Homélie du Cardinal André Vingt-Trois - Messe à St Jean des Deux-Moulins – 1er dimanche de Carême – Année A
Dimanche 13 mars 2011 - Saint-Jean des Deux-Moulins (Paris XIII)
Les tentations font partie de l’aventure humaine. Comme le Christ et avec lui, les chrétiens sont appelés à exercer leur liberté pour être fidèles à Dieu. Le temps du Carême est le temps de l’union au Christ pour vivre ce combat.
– Gn 2, 7-9 et 3, 1-7 ; Ps 50, 3-6.12-14.17 ; Rm 5, 12-19 ; Mt 4, 1-11
Frères et Sœurs,
En ouvrant la liturgie des dimanches de carême par le récit de la tentation de Jésus au désert, l’Église veut éclairer le chemin dans lequel s’engagent ceux qui veulent suivre le Christ et mettre l’Evangile en pratique. Ce chemin est le nôtre. Il est aussi celui de celles et ceux qui se préparent tout au long de ce carême à devenir chrétiens par le baptême, la confirmation et la communion. Hier, à la cathédrale Notre-Dame de Paris, j’ai ainsi appelé plus de trois cent cinquante adultes qui seront baptisés au cours de la Vigile pascale. Pour eux, le temps du carême est le moment ultime de leur conversion au Christ. Pour nous, il est ce temps où nous sommes invités à revenir à la force et au dynamisme de notre baptême.
Le récit de la tentation de Jésus au désert éclaire ce chemin de multiples manières. Jésus est conduit au désert « par l’Esprit pour y être tenté » (Mt 4, 1). Il ne s’agit donc pas d’une péripétie sans signification dans le ministère du Christ. Cet évènement a un sens particulier par rapport à sa mission : Jésus, pleinement Fils de Dieu et uni à son Père est aussi réellement homme et donc traversé par les débats intérieurs qui habitent le cœur de tout homme. Notre liberté se met en œuvre sur le théâtre de ces débats intérieurs qu’elle doit trancher. Comme le rappelait le récit de la Genèse, être homme ou femme, c’est entrer dans ce conflit que saint Paul caractérise dans l’Epitre aux romains en disant : « Le bien que je veux faire, je ne le fais pas. Et le mal que je ne veux pas faire, je le fais. » (Rm 7, 19).
Tout homme et toute femme en ce monde fait cette expérience d’être habité par des forces, des appels, des désirs et des dynamismes qui ne sont pas tous profitables, ni constructeurs de la personnalité humaine. Ceci ne vient pas d’un « défaut de fabrication », d’une erreur de conception ou même de notre faute personnelle. C’est un élément de la condition humaine qu’expérimente lui-même Jésus de Nazareth, Fils de Dieu et Fils de Marie et qu’il affronte en affirmant sa fidélité à Dieu. Comme pour nous, sa liberté est sollicitée pour se détourner de Dieu selon trois directions clairement indiquées dans l’évangile de saint Matthieu.
1. Vouloir subsister par ses propres moyens. « Si tu es le Fils de Dieu, ordonne que ces pierres deviennent du pain » (Mt 4, 3), c’est-à-dire, « tu peux vivre sans Dieu, tu as la capacité de vivre sans Dieu, tu peux aménager le monde pour qu’il te suffise ‘sans avoir recours à l’hypothèse de Dieu’ comme disait certains philosophes ». Nous savons que nous pouvons aménager le monde sans Dieu. Jésus répond au tentateur par une profession de foi : « l’homme ne vit pas seulement du pain mais de toute parole qui sort de la bouche de Dieu » (Mt 4, 4). Il ne nie pas que l’homme vive de pain, ni qu’il soit capable d’aménager le monde et de le transformer. Mais il rappelle que nous ne devons jamais oublier que cette capacité de soumettre le monde est reçue, qu’elle nous a été donnée.
2. Mettre à l’épreuve la puissance et la miséricorde de Dieu. « Si tu es le Fils de Dieu, jette-toi en bas et il donnera pour toi des ordres à ses anges » (Mt 4, 6). Autrement dit, « Si Dieu est vraiment mon Père, s’il est vraiment un Père miséricordieux, alors je peux prendre n’importe quel risque. Il faudra bien qu’il s’occupe de moi. » C’est transformer l’amour et la puissance de Dieu en une autorisation d’anarchie dans l’existence. Chacun pourrait faire n’importe quoi puisque, de toute façon, Dieu arrangera les choses. C’est pourquoi Jésus répond en disant « tu ne mettras pas à l’épreuve le Seigneur ton Dieu » (Mt 4, 7). Nous ne pouvons pas prendre Dieu pour le pompier qui vient au secours des incendies que nous avons allumés.
3. L’idolâtrie, avoir d’autres dieux que le Dieu unique. « Je te donnerai le monde et sa gloire si tu te prosternes pour m’adorer » (Mt 4, 9). Cette tentation est la plus forte, avec les aménagements qui correspondent à nos situations particulières.
Toutes ces tentations sont les nôtres. Tous, nous avons tendance à essayer d’arranger les choses avec nos propres moyens, à faire comme s’il n’y avait pas de limite dans notre existence et à donner la place de Dieu à des choses qui ne sont pas Dieu. Cette expérience que nous faisons, le Christ l’a vécue. Et par sa manière de réagir, il nous indique le chemin qui doit guider notre propre réaction.
• Dans l’évangile de saint Matthieu, nous voyons très clairement que Jésus répond par le recours à la Parole de Dieu. Il repousse les tentations en reprenant des citations de l’Ecriture Sainte. Le Père est Celui qui donne la lumière pour trancher le débat de notre liberté : sa parole donnée dans la Révélation de lui-même aux hommes, annoncée par les prophètes et manifestée de manière particulière dans le Christ. Si nous voulons assumer notre liberté humaine dans toute sa plénitude, il nous faut commencer par nous remettre sous la Parole de Dieu. Ce peut être un investissement de ce temps de carême : nous pouvons, plus peut être qu’à d’autres moments, prendre le temps de méditer la Parole de Dieu et de nous y plonger davantage. Vous avez chez vous des bibles ou des missels. Pourquoi ne pas reprendre simplement chaque jour une phrase de l’Ecriture ? Vous pouvez aussi relire simplement cet évangile du dimanche pendant les jours de la semaine.
• Et puis, nous sommes invités aussi à tourner notre regard d’une façon plus décidée vers la personne de Jésus. Ce récit nous montre comment Jésus communie pleinement aux combats et aux risques de la liberté humaine. Mais sa manière de répondre, par le don qu’il fait de sa vie, ouvre pour tous les hommes un chemin de renouveau et de libération. Il ne faut pas que nous soyons obnubilés par la fragilité de notre liberté. Comme saint Paul le souligne dans l’épitre aux Romains, « si tous ont connu le péché, de même, tous deviendront justes parce qu’un seul homme a obéi » (Rm 5, 19). La vie offerte par un seul apporte la délivrance à tous. Dans ce chemin de conversion où nous marchons laborieusement, année après année, et où nous accompagnons ceux qui vont être baptisés, Jésus est notre compagnon de tentation et notre compagnon d’épreuves. Ce désert des tentations rappelle le désert parcouru par Israël pour aller jusqu’en Terre promise. Les quarante jours de Jésus évoquent évidement les quarante ans de cette traversée. La figure et la personne du Christ accompagne l’humanité au long de cette longue marche qui traverse les siècles. Celui qui est mort et ressuscité et que nous célébrerons à Pâques est notre compagnon de marche. Le carême est ce temps où nous sommes invités à nous unir de façon plus étroite à Jésus de Nazareth, Messie envoyé par Dieu pour le salut des hommes. Nous pouvons vivre cette union dans la prière intérieure, dans l’union du cœur, dans la célébration et la communion eucharistique ou dans l’accueil de sa Parole dans l’Ecriture.
Frères et sœurs, au début de ce Carême, comme au début de notre vie ou à chaque moment de notre existence un chemin s’ouvre devant nous. C’est le chemin humain fait de combats, de risques, de choix, de mise en œuvre de notre liberté. Nous n’avançons pas avec anxiété et crainte parce que nous ne serions pas capables de tenir les choix qui sont nécessaires. Au contraire, nous marchons avec confiance et espérance parce que nous savons que Jésus a vécu lui aussi ces choix. C’est pourquoi, si nous sommes en communion avec lui, il peut nous aider à vivre notre fidélité au cœur de notre expérience de foi. Il est celui qui ouvre pour nous les chemins de la vie. Amen.
+ André cardinal Vingt-Trois, Archevêque de Paris.