Homélie du Cardinal André Vingt-Trois, Fête de saint Antoine le Grand - Messe en la paroisse Saint-Antoine des Quinze-Vingts

Dimanche 23 janvier 2011 – Saint-Antoine des Quinze-Vingts (Paris XII)

Les exemples de saint Antoine du désert et de ceux qui quittent pour le Christ est prophétique pour nous tous qui vivons dans le monde. Ils nous montrent que le chemin de la joie profonde passe par le détachement réel par rapport aux biens matériels.

 Is 8, 23b-9.3 ; Ps 26, 1.4.13-14 ; Mt 19, 16-21

Frères et sœurs,

« Sur ceux qui habitaient le pays de l’ombre une lumière a resplendi. Tu as prodigué l’allégresse, tu as fait grandir la joie. » (Is 9, 1) Comme l’avait annoncé le prophète Isaïe, la venue du Christ en ce monde répand sur l’humanité une grande lumière, source d’allégresse et de joie. La manifestation du fils de Dieu dans l’histoire des hommes éclaire nos existences. Et cependant, chacun de nous fait aussi l’expérience d’un certain nombre de difficultés, de souffrances et de tristesses qui traversent sa vie. Comment vivons-nous l’écart entre la joie promise et offerte, et l’expérience de nos propres limites, de nos erreurs, de l’inquiétude et de la peine qui envahissent nos cœurs et ceux de nos contemporains ? D’où vient cette difficulté que nous avons pour nous laisser porter par la joie du Christ et entraîner vers des chemins de bonheur ?

Le dialogue entre l’homme riche et Jésus nous aide à comprendre d’où peut venir cette tristesse qui habite nos cœurs. « Le jeune s’en alla tout triste » dit l’évangile, « car il avait de grands biens » (Mt 19, 21). Certes, il avait observé les commandements avec une certaine fidélité : « tout cela je l’ai observé » dit-il à Jésus (Mt 19, 20). Et en entendant la liste de ces commandements, nous nous apercevons que c’est déjà beaucoup. Mais l’observance des commandements ne suffit pas à faire de notre existence une plénitude de joie et d’allégresse, à combler notre vie. On peut ne pas commettre de meurtre, d’adultère, de vols, ne pas porter de faux témoignages, honorer son père et sa mère et même aimer son prochain, tout en gardant au fond de soi un sentiment d’insatisfaction ou d’inachèvement.

Comment surmonter cette difficulté ? Quel est le pas de plus à engager ? « Que me manque-t-il encore ? » (Mt 19, 20). « - Si tu veux être parfait, va, vends ce que tu possèdes, donne-le aux pauvres, et tu auras un trésor dans les cieux. Puis, viens, suis-moi. », répond Jésus (Mt 19, 21). La première question de l’homme riche à Jésus concernait ce qu’il faut faire (« que dois-je faire de bon pour avoir la vie éternelle ? » (Mt 19, 16)), et la réponse du Christ qui rappelait les commandements se situait exactement dans ce registre. Avec cette deuxième réponse de Jésus, nous ne sommes plus dans l’ordre de ce qu’il faut faire, du bien à accomplir ou du mal à éviter. Nous percevons l’appel à une rupture fondamentale dans l’existence, qui va se traduire par un acte de foi au Christ et la décision de ne plus appuyer notre vie sur nos biens, mais sur Dieu.

Nous avons une manière, peut-être inévitable, de contourner cet appel du Christ à le suivre à tout donner aux pauvres en le transcrivant dans des modèles de fonctionnement qui ne nous sont pas applicables. C’est ce que fait l’homme riche, qui s’en va tout triste. Les paroles du Christ n’ont finalement pas d’effet sur sa vie.

Saint Antoine, que nous célébrons aujourd’hui, a pris ces paroles au pied de la lettre. Il s’est débarrassé de tout ce qu’il avait, il a vendu ses biens, a donné l’argent et est parti vivre dans la solitude à la suite du Christ. Cet exemple, nous parait héroïque et peut-être édifiant, mais en même temps inimitable, à moins que nous ayons la vocation particulière de devenir des ermites ! Nous sommes tentés de voir dans ces hommes et ces femmes qui lâchent tout et s’en remettent à Dieu pour toute leur vie, des chrétiens de première catégorie. Nous les admirons, mais Dieu merci, ils sont peu nombreux. Je pense que la foule qui s’est pressée pour regarder le film « Des hommes et des dieux » était fascinée par le choix radical de ces hommes, comme nous sommes impressionnés quand nous voyons des hommes ou des femmes tout quitter pour s’enfoncer dans une vie de contemplation et de conversion. Après ceux-là, il y aurait les chrétiens de deuxième catégorie : ceux qui, comme nous, sont contraints à la vie séculière avec ses obligations, ses compromissions, et cette impossibilité d’atteindre à la sainteté et à la perfection.

Mais je crois que cela n’est pas le chemin que le Christ a voulu ouvrir et le modèle de vie que l’Église nous propose. Pour mettre en pratique cette invitation du Christ sans devenir ermite, pour quitter nos biens et suivre le Christ, tout en menant une vie ordinaire, nous devons comprendre que le choix radical de celles et de ceux qui quittent tout pour suivre le Christ, n’est pas héroïque et exceptionnel, mais plutôt prophétique : ils manifestent ici et maintenant, concrètement, ce que tous nous sommes appelés à devenir : des hommes et des femmes qui ne vivent que du Christ.

Le chemin par lequel nous arrivons à cette communion totale avec le Christ est long. Nous y apprenons laborieusement à devenir vraiment libres, avec des avancées et des reculs, des succès et des échecs. Nous y apprenons la liberté par rapport à nos biens, en ne nous conduisant pas comme des propriétaires pouvant disposer de tout ce qu’ils ont sans se poser de question et qui se donnent beaucoup de mal pour préserver ce qu’ils ont des risques de devoir le partager. Nous apprenons à recevoir ce que nous avons comme de bons gérants, comme des gens qui ont à leur disposition un certain nombre de ressources pour réaliser quelque chose, et non pour s’enfermer et se bloquer sur ce qu’ils ont. La tristesse du jeune homme qui quitte le Christ ne vient pas seulement de ce qu’il avait de grands biens, mais surtout de ce qu’il était aliéné par ses richesses.

Comment donc devenir libre et saint dans les conditions de la vie habituelle ? Comment progresser dans la liberté à l’égard de ce que nous avons reçu, de ce que nous avons produit, de ce que nous avons gagné et de ce que nous possédons ? Comment apprendre peu à peu à situer dans une échelle de valeur ce qui est le plus important et ce qui l’est moins ? Ceci, nous le découvrons ensemble, en accueillant la parole de Dieu, en la méditant et en partageant le fruit de nos méditations. Les uns avec les autres, nous percevons peu à peu qu’il est possible de s’engager totalement à la suite du Christ dans une vie au cœur de la société et du monde qui nous entoure.

Cette liberté vis-à-vis des biens matériels est, non seulement la condition de notre suite du Christ, mais aussi le fondement de relations pacifiées entre nous. Combien de fois constatons nous que la volonté de défendre son bien, de le faire croitre ou de le posséder, nous rend inaptes à entretenir des relations réelles avec les hommes et les femmes qui nous entourent ? Chacun de nous ne connait-il pas des familles éclatées ou traversées par des courants de jalousie et de haine, parce que l’on n’accepte pas que la relation d’un homme avec sa femme, d’un couple avec ses enfants, des membres de la parenté les uns avec les autres, sont plus importantes que la possession des biens ? Combien de fois sommes-nous devenus dépendants de ce que nous avons ?

Si nous voulons progresser dans la sainteté et dans la joie, il nous faut vivre peu à peu le détachement et comprendre que les biens que nous avons et que nous acquérons, les biens que nous désirons et ceux que nous consommons ne peuvent en aucun cas gouverner notre manière de vivre, commander notre liberté ou définir nos relations.

La parole de l’Evangile et l’exemple de ceux qui quittent tout pour suivre le Christ, ne sont pas des réalités d’un autre monde. Ils ouvrent un chemin devant nous, pour nous convaincre qu’il y a dans notre vie quelque chose qui compte plus que ce que nous avons et que ce que nous faisons : l’amour du Christ et celui de nos frères pour lesquels nous acceptons de perdre quelque chose.

Frères et sœurs, demandons au Seigneur qu’il fasse grandir en nous le désir de ne faire plus qu’un avec lui et les uns avec les autres, et qu’il nous donne la liberté de vivre en ce monde sans être dépendants de ce monde. Amen.

+ André cardinal Vingt-Trois, Archevêque de Paris.

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