Homélie du Cardinal André Vingt-Trois - Messe pour la Fête de Sainte Thérèse d’Avila et les 400 ans de l’arrivée des Carmes Déchaux en France

Samedi 15 octobre 2011 - Saint-Joseph-des-Carmes (Paris VIe)

Quels furent les ferments de la réforme carmélitaine des XVIème et XVIème siècles ? A l’occasion des 400 ans de l’installation des Carmes déchaux à Paris, cette homélie traite de l’humanisme chrétien et du désir de perfection et de conversion qui habitent le cœur de l’homme.

 Sg 7, 7-14 ; Ps 83, 2-3b.4-5.11.12-13 ; Rm 8, 14-17.26-27 ; Jn 7, 14-18.37-39a

Frères et sœurs,

Ce n’est pas un hasard si la nouvelle installation de la communauté des pères Carmes dans le centre de Paris coïncide avec le 400e anniversaire de l’établissement du premier couvent des Carmes déchaux dans cette église de Saint Joseph. Cette conjonction, pour providentielle qu’elle puisse paraître, représente certainement une intention délibérée. Les pères, en s’installant rue Jean Ferrandi, vont poursuivre d’une nouvelle manière la présence carmes à Paris. Nous pouvons être attentifs à la manière dont des ordres aussi anciens et vénérables que les Carmes déchaux, suscitent en eux une réelle capacité de transformation et d’évolution. Sans comparer l’installation rue Ferrandi à la réforme de sainte Thérèse d’Avila et de saint Jean de la Croix, nous voyons que, tout en restant le même, l’Ordre se renouvelle et se transforme à sa mesure, à sa manière et selon chaque époque.

Quelle réforme ?

Pouvons-nous simplement attribuer la grande réforme des XVIe et XVIIe siècle aux personnalités exceptionnelles de celles et de ceux qui en furent les leaders ? Ne faut-il pas également chercher comment la sagesse de Dieu a agit à ce moment-là ? Je voudrais à ce propos vous proposer deux points d’attention.

Un humanisme chrétien centré sur la personne du Christ

Le premier est un motif d’émerveillement. La Renaissance avait fait surgir les prémices d’un nouvel humanisme. Celui-ci s’était constitué à partir de matériaux dans lesquels se mêlaient, de façon parfois assez difficile à différencier, des héritages patristiques et des héritages païens. Il arrivait d’ailleurs souvent que le visage païen de cet humanisme ait le dessus. Á la même époque, les prémices d’un nouvel humanisme chrétien surgirent dans les mouvements réformateurs de l’Église. Celui-ci ne consistait pas en une opération de recyclage de visions antiques mais visait à concentrer la plénitude de l’existence humaine sur la personne du Christ. La marque dominante de cet humanisme chrétien était la dévotion particulière de ceux qui en furent les initiateurs à la personne de Jésus, Jésus de Nazareth, Jésus Dieu fait homme. Certes, chacune et chacun de ces précurseurs suivra une tradition spirituelle propre. Mais, que ce soit Bérulle, saint Ignace de Loyola, saint François de Sales, saint Jean de la Croix ou sainte Thérèse d’Avila (que ceux, très nombreux encore, que je ne cite pas me pardonnent a posteriori), tous ont centré leur vision de l’homme sur la vision de cet homme. Les caractéristiques de Jésus sont devenues les références de l’homme chrétien que l’on voulait voir grandir et se développer. Cet humanisme chrétien s’enracinera dans la méditation de la vie du Christ, dans la communion à ses Mystères, dans la redécouverte (pour un certain nombre) et la méditation de sa parole.

Un désir constant de conversion

Par delà la confrontation entre le mouvement de pensée issu de la Renaissance et cet humanisme chrétien, nous pouvons chercher la vitalité du mouvement de réforme aux XVIe et XVIe siècles dans une autre direction. Il s’agit de la conscience claire, partagée pour un certain nombre des chrétiens de cette époque, que la conversion n’est jamais achevée. Celui qui prend le chemin de la perfection n’est par définition pas parfait. Certes, comme le dit elle-même sainte Thérèse d’Avila, celui ou celle qui saurait dès le début où ce chemin va le ou la conduire ne l’entreprendrait probablement pas ! Mais Dieu nous donne des grâces d’aveuglement pour pouvoir, au moins, nous mettre en marche et cheminer vers la sainteté. Plus profondément, cette nécessité constante de conversion, nous permet de prendre conscience que l’accomplissement de la perfection et l’achèvement de notre vocation n’est pas œuvre humaine.

Ce désir rejoint ici le projet de l’humanisme chrétien : nul ne devient vraiment lui-même que dans le Christ. Notre chemin humain à la suite du Christ ne peut se déployer que dans la conversion permanente, non pas à notre désir personnel de perfection, mais à la mesure de la perfection de Dieu, que nous cherchons toujours même si nous ne l’atteignons jamais. Par là s’explique notre passion de coller le plus possible à la vie de Jésus, d’être pauvre avec Lui, vilipendé avec Lui ou abandonné avec Lui, mais avec Lui ; avec Lui avec notre faiblesse, nos résistances et ce qui, en nous, voudrait se détourner de Lui, et que cependant nous ne pouvons pas abandonner. Jésus est le centre, le pivot et le cœur de notre vie.

Le chemin de l’Église est donc de faire prendre conscience que le Christ n’est pas seulement le centre du cosmos et de l’humanité, mais aussi le centre, la lumière et le modèle de chaque existence. Mais pour s’y engager, l’Église doit demeurer dans une attitude de conversion perpétuelle, elle doit être semper purificanda, selon les mots de Lumen Gentium (8). L’Église avance toujours en se réformant, non pas en cherchant à coller à un humanisme supposé et indistinct, mais pour rejoindre l’image du Dieu invisible rendu visible dans la personne de Jésus, et pour Le rendre présent au milieu de notre humanité. La visibilité de la personne du Christ en ce monde est cette communion aux Mystères dont parlent les auteurs de l’École française. Dans notre théologie contemporaine, elle correspond à cette prise de conscience que l’Esprit seul peut construire la pleine unité anthropologique de notre existence.

Si quelqu’un a soif, qu’il vienne à moi et qu’il boive

Pour terminer, je voudrais simplement reprendre l’image de cette source d’eau vive que Jésus emploie dans l’évangile de saint Jean. Jésus se présente comme celui qui étanche la soif illimitée qui habite le cœur de l’homme : « Si quelqu’un a soif, qu’il vienne à moi et qu’il boive » (Jn 7, 37). Quelle est cette soif qui ouvre l’homme à une recherche et un désir incessant de transformation ? Quel est ce désir infini qui habite nos cœurs ?

La communion au Christ n’est pas l’extinction de ce désir et de cette soif. Elle ne procure une satisfaction complète que pour nourrir à nouveau un désir plus grand. Elle est comme une perpétuelle remise en œuvre de notre désir. Parmi les péchés que nous aurons à confesser, certainement y-aura-t’il celui de n’avoir pas assez désiré, d’avoir laissé s’éteindre en nous l’aspiration à plus et à mieux, l’aspiration à la sainteté et à la communion au Christ !? Ne devrons-nous pas reconnaître notre faiblesse d’avoir pris notre parti que l’homme ne soit qu’un homme et que l’Esprit ne puisse pas générer en nous l’inimaginable pour nous faire devenir vraiment des images de Dieu !? Dès lors, en ce jour où nous rendons hommage à sainte Thérèse d’Avila et à l’aventure carmélitaine dans son histoire et son présent, nous pouvons demander à l’Ordre qu’il veuille bien rester, humblement et modestement au milieu de nous, le signe de ce désir qui ne s’éteint pas, le témoin de cette soif qui ne peut pas être apaisée, le rappel de cette conversion qui doit chaque jour être recommencée. Amen.

+ André cardinal Vingt-Trois, archevêque de Paris

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