Homélie du Cardinal André Vingt-Trois - Solennité de la Visitation, 4e centenaire de la fondation de l’Ordre de la Visitation par St François de Sales et Jeanne de Chantal

Basilique de la Visitation d’Annecy - Lundi 31 mai 2010

 So 3, 14-18 ; Isaïe 12 ; Rm 12, 9-16b ; Lc 1, 39-56

Frères et Sœurs,

Si l’évangéliste saint Luc nous rapporte cette visite de Marie à Elisabeth, ce n’est certainement pas par souci de l’anecdote, ou pour nous faire découvrir quels types de relations existaient entre les deux femmes. Il veut nous faire comprendre quelque chose qui touche à l’économie du Salut et prépare à la naissance de Jésus de Nazareth. De même, ce n’est pas par accident que le chant d’action de grâce de la Vierge Marie vient à la fin du récit de cette visite, comme la conclusion du cycle des annonciations. Nous pourrions en effet imaginer que le Magnificat de Marie suive son dialogue avec l’Ange Gabriel. S’il est placé après la visite à Elisabeth, c’est pour manifester que cette démarche était nécessaire pour que Marie puisse chanter ce chant de louange.

Pour comprendre pourquoi la Visitation prépare au Magnificat, il nous faut d’abord faire un petit effort d’imagination, nous qui connaissons la fin de l’histoire, pour qui tout est accompli du plan du Salut et pour qui l’Esprit Saint a été répandu en nos cœurs. Mais comment la Vierge Marie a-t-elle pu comprendre au départ ce qui arrivait lorsqu’elle a vu surgir un ange dans sa maison de Nazareth, et qu’il lui a annoncé qu’elle serait la mère du Sauveur ? Les quelques phrases de l’Evangile ne suffisent pas pour exprimer la stupéfaction qui a du être la sienne. Et même si le dialogue se termine bien dans l’ordre de la grâce (« qu’il me soit fait selon ta parole » (Lc 1, 38)), comment l’humanité de Marie a-t-elle pu adhérer profondément à ce que Dieu lui demandait ? Comment identifiait-t-elle que c’était la volonté de Dieu qui s’était exprimée par la bouche de l’ange, comme elle en fera le récit à l’évangéliste beaucoup plus tard ? Au fond, comment voir clair devant des propos aussi extraordinaires ?

Marie pouvait-elle y voir clair seule ? N’avait-elle pas besoin d’en parler à quelqu’un, pour qu’une parole humaine donne à cet épisode stupéfiant sa dimension de contenu de foi ? Et puisque Elisabeth est elle aussi enceinte, c’est vers elle que Marie va se rendre et c’est Elisabeth qui donnera cette parole qui confirmera ce que lui a dit l’Ange Gabriel : « Comment ai-je ce bonheur que la mère de mon Seigneur vienne jusqu’à moi ? Car, lorsque j’ai entendu tes paroles de salutation, l’enfant a tressailli d’allégresse au-dedans de moi. » (Lc 1, 43-44). Dès lors, Marie sait qu’elle n’est pas le jeu d’une illusion, d’une idée fixe ou d’un fantasme, mais que c’est vraiment l’œuvre de Dieu qui s’accomplit. Elle porte en elle le Sauveur, comme Elisabeth le lui dit.

Il y a plus. A travers la reconnaissance de ce qu’elle a reçu par une personne autre qu’elle-même, Marie découvre aussi que l’enfant porté par Elisabeth reconnait déjà son fils. Le lecteur de l’évangile comprend que cet enfant qui sera le plus grand parmi les prophètes atteste déjà que celui que porte Marie est vraiment le Fils de Dieu.

C’est pourquoi le chant de louange de Marie peut alors se déployer. Elle ne se réjouit pas pour une intuition, pour des idées ou des désirs qu’elle aurait eus toute-seule. Elle ne chante pas non plus à cause d’une vision heureuse ou d’une parole de grâce. Elle rend grâce pour un événement avec un contenu concret qui est attesté par la parole d’Elisabeth et par la rencontre qu’elles vivent toutes les deux.

Il me semble que cette dimension (de discernement, de confirmation ou d’authentification mutuelle) de la rencontre de Marie et d’Elisabeth, éclaire d’un jour particulier la relation qui a uni Saint François de Sales et Sainte Jeanne de Chantal. Chacun de son côté était fort capable de devenir un saint, de nourrir des projets considérables et même de les réaliser. Mais la question n’était pas de savoir s’ils avaient la puissance sociale pour changer quelque chose, ou s’ils nourrissaient un rêve ou une intuition particulière. L’enjeu était de discerner si c’était Dieu qui voulait qu’ils le fassent. Nous rencontrons tant de gens qui nous expliquent leur projet et sont sûrs qu’il s’agit de la volonté de Dieu. Ils ne nous demandent pas ce que nous en pensons.

Mais quand nous lisons l’histoire de la relation entre saint François de Sales et sainte Jeanne de Chantal nous voyons comment ces deux personnalités sont entrées en relation, en portant chacun un dynamisme et un charisme propre, une mission différentes et un état de vie particulier. Cette relation ne s’est pas nouée de manière accidentelle suite au Carême à Dijon. En lui-même, celui-ci aurait pu ne pas avoir de suite : François de Sales aurait prêché, Jeanne de Chantal aurait trouvé ses sermons formidables, puis plus rien ! Mais à partir de cet évènement contingent, une relation se développe, s’approfondit, s’intériorise. Jeanne demande à François de Sales d’être pour elle un vrai directeur spirituel. A travers les échanges de leur correspondance, nous découvrons comment François de Sales exerce cette mission selon son habitude et sa manière de faire. Il ne cherche pas à éprouver les désirs en allant à leur encontre, mais il veut les purifier, les éduquer, les attirer vers Dieu, les pousser à se développer pour porter pleinement leurs fruits. Cette direction spirituelle est faite d’écoute, d’attention aux mouvements de l’Esprit tels qui se manifestent à travers la correspondance volumineuse que lui envoie Jeanne de Chantal.

Cette conjonction d’une écoute, d’une disponibilité et d’un désir de sainteté va peu à peu dessiner un projet qui ne sera pas seulement le projet de saint François de Sales, ni seulement celui de sainte Jeanne de Chantal. Ce dessein deviendra une œuvre d’Église car il aura été construit dans le discernement ecclésial, dans le travail spirituel intérieur, dans une confrontation de manières de saisir la volonté de Dieu, et dans le respect de ce que Dieu suggère au cœur de chacun.

Pour nous évidemment, c’est un modèle de la manière dont nous devons conduire notre vie en Église. Comme Marie est allée chercher auprès d’Elisabeth, sommes-nous capables de nous disposer à demander, à sortir pour trouver le discernement sur nos mouvements intérieurs, sur nos expériences, sur nos activités ou même sur les grâces que nous pressentons que Dieu nous fait ?

Vous le savez cette période de l’histoire a été fertile pour préciser les moyens du discernement, et l’on peut penser à saint Ignace de Loyola, saint François de Sales puis saint Vincent de Paul, Condrin ou Ollier. Dans ce « siècle des saints » comme on l’appellera, l’enjeu est bien de répondre à la passion qui habite le cœur de ces hommes et de ces femmes, pour qu’ils deviennent vraiment des saints, qu’ils fassent vraiment ce que Dieu veut et qu’ils puissent offrir toute leur vie pour que le règne de Dieu arrive. Ce qui pouvait conduire (et ce qui peut conduire parfois aujourd’hui comme hier) des gens à des actes de folie, est régulé par l’expérience de l’Église, par le dialogue ecclésial. C’est par la confrontation des dons que Dieu fait à chacun pour que nous découvrions peu à peu le chemin qu’il trace à travers notre histoire.

Nous tous, quelle que soit notre mission et notre responsabilité, nous avons besoin de nos frères et de nos sœurs pour vivre ce discernement. Nous avons tous besoin d’être guidés, accompagnés et conseillés pour conduire nos propres vies et toutes nos actions, pour décider de ce que nous entreprenons et pour exercer nos responsabilités. Nous avons besoin d’être aspiré vers plus d’amour par un regard extérieur, par une attention ou par une parole qui déploient notre désir dans la direction du désir de Dieu. Nous comprenons que cette alliance du regard spirituel et du dynamisme du désir a construit peu à peu ce que l’on a appelé la spiritualité salésienne, qui est au fond la mise en œuvre du respect de Dieu agissant au cœur de l’homme et dans la liberté humaine.

Nous rendons grâce pour les fruits que ce travail spirituel a produit à travers les siècles. Nous demandons aussi que le Seigneur nous aide nous aussi à nous rendre en hâte vers Elisabeth, vers ceux qui nous aideront à construire notre vie avec Dieu. Et il nous faut y aller en hâte car tout presse dans la vie du Royaume de Dieu. Nous devons nous hâter pour savoir si vraiment nous donnons la première place à ce que Dieu veut, ou si nous suivons finalement nos propres désirs ; pour discerner si l’amour de Dieu a vraiment transformé nos cœurs au point que notre liberté s’identifie à sa liberté pour la plus grande gloire de son Fils. Amen.

+André cardinal Vingt-Trois, archevêque de Paris

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