Homélie du Cardinal André Vingt-Trois - Troisième Dimanche du Temps Ordinaire - Année B

Dimanche 22 janvier 2012 - St François de Sales (Paris XVIIe)

L’Eglise a reçu du Christ la mission d’annoncer que « les temps sont accomplis », que le seul point autour duquel peut se déployer l’histoire du monde, c’est le Christ.

 Jon 3, 1-5.10 ; Ps 24, 4-9 ; 1 Co 7, 29-31 ; Mc 1, 14-20

Chers amis,

Cet évangile, qui présente les commencements de la vie publique et du ministère de Jésus après l’arrestation de Jean-Baptiste, nous en donne deux éléments constitutifs. Il reprend d’abord le contenu du message de Jésus : « Les temps sont accomplis : le règne de Dieu est tout proche. Convertissez-vous et croyez à la Bonne Nouvelle » (Mc 1, 15). Il indique aussi comment Jésus va mettre pratiquement en œuvre sa mission : en appelant les disciples et en leur disant : « Venez derrière moi, je ferai de vous des pêcheurs d’hommes. » (Mc 1, 17). Ces deux éléments éclairent tout le ministère de Jésus dans l’évangile de saint Marc que nous entendrons dimanche après dimanche (en dehors des temps particuliers du Carême et du temps Pascal). Ces deux axes de la mission de Jésus caractérisent aussi ce qui se passera après son Ascension, lorsque l’Église recevra la charge de poursuivre l’œuvre du Christ parmi les hommes. En effet, le Christ a été envoyé par le Père pour proclamer la Bonne nouvelle de Dieu pour toute l’humanité. Cette mission universelle, le Fils l’a accomplie au cours de sa vie terrestre localement, durant quelques années tout au plus, et principalement en faveur du Peuple élu, auquel il rappellera le contenu de l’élection dont il a fait l’objet. Mais dès le début de son ministère public, Jésus a choisi et formé des apôtres pour annoncer son Évangile à toutes les nations.

Ces commencements de l’évangile de saint Marc nous remettent donc devant l’ampleur du projet de Dieu en faveur de l’humanité. Ce dessein, engagé depuis la Création, s’est déployé historiquement à travers les différentes alliances : avec Noé, avec Abraham et avec Moïse. Dieu a choisi Israël pour faire reposer sur lui ses promesses. Il l’a constitué au travers du passage de la Mer Rouge et des quarante ans de l’exode dans le désert, pour être son Peuple au milieu des Nations.

Le Livre de Jonas nous rappelle l’un des aspects de la mission d’Israël : avertir les hommes et réveiller en leur cœur la conscience de la fragilité de leur situation, et la réalité du danger qu’ils courent s’ils ne se convertissent pas. Même si Ninive était certainement une grande ville, la mention des trois jours pour la traverser doit certainement plus au symbolisme des trois jours qu’à son étendue réelle ! Cette immensité de Ninive symbolise celle de l’humanité. Le prophète Jonas est envoyé pour appeler cette ville à la conversion. Les habitants de Ninive, touchés au cœur par ses paroles, se convertissent, commencent un jeûne et permettent ainsi que leur ville échappe au péril qui la menaçait.

Le Christ passe au milieu des hommes en annonçant le même message : « Les temps sont accomplis » (Mc 1, 15). Sa venue nous fait entrer dans le temps de l’accomplissement de l’histoire. C’est le sens même des mots de saint Paul dans la première lettre aux Corinthiens : « le temps est limité » (1 Co 7, 29). Au début de la prédication apostolique, les chrétiens – sans connaître les théories modernes de la fin de l’histoire – avaient conscience qu’ils étaient entrés dans la dernière période de l’histoire. Ils pensaient que le Christ allait revenir de manière imminente. L’histoire elle-même a montré que ces derniers temps peuvent s’étendre dans l’espace et durer un certain nombre de siècles. Mais ce retard ne tient pas à ce que Dieu aurait eu une absence. Ces années de grâce supplémentaires sont précisément données pour annoncer à l’univers entier que les temps sont accomplis, et pour progresser vers un rassemblement de toute l’humanité dans le Christ.

Nous sommes dans ces derniers temps. Aujourd’hui peut-être plus qu’en d’autres périodes, nous avons conscience d’être dans un monde qui passe. Je ne parle pas des théories physiques ou géologiques qui déterminent la durée de vie de notre univers. Notre monde passe parce qu’aucune organisation culturelle et aucune réalité humaine n’a les promesses de l’éternité. Selon une vision un peu simpliste du progrès, nous nous étions peut-être habitués à considérer beaucoup de choses comme stables et acquises définitivement. Nous pensions aller toujours de progrès en progrès, en gagnant petit à petit ce qui manquait encore. Et voilà que les événements manifestent que cet équilibre est fragile et que la société à laquelle nous étions habitués et en train de se fissurer et de se dégrader.

Dès lors, que pouvons-nous faire ? Comment affronter cet « effet de banquise » qui semble mettre en flottement les points de repères habituels ? Allons-nous entrer dans un sauve-qui-peut général, où chacun cherche quelque chose à quoi se retenir, sans s’occuper trop de ce qui se passe autour de lui ? Ou bien allons-nous prendre conscience que cette mutation plus ou moins brutale n’est pas un prétexte pour nous accrocher coûte que coûte à ce que nous pouvons encore sauver, mais une invitation à considérer que ce à quoi nous nous agrippions n’est peut-être pas la bonne planche de salut ? C’est bien le sens des paroles de saint Paul que nous avons entendues : « Ceux qui font des achats, qu’ils vivent comme s’ils ne possédaient rien. Ceux qui tirent profit de ce monde, comme s’ils n’en profitaient pas » (1 Co 30-31). Nous devons prendre conscience que l’avenir de l’homme ne dépend pas d’abord de l’avenir de notre société ou de n’importe quel système, mais de la promesse de Dieu de mener à son accomplissement son dessein bienveillant envers l’humanité.

L’annonce du Christ comme la prédication de Jonas doivent nous interpeller. Si ce monde est en train de passer, que faites-vous ? Laissez-vous les choses aller en espérant qu’elles dureront au moins aussi longtemps que vous, ou cherchez-vous ce qu’il y a à faire et à vous y atteler ? Plutôt que de se bagarrer en essayant de rafistoler les choses, chacun est invité à un retour sur soi et à se remettre en face de la Parole de Dieu et des appels que le Seigneur nous adresse.

Comme Jonas à Ninive, notre mission est de pousser un cri d’alarme dans notre cité moderne. Si notre ville de Paris n’est pas tout à fait une cité païenne, nous savons qu’y vivent beaucoup d’hommes et de femmes pour qui la Bonne Nouvelle du Royaume n’existe pas. Ils ne la connaissent pas et n’en ont jamais entendu parler. S’ils l’ont connue, ils s’en sont tellement détournés qu’elle ne les touche plus. Serons-nous capables d’être hic et nunc les témoins de cette Bonne nouvelle pour ces hommes et ces femmes ? Déployer aujourd’hui la mission de l’Église, c’est annoncer dans ce monde qui passe qu’il y a des réalités qui ne passent pas. Non, tout n’est pas soumis à l’érosion et à l’ébranlement. Il y a des raisons profondes de croire. En ce monde existe un point d’appui solide pour l’homme : l’amour de Dieu manifesté en Jésus-Christ ! Pouvons-nous être témoins de la Bonne Nouvelle de l’amour de Dieu par nos paroles, par notre manière de vivre, par notre attention et notre disponibilité à l’égard de ceux qui nous entourent ?

Au début de sa mission publique, dans l’évangile de saint Marc, le Christ met immédiatement en place un noyau de quelques hommes, qui va s’accroitre progressivement. Il les préparera à être les témoins de sa Parole, c’est-à-dire à manifester par toute leur vie que ce message n’est pas simplement une parole humaine (comme on peut en entendre partout), mais la Parole de Dieu. Cette mission confiée par Jésus au ministère apostolique, nous l’assumons tous ensemble en mettant en accord ce que nous vivons dans notre travail, dans notre famille, dans nos réseaux de relations ou dans notre quartier, avec la seule réalité qui ne passe pas : le Christ vivant aujourd’hui dans les sacrements de l’Église.

Si nous sommes invités, dimanche après dimanche, à célébrer le jour du Seigneur par l’eucharistie, ce n’est pas simplement parce que cela nous fait du bien. Nous y recevons le moyen d’articuler nos initiatives, nos tentatives et nos œuvres en ce monde avec le ferment décisif de la transformation du monde qu’est le Christ livrant sa vie par amour pour les hommes. Ce service sacramentel qui constitue l’Église et supporte sa mission repose sur les prêtres et les diacres, qui ont reçu l’imposition des mains des évêques. Il appartient à chaque génération de chrétiens de pourvoir à ce ministère, et pas simplement de le regarder fonctionner (en se réjouissant s’il marche bien ou en se désolant s’il marche mal !). Nous devons tous nous demander comment nous nous soucions concrètement de faire lever au milieu de nous des prêtres et des diacres au service du Peuple de Dieu tout entier.

Frères et sœurs, je me réjouis que votre communauté bénéficie du ministère de prêtres et de diacres nombreux et de valeur. Je souhaite que leur ministère au milieu de vous suscite dans vos familles, dans vos groupes et dans vos communautés les vocations nécessaires pour que la mission de l’Église puisse continuer de s’accomplir. Comme vous le voyez à leur manière d’agir au milieu de vous, ils ne font pas toute la mission de l’Église. Ils contribuent à encourager et soutenir ceux et celles qui s’engagent dans cette mission là où ils vivent, permettant qu’ils ne s’épuisent pas en vain et qu’ils fassent de toute leur existence un témoignage. En ce jour, je profite de ma présence pour encourager ceux d’entre-vous qui se sentent appelés par le Seigneur à prendre les moyens d’y réfléchir et d’y répondre, et à entrer avec Pierre, André, Jacques et Jean, dans la mission du Christ. Amen.

+ André cardinal Vingt-Trois, archevêque de Paris.

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