Homélie du Cardinal André Vingt-Trois – Sixième dimanche du temps ordinaire – Année A
Dimanche 13 février 2011 - Cathédrale Notre-Dame de Paris
Les disciples du Christ ne sont pas des observants plus attentifs ou plus rigoureux des prescriptions de la Loi. Parce qu’ils cherchent comme le Fils à faire en toute chose la volonté du Père, ils reconnaissent qu’ils n’y parviendront que par le don de la grâce et non par eux-mêmes.
– Si 15, 15-20 ; Ps 118, 1-2.4-5.17-18.33-34 ; 1 Co 2, 6-10 ; Mt 5, 17-37
Frères et Sœurs,
Durant les dimanches qui nous conduiront jusqu’au Carême, nous poursuivons la lecture et la méditation du sermon sur la montagne. Dans le passage que nous avons entendu dimanche dernier, Jésus désigne ses disciples comme « le sel de la terre et la lumière du monde » (Mt 5, 13-14). En méditant ces versets dimanche dernier, nous avons mieux compris en quoi l’existence des chrétiens apporte au monde quelque chose d’original et de singulier, que la sagesse du monde ne trouve pas par elle-même. Aujourd’hui, l’évangile nous permet de faire un pas de plus pour préciser la nature de la nouveauté que le Christ apporte.
Beaucoup autour de Jésus considéraient qu’il ne tenait pas suffisamment compte de la Loi de Moïse et surtout de la multitude des commandements particuliers (plus de six cents) qui en avaient été tirés, et dont l’observance était pour les pharisiens le signe de la droiture et de la justice devant Dieu. C’est pourquoi Jésus annonce d’emblée qu’il n’est « pas venu abolir la Loi, mais l’accomplir » (Mt 5, 17), mais il explique à ses disciples ce qu’est cet accomplissement. Les pharisiens pensaient accomplir parfaitement la Loi en se pliant à tous ces commandements et à toutes les pratiques qu’ils induisaient. Mais la perfection à laquelle Jésus invite ses disciples ne consiste pas à ajouter encore une cinquantaine ou une centaine de nouveaux préceptes, qui alourdiraient encore le joug pesant sur les épaules de ceux qui suivent l’enseignement des pharisiens. Jésus ne propose pas une perfection qui soit le résultat d’un effort supplémentaire, comme s’il suffisait de dire aux pharisiens : « ce n’est pas mal, encore un petit peu plus et vous aurez gagné ! ». Jésus engage plutôt ses disciples à dépasser cette forme de justice (« si votre justice ne dépasse pas celle des pharisiens » (Mt 5, 20)), non pas en faisant plus (plus de commandements, plus de rigueur dans l’observance, plus de fidélité dans la matérialité des gestes), mais par une exigence d’un autre ordre.
Dépasser la justice des pharisiens, ce n’est pas accuser encore la logique de l’observance matérielle d’une suite indéfinie de commandements, comme hélas un certain nombre de gens semble le croire encore. Car celui qui apprend par cœur ces commandements, les intègre et est capable de les réciter à l’endroit et à l’envers, ne fait que constater, comme saint Paul, qu’il est incapable de les mettre en pratique (Ga 3, 19). La logique de la Loi n’est pas de libérer l’homme et de le conduire à la justice, mais de lui faire percevoir qu’il est impuissant pour accomplir la Loi et incapable de vivre dans la justice. La Loi reçue de Moïse aide, accompagne, éduque et stimule. Mais arrive un moment où l’homme est comme saturé et ne peut en accomplir plus. Et dès lors, que peut-il faire ?
Jésus révèle à ses disciples que la perfection n’est pas dans l’addition des pratiques, des gestes ou des rites, mais dans l’engagement de la personne. Ainsi, quand il reprend le commandement donné aux anciens qui interdit le meurtre (« Vous avez appris qu’il a été dit aux anciens tu ne commettras pas de meurtre et si quelqu’un commet un meurtre il en répondra au tribunal » (Mt 5, 21)), il ne propose pas une forme d’observance plus exigeante d’un prescription d’ailleurs très claire, mais une attitude nouvelle de toute la personne : « Et bien moi, je vous dis : tout homme qui se met en colère contre son frère en répondra au tribunal » (Mt 5, 22). Jésus ne se limite pas à la condamnation du meurtre mais vise la haine, la colère, l’envie ou la jalousie qui sont à la racine de cet acte délictueux. Mener ce commandement à son accomplissement ne consiste pas à rendre le meurtre plus affreux, mais à combattre dans le cœur de l’homme la source de cette volonté homicide. « Celui qui n’aime pas est un homicide » écrit saint Jean (1 Jn 3, 15), et c’est pourquoi celui qui traite son frère de fou, celui qui le maudit ou l’insulte est déjà homicide. Derrière les paroles, si méchantes soient-elles, et derrière les gestes violents, Jésus désigne la source de ce qui est manifesté par ces paroles et ces gestes : la rancune, le refus de demander pardon, la violence à l’égard de son frère…
Ainsi, à travers les exemples qu’il donne, le Christ fait entrer ses disciples dans ce qui est au fondement de la Loi. Il n’en reste pas au rang des observances et du respect des commandements, même si ceux-ci sont indispensables (« Pas un seul petit trait de la Loi ne disparaîtra » Mt 5, 18). Jésus vise plus profondément ce qui motive cette obéissance et ce respect de la Loi : le dynamisme de l’amour dans notre liberté. Car je n’obéis pas aux commandements simplement parce que ce sont des commandements. Je suis fidèle aux commandements parce que je veux vivre dans l’amour de Dieu. Et ce faisant, je découvre que la fidélité parfaite passe par la matérialité d’une conduite, mais la dépasse et n’est pas le fruit d’un effort moral supplémentaire. La fidélité de toute ma vie à Dieu n’est pas à la portée de mes propres forces et ne peut être qu’un don de la grâce. Etre disciple du Christ, c’est accueillir en nous la puissance de l’amour et laisser Dieu transformer nos cœurs pour qu’ils rejettent ce qui est mal et qu’ils désirent sans cesse ce qui est bien. Alors, non seulement nous ne ferons pas ce qui est objectivement mauvais et interdit, mais plus profondément, nous chercherons à correspondre à la volonté de Dieu. Cette conversion du cœur va transformer peu à peu l’observant de la Loi en un véritable disciple du Christ : quelqu’un qui désire vivre de la vie et de la sainteté de Dieu.
Frères et sœurs, en entendant les différents exemples que Jésus donne dans cet évangile, nous percevons bien que ce chemin est exigeant. Il ne s’agit pas de croire que, parce que nous serions devenus libres dans le Christ, nous aurions la vie plus facile que ceux qui obéissent aux commandements, et que nous pourrions faire ce que nous voulons. Chercher en toute chose à construire le Royaume est beaucoup plus difficile que de se contenter d’éviter ce qui est mauvais, interdit ou mortel. Et pourtant, viser plus que la simple observance des commandements est bien le chemin de la perfection du cœur et de la conversion de notre liberté.
Que le Seigneur nous donne d’accueillir cet appel comme le cœur de la sagesse du Christ, plus grande que « la sagesse du monde » (1 Co 2, 6), qui ne peut que définir les interdits pour permettre aux hommes de coexister les uns avec les autres. Seul le Christ touche le cœur de l’homme et lui permet de dépasser la justice de la Loi et la justice des hommes et de trouver sa joie dans la volonté du Père.
+ André cardinal Vingt-Trois, Archevêque de Paris.