Homélie du Cardinal André Vingt-Trois - Vœux perpétuels et temporaires des Sœurs Bénédictines de Montmartre
Samedi 7 janvier 2012 - Basilique du Sacré-Cœur de Montmartre (Paris XVIIIe)
Dans la venue des mages vers l’enfant Jésus se manifeste que le Christ est la vérité que recherche toute sagesse humaine humble et honnête. Notre mission de chrétien implique donc de rendre notre vie de foi accessible à l’intelligence de ceux qui nous entourent.
– Is 60, 1-6 ; Ps 71 ; Eph 3 ; Mt 2, 1-12
Frères et Sœurs,
Les premiers chapitres de l’évangile de saint Luc et de l’évangile de saint Matthieu nous parlent du commencement de la vie de Jésus. La fonction de ces récits n’est pas d’abord de nous informer sur la manière dont les choses se sont passées. Ils visent avant tout à nous faire découvrir comment le sens de la mission du Christ est manifesté dès le début de son existence humaine : sa conception par l’Esprit Saint, sa naissance à Bethléem et les premières années de sa vie à Nazareth manifestent que l’incarnation du Fils unique de Dieu est l’accomplissement du Salut annoncé par les prophètes en faveur d’Israël et de toutes les nations de la terre.
C’est pourquoi la visite des mages venus d’Orient (Mt 2, 1) auprès de l’enfant Jésus prend une signification particulière. Ces mages sont des savants et des sages : ils ont réussi à trouver par eux-mêmes le chemin du Seigneur. Leur démarche manifeste la capacité de l’intelligence humaine à saisir le mystère de la vie. En scrutant le ciel, les mages veulent découvrir l’orientation de l’histoire des hommes. Leur recherche, conduite avec intelligence et sagesse, et avec les moyens scientifiques dont ils disposaient, les a conduit à identifier puis à suivre le signe de l’étoile qui les a conduit à Jérusalem, où ils espèrent découvrir le roi des Juifs qui devait naître.
« Nous avons vu se lever son étoile et nous sommes venus nous prosterner devant Lui » (Mt 2, 2). Dans l’Évangile, la démarche des mages ne trouve aucun lien explicite avec la tradition de l’Ancien Testament et avec les prophéties d’Israël. C’est pourquoi elle symbolise la rencontre, autour de la personne de Jésus, des sagesses humaines qui cherchent avec honnêteté le chemin de l’accomplissement de l’existence de l’homme, et de la Révélation divine réalisée dans la personne du Christ en qui s’accomplissent les prophéties d’Israël.
La présence des mages adorant l’enfant Jésus dans la grotte de Bethléem manifeste que la naissance, l’existence et la mission de Jésus sont le lieu de la rencontre de la Révélation divine et de l’intelligence humaine. Le long chemin qu’ils ont parcouru et qui les conduit à Jérusalem puis à Bethléem, annonce le long chemin que tant d’hommes et de femmes vont parcourir au cours des siècles. Partant de leurs interrogations, de la réflexion de la sagesse ou de la philosophie, ils cheminent vers l’éclatante vérité manifestée dans la personne de Jésus. Même quand ils ne connaissent pas encore le Seigneur ou quand ils ne sont pas encore prêts à l’adorer, leur recherche est mue par un appel à la vérité et au bonheur. S’ils suivent cet appel avec humilité et générosité, en s’appuyant sur les impulsions de l’intelligence humaine et en acceptant de purifier en elle ce qui est volonté de domination ou perversion, ils s’approchent progressivement de cette vérité manifestée dans le Christ en qui se réalise toute les promesses faites à Israël.
La possibilité de cette rencontre entre la Révélation positive de l’Écriture Sainte et la recherche hésitante et insistante de l’intelligence humaine est essentielle pour définir notre situation de chrétiens dans ce monde et notre mission d’évangélisation. Elle rejoint en effet la question de l’élection qui se pose aujourd’hui avec force et d’une manière toujours nouvelle : l’accomplissement du dessein divin à travers l’élection successive d’Abraham, de Moïse, des rois et des prophètes est-il la mise à part d’un reste choisi par rapport à l’humanité, ou porte-t-il la promesse de l’accueil de toutes les nations de la terre, comme l’annonçait le prophète Isaïe (Is 60, 3) ? Notre foi chrétienne est-elle un produit tout à fait exceptionnel, mais réservé à notre usage et à notre seule compréhension ? Ou bien est-elle réellement une expérience humaine qui peut s’exprimer en des termes accessibles à une raison humaine ouverte et sans a priori ?
Nous voyons bien que répondre positivement à cette dernière question nous fait échapper à la tentation de nous enfermer dans une consommation interne de la Révélation de Dieu, et nous évite d’être acculés à regarder avec indifférence, ou parfois avec crainte et hostilité, les tentatives de l’humanité pour progresser dans la connaissance de la vérité. Aujourd’hui beaucoup des hommes et les femmes qui nous entourent ne partagent pas notre foi et n’ont pas accès (encore) à la Révélation positive. Mais comment peuvent-ils reconnaitre dans l’expérience chrétienne une réalité humaine qui ait un sens à leurs yeux ou qui interroge leur propre existence ?
Même si cette question concerne l’Église toute entière dans sa mission universelle, elle prend un relief particulier au moment où nous célébrons les vœux temporaires ou définitifs de six de nos sœurs. Cet engagement doit-il apparaître nécessairement incompréhensible à nos concitoyens Est-il suffisant qu’il ait du sens à nos propres yeux ? Ne devons-nous pas chercher ce qui, dans l’intelligence humaine, lui permet de comprendre ce qu’il y a d’exceptionnel dans l’engagement radical de la liberté à la suite du Christ ? Comment la mise en œuvre de cet engagement dans une congrégation précise avec son charisme, ses œuvres et sa spiritualité, peut-elle parler à des hommes ou des femmes qui ne partagent pas notre foi ?
Nous portons cette question non comme une réflexion résolue, mais comme une interrogation stimulante. Traduire en termes banals et compréhensibles par tous ce qu’il y a de tout à fait exceptionnel dans cette expérience serait comme une trahison par rapport à ce qu’il a d’absolument original. Cependant nous sommes constamment sollicités pour mettre en œuvre notre engagement à la suite du Christ d’une manière qui soit significative pour l’humanité qui nous entoure. Nous ne voulons pas former une Église ésotérique, mais des communautés religieuses inintelligibles. Nous voulons que notre existence chrétienne soit lisible. C’est pourquoi toute communauté religieuse est appelée à montrer en toute simplicité et modestie la figure humaine de ce qui est vécu dans l’engagement radical des vœux perpétuels ou des premiers vœux.
Tout ceci constitue un enjeu considérable et une sollicitation permanente pour notre foi. Puisque nous ne formons pas des communautés closes et imperméables, mais des communautés ouvertes, nous devons être capables d’accueillir les questions, les paroles, les gestes, quelques fois les critiques, les agressions ou la violence de ceux qui ne connaissent pas le cœur de notre expérience.
Cette invitation se fait particulièrement pressante dans cette basilique vouée par construction à l’adoration permanente du Christ (ce qui est au cœur de la foi chrétienne) et devenue par les circonstances un lieu où passent des milliers et des milliers d’hommes et de femmes du monde entier. Certains partagent notre foi et comprennent le sens de l’adoration, d’autres sont complètement ignorants de notre foi et de ses signes, mais capables cependant d’identifier quelque chose des gestes que nous faisons, de ce que nous disons et de ce que nous chantons. En deçà d’une rencontre d’intelligence et de pensée, il y a l’appréhension de la foi que nous manifestons dans l’acte d’adoration, et dont nous sommes les porteurs pour notre génération. Voir des hommes et des femmes attirés par l’amour manifesté par Dieu dans l’Eucharistie, c’est déjà entendre quelque chose du message du Christ. Mais encore faut-il que ce que nous faisons exprime ce que nos cœurs veulent vivre et ce que nos paroles disent ! Nous devons être porteurs du signe de Dieu pour contribuer à la rencontre de l’intelligence et de la sagesse humaine avec le Christ vivant.
Frères et sœurs, en priant pour nos sœurs qui vont prononcer leurs vœux, nous prions pour toutes les sœurs de la Congrégation. Nous prions aussi pour tous les chrétiens qui sont appelés à être témoins du Christ. Nous prions pour tous ceux qui ne connaissent pas Dieu mais qui cherchent avec sincérité le chemin de la vérité et du bonheur. Que le Seigneur permette que notre existence soit un signe de sa présence. Amen.
+ André cardinal VINGT-TROIS, Archevêque de Paris