Homélie du Cardinal André Vingt-Trois – Troisième dimanche de Pâques – Année A
Dimanche 8 mai 2011 – Saint-Jean-Baptiste de Grenelle (XV)
Être chrétien, marcher dans la vie avec le Christ, ne fait pas bénéficier d’une assurance contre les difficultés. Mais par l’intelligence des Écritures, le Christ nous ouvre le moyen de comprendre comment notre vie s’insère dans le plan du Salut et s’ouvre au don qu’il fait de lui-même dans l’Eucharistie.
– Ac 2, 14.22b-33 ; Ps 15, 1-2a.5.7-10.2b.11 ; 1 P 1, 17-21 ; Lc 24, 13-35
Frères et Sœur,
Comme nous nous sentons proches de ces deux disciples cheminant de Jérusalem à Emmaüs ! Sur la route de l’histoire, ils figurent aussi bien l’humanité toute entière, que les croyants de l’Église, ou encore chacun et chacune d’entre-nous. En les regardant marcher, entourant ce compagnon de route mystérieux et inconnu qui les a rejoints, nous pouvons essayer de suivre le conseil que Pierre donnait au jour de la Pentecôte, « Comprenez ce qui se passe aujourd’hui ».
D’une certaine façon, nous pourrions dire que ces deux hommes sont des déçus du Christ. Ils étaient de ses disciples. Ils l’ont suivi durant des mois ou peut être quelques années. Ils l’ont écouté. Ils l’ont vu faire des miracles. Ils ont nourri l’idée que sa puissance allait rétablir le Royaume d’Israël. Le Christ de leur désir rejoignait le Messie qu’imaginait Pierre : un Messie puissant qui allait écraser les ennemis de Dieu sur la terre.
Or, ce Messie puissant a été arrêté, jugé, condamné et exécuté. Il a perdu toute figure humaine. Certes, par sa mort, il a manifesté qu’il n’appelait les hommes à lui par la violence mais par l’amour. Mais eux, déçus d’avoir vu crucifier leurs espérances dans la personne de Jésus, ils rentrent chez eux tout tristes, avec le sentiment d’avoir fait le mauvais choix.
Aujourd’hui comme hier, dans notre pays ou dans notre ville de Paris, parmi nous ou ailleurs, tant d’hommes et de femmes ont du faire le deuil de certaines des attentes et de certains désirs qu’ils avaient placés en Dieu ! Comme ils sont nombreux ceux et celles qui attendaient de Dieu qu’il arrange leur vie, qui espéraient que la confiance qu’ils avaient mis en lui leur permette d’éviter les difficultés de l’existence, qui pensaient qu’être chrétien fut une assurance contre les malheurs de la vie ! Mais à mesure que leur existence s’est déroulée et que les événements se sont précipités, ils ont constaté que le Messie puissant auquel ils avaient cru n’était pas au rendez-vous.
Être chrétien ne fait pas bénéficier d’une garantie contre les aléas de l’existence. Le Christ n’est pas un magicien qui supprimerait les obstacles sur notre chemin. Croire à la puissance de Dieu, c’est accepter de reconnaître que sa toute puissance se manifeste dans l’anéantissement de son Fils, parce qu’elle est la toute puissance de l’amour qui se livre pour le service des autres.
Ces déçus du Christ et ces « déçus de la foi » dont on nous parle si souvent, sont-ils les déçus du Messie de Dieu, ou les déçus de leurs désirs non satisfaits ? Ne sommes-nous pas nous-mêmes, de ceux qui disent parfois dans leur prière : « nous qui croyions que tu rétablirais le Royaume d’Israël », « nous qui croyions que tu arrangerais notre vie », « nous qui croyions que tu serais le supplément de force dont nous avons besoin pour gagner nos combats ici-bas », « nous qui croyions que tu nous épargnerais les malheurs de l’histoire ». Mais tous, autant que nous sommes ici, aussi fidèles au Christ que nous le pouvons, nous devons faire face à ces malheurs de l’histoire. Nous devons accepter que la puissance de l’amour du Christ n’est pas un filtre magique qui nous débarrasse de l’adversité, mais une présence qui éveille en nous le désir et la capacité de construire quelque chose avec Lui.
Les événements que les disciples ont vécus sont restés énigmatiques. Nous aussi, nous ne comprenons pas ces évènements qui nous conduisent à faire le deuil de nos désirs d’un Dieu puissant. Et pourtant, Jésus lui-même les avait préparés. Il leur avait annoncé ce qui allait se passer. De même, on peut dire que chacun d’entre-nous a été préparé aux inconnus de la vie. Nous savons bien que tout au long de notre vie, il peut arriver toutes sortes de difficultés : accidents ou événements impensables, qui éprouvent notre foi et passent au creuset notre fidélité.
Mais voici que ce personnage mystérieux qui marche avec eux commence à ouvrir leur esprit et leur cœur au sens des évènements qu’ils ont traversés sans les comprendre. Il le fait à travers la révélation que Dieu fait de lui-même dans les écrits de Moïse et les prophètes. Puis il ouvrira leurs yeux et leurs cœurs par la fraction du pain qui leur donne de se souvenir des paroles et des gestes du dernier repas de Jésus, au cours duquel il a pris congés d’eux et les a envoyé pour perpétuer sa présence au milieu des hommes.
Si nous aussi, nous voulons que nos cœurs, nos esprits et nos yeux s’ouvrent sur le sens des événements que nous vivons, il ne suffit pas que nous les subissions comme des victimes passives ou comme des acteurs enthousiastes ou que nous trouvions des explications rationnelles sur l’avenir du monde ou sur le mal que nous subissons. Mais il convient surtout que nous apprenions à déchiffrer le chemin que Dieu trace à travers nos vies et dans l’histoire des hommes, et à voir comment le Seigneur ouvre pour nous un chemin de liberté et d’amour. Nous le faisons par la méditation de l’Écriture qui nous révèle comment Dieu est intervenu dans l’histoire des hommes depuis l’origine et jusqu’au don que Jésus fait de sa vie. Ce déchiffrement s’achève pour nous dans le signe sacramentel de la fraction du pain où Jésus, à nouveau, donne sa vie pour chacun d’entre-nous et fait de nous les membres de son corps, témoins de la seule puissance de l’amour qui se donne en ce temps de l’histoire.
Cheminant avec les disciples d’Emmaüs, nous sommes invités à laisser nos yeux s’ouvrir au moment où le Christ nous rassemble. Comme il les a réunis dans cette auberge du chemin, il fait de nous les convives de son repas. Il nous faut reconnaître son corps dans le pain qu’il nous donne, comme vous le manifesterez en disant Amen quand vous recevrez le Corps du Christ. Cheminant avec les disciples d’Emmaüs, il nous faut ouvrir nos esprits pour que les événements de l’histoire de l’Église éclairent de leur lumière particulière les événements de ce monde. Oui, nous pouvons comprendre ce qui se passe aujourd’hui, non pas parce que nous aurions des clefs mystérieuses, mais parce que notre regard est éclairé par la Parole et par le Corps du Christ, par l’amour qu’il manifeste envers nous, qui est l’amour miséricordieux du Père pour l’humanité.
Frères et sœurs, rendons grâce au Seigneur qui ouvre nos yeux, nos esprits et nos cœurs ! Rendons-lui grâce de disparaitre à nos yeux comme il a disparu aux yeux des disciples d’Emmaüs ! Cet effacement du Christ que nous célébrerons liturgiquement au moment de l’Ascension, marque le moment où la mission des disciples constitués en Église prolonge la présence du Christ cheminant au milieu des hommes. Nous sommes appelés nous aussi à devenir des interprètes de l’histoire pour l’humanité. La mise en œuvre de l’amour fait surgir la lumière de l’Esprit et le dynamisme du cœur. Elle construit la fraternité humaine. Amen.
+ André cardinal Vingt-Trois, Archevêque de Paris