trois, Archevêque de Paris.