Homélie du Cardinal André Vingt-Trois – 400e anniversaire de la fondation de l’Oratoire de France
Dimanche 13 novembre 2011 - Saint-Eustache (Paris I)
L’anniversaire des 400 ans de la fondation de l’oratoire de France est l’occasion de rendre grâce pour l’héritage reçu. Les caractéristiques du renouveau de l’Eglise de France au XVIIè furent une réforme évangélique de la vie chrétienne et une intégration des dynamismes de l’humanisme dans la foi en l’incarnation du Fils de Dieu.
– Pr 31, 31 10-13.19-20.30-21 ; Ps 127, 1-6 ; 1 Th 5, 1-6 ; Mt 25, 14-30
Frères et Sœurs,
Comme d’autres passages des évangiles où Jésus parle de sa venue à la fin des temps, la parabole des talents ne vise pas d’abord à nous donner des informations mystérieuses sur le jour, l’heure ou le lieu du retour du Christ. Cependant, celui-ci ne laisse pas ses disciples dans l’ignorance des modalités de son avènement glorieux dans le but de les plonger dans une angoisse indéfinie. Il veut plutôt que leur attention et leur capacité de compréhension ne se fixent pas sur un avenir inconnu, mais sur le présent.
La transmission de l’Évangile
Pour nous, l’ignorance dans laquelle nous sommes du moment de la venue du Christ se transforme en un impératif de vigilance, comme saint Paul l’écrit aux Thessaloniciens : « restons vigilants » (1 Th 5, 6). Cette vigilance s’exerce à travers notre manière de vivre, mais plus encore par notre capacité à faire fructifier ce que nous avons reçu. Par l’implication de notre vie dans la mise en œuvre de l’Évangile, Jésus nous invite à devenir un maillon de la transmission de la Bonne nouvelle reçue dans la prédication apostolique et qui doit être proclamée jusqu’à la fin des temps.
Dans ce mouvement de tradition de la foi à travers le témoignage des disciples du Christ, l’anniversaire que nous célébrons est un moment significatif. Le quatrième centenaire de la création de l’Oratoire de France est l’occasion de comprendre les conditions de notre propre implication dans la fructification des dons reçus. C’est ce que nous pouvons faire par un détour pour scruter les conditions historiques de cette fondation.
Au tournant du XVIe et du XVIIe siècle, l’Église catholique est sollicitée par deux attentes. La première, portée initialement principalement par la Réforme Luthérienne, promeut une conversion à une nouvelle manière de vivre l’Évangile. La seconde, représentée par le courant humaniste de la Renaissance, est une invitation à mieux prendre conscience de la grandeur du Salut apporté par le Christ en son incarnation. Ces deux mouvements vont provoquer un ensemble d’initiatives dans l’Europe de cette époque. Celles-ci se concentreront sur la réforme intérieure de l’Église et sur l’intelligence de l’humanisme naissant pour pouvoir mieux annoncer l’Évangile du Christ et la figure de Dieu fait homme.
La réforme intérieure de l’Église
Pierre de Bérulle sera l’un des promoteurs d’une réforme de la vie chrétienne passant par la réforme des ordres religieux. C’est dans ce dessein qu’il va faire venir d’Espagne en France le Carmel réformé de sainte Thérèse d’Avila. Il va permettre l’implantation de tout un tissu de monastères du carmel déchaux à travers la France. Dans le même esprit, il invitera le clergé séculier à s’impliquer plus radicalement dans une vie convertie à l’Évangile, et nourrie par une prière que l’Esprit suscite et anime.
Ce mouvement de réforme et de conversion touche d’abord – pardonnez le terme anachronique – les « cadres » de l’Église puisqu’il porte sur la vie religieuse et sacerdotale. Il va s’étendre à d’autres mouvements et fondations articulés directement ou indirectement à l’Oratoire de France fondé par Pierre de Bérulle : les prêtres de la Mission de saint Vincent de Paul, les prêtres de Saint-Sulpice de Jean-Jacques Olier, les prêtres de Jésus et de Marie de saint Jean Eudes, etc. Cette arborescence de mouvements de réforme et de conversion est les fruits d’une vitalité certaine (même si elle a pu être occultée ou mal perçue) de cette Église que le Concile de Trente avait profondément engagée dans un mouvement de réforme un demi-siècle plus tôt.
L’annonce de l’Évangile et l’humanisme
La confrontation de la foi, de la doctrine et de la théologie chrétienne avec l’humanisme et ses racines antiques et païennes va solliciter la réflexion et le travail de ces grands spirituels. Ils constitueront ce que l’on appellera l’École française de spiritualité. Ils cherchent à formuler d’une façon ajustée à leur temps le mystère de l’incarnation de Dieu en Jésus de Nazareth, et à faire du Christ le centre de toute vie chrétienne et de toute spiritualité. Nous connaissons l’exemple de saint François de Sales et de son introduction à la vie dévote. Nous avons là le prototype d’un chemin de la perfection chrétienne proposé non seulement aux religieux et aux prêtres mais encore aux laïcs dans tous les états de vie.
Cet effort d’adaptation et d’ouverture de la spiritualité chrétienne entrepris par saint François de Sales rejoint les dynamismes spirituels profonds que Pierre de Bérulle a souhaité mettre en œuvre à travers la création de l’Oratoire de France, tout comme saint Ignace de Loyola l’avait fait un peu plus tôt pour la fondation de la Compagnie de Jésus. Tout s’appuie sur la prise de conscience que le Christ, Jésus de Nazareth, Dieu incarné, apporte quelque chose de spécifique et de sans équivalent pour comprendre l’existence humaine et élaborer un programme de vie et de sainteté pour l’homme de ce temps. Tout part de l’intégration de la nouveauté constituée par la foi en l’incarnation de Dieu, fils de Dieu, en Jésus de Nazareth. A partir de cette source s’ouvrent pour toute liberté humaine des chemins nouveaux de développement et d’organisation intérieure, pour s’engager dans la réponse à l’appel que Dieu a lancé dans la création.
Cette perception profonde de la dimension anthropologique de l’incarnation de Dieu en Jésus-Christ va constituer un ressort nouveau pour la catéchèse et la pastorale. Chacun, selon ses charismes et ses talents, trouve les moyens de rejoindre ce dynamisme de l’humanisme naissant à travers la culture européenne. Chacun peut ainsi donner à l’humanisme une ambition singulière : il ne s’agit plus simplement de l’apothéose païenne de la promotion des êtres humains à la condition divine. C’est la plénitude de la vitalité de l’Esprit Saint dans le cœur de ceux qui croient et sont ainsi associés, intérieurement et substantiellement, à la filiation divine de Jésus à son Père.
Les défis de l’époque contemporaine
Cette recherche traversera tout le XVIIe siècle français, faisant de lui « le siècle des saints », selon l’expression d’Henri Brémond. Elle se déploiera encore au cours du XIXe siècle, quand l’Église, laminée par trente ans de guerres et de troubles, va se reconstruire sur de nouvelles bases et affronter les défis de l’époque moderne, qui ne sera plus caractérisée par l’humanisme de la Renaissance mais par une forme nouvelle d’humanisme.
C’est à ce défi que les chrétiens d’aujourd’hui sont confrontés. Pour y répondre, ils doivent assumer la tradition reçue qui constitue, selon l’image de la parabole, comme un capital financier de talents (ce mot signifiant d’ailleurs une certaine quantité d’argent et non pas les qualités intrinsèques d’une personne). Comment saurons-nous faire fructifier, engager et risquer ce capital dans les relations avec la société qui nous entoure pour ouvrir des chemins d’espérance dans le cœur de nos contemporains ? C’est là toute l’ambition de l’Église, qu’elle n’accomplit jamais tout à fait parfaitement et doit toujours recommencer.
Puisque l’homme est appelé à être divinisé en Jésus de Nazareth, nous devons regarder avec amour l’univers que le Christ a sauvé et qu’il nous demande d’associer au Salut par le chemin de la conversion. Ce dynamisme met en nos cœurs d’enfants de Dieu une sympathie profonde pour l’existence humaine, même si nous sommes conscients qu’elle peut être imparfaite, marquée par les fautes et le péché, et qu’elle a toujours besoin d’être évangélisée, c’est-à-dire d’être appelée à surmonter ses limites et ses résistances.
Ainsi, faire mémoire du 400e anniversaire de la fondation de l’Oratoire de France nous remet devant l’héritage reçu de ces familles spirituelles (plutôt que « religieuses » puisque les Oratoriens ne sont pas religieux). L’expérience et la richesse de cette grande histoire est pour nous un impératif qui nous appelle à un effort de témoignage et de transmission.
Á vous tous, frères et sœurs, amis de l’Oratoire ou paroissiens habituels de Saint-Eustache, je voudrais simplement dire ma confiance. Votre participation à la tradition oratorienne portera du fruit, un fruit qui demeure. Puissiez-vous ainsi entendre le Christ vous dire au soir de votre vie : « Très bien, bon et fidèle serviteur, tu as été fidèle pour peu de chose, je t’en confierai beaucoup ; entre dans la joie de ton maître. » (Mt 25, 21)
Amen.
+ André cardinal Vingt-Trois, archevêque de Paris