Homélie du Cardinal André Vingt-Trois - Obsèques du Chanoine Bernard Goudey
Vendredi 24 février 2012 - St Jacques-du-Haut-Pas (Paris Ve)
La clé de lecture de la vie de Bernard Goudey est l’amour du Christ, qu’il a suivi d’un amour préférentiel, et qui lui a donné de livrer sa vie pour le service de l’Église.
– 1 Jn 3, 14.16-20 ; Ps 22 ; Jn 21, 15-19
Frères et Sœurs,
Chers amis,
Rien n’était plus étranger à la personnalité de Bernard Goudey que l’exaltation de ses propres mérites. Vous ne serez pas surpris qu’au moment où nous célébrons son départ vers le Père, je ne m’engage pas dans une action qu’il aurait réprouvée, en faisant l’éloge de sa personnalité et de ses nombreuses qualités. Et je ne vais même pas faire comme on fait d’habitude, en disant que je ne fais pas d’éloge mais en le faisant néanmoins !
Si nous voulons essayer de comprendre quelque chose à la vie de Bernard et au service qu’il a rendu au milieu de nous dans l’Église, nous ne devons pas chercher de clef d’interprétation dans la richesse de sa personnalité ni dans ses qualités humaines, mais dans cette référence au Christ qui vient d’être évoquée par les lectures que nous avons entendues. La clef d’interprétation de la vie de Bernard, c’est l’amour. Il en est ainsi de tout chrétien, et nous travaillons comme nous pouvons pour qu’il en soit ainsi de tout homme.
Nous vivons une période où beaucoup de choses sont agitées et débattues publiquement. Des propos plus ou moins amènes s’échangent, comme si cette surenchère avait la moindre chance de changer quelque chose à la réalité. Mais ce qui transforme vraiment le monde, c’est l’amour, parce que l’amour seul peut changer le cœur des hommes. L’amour de Dieu est « plus grand que notre cœur », comme nous dit la première épître de Jean (1 Jn 3, 20). Il est plus grand que nos faiblesses, que nos limites et même que nos fautes. Il est la seule force, le seul levier pour soulever la lourdeur de l’existence humaine sur cette terre. Il peut ouvrir le cœur de tout homme et de toute femme à l’espérance d’être regardé, respecté et aimé. L’essentiel de la mission de l’Église en ce monde est d’être témoin de ce regard de Dieu sur toute créature, de ce regard du Christ sur l’humanité, et d’être la main tendue vers ceux qui sont abandonnés et rejetés de tous.
L’amour est plus fort que la mort ! Nous sommes malheureusement quotidiennement confrontés à la mort, par les événements et les malheurs de l’âge et de la maladie. Mais nous éprouvons sa violence d’une manière plus aiguë quand elle frappe des hommes qui, pour aujourd’hui, sont encore dans une certaine jeunesse. Soixante et onze ans, ce n’est pas si vieux, Bernard aurait pu faire encore beaucoup. De plus, comme disent les gens simples qui essayent de comprendre la vie avec ce qu’ils ont dans le cœur, il n’avait fait de mal à personne. Oui, il ne voulait de mal à personne, et il a été frappé ! Sans l’amour, nous ne pouvons pas comprendre l’évènement de sa mort, les mois qui l’ont précédée, la manière dont il a traversé l’épreuve de la maladie, des traitements et des espérances quelquefois satisfaites et quelquefois abandonnées, sa constance et sa disponibilité à l’égard de ses paroissiens, et l’offrande profonde de sa vie. Tout cela n’a aucun sens hors de l’amour qui l’a porté et animé.
Il en est ainsi pour chacun et chacune d’entre-nous : nous sommes baptisés dans le Christ pour entrer dans la charité, pour recevoir l’amour de Dieu et vivre le double commandement de l’amour de Dieu et du prochain. Mais j’ose le dire, ceci est particulièrement vrai pour ceux qui sont appelés au ministère apostolique. Nous l’avons entendu dans le dialogue entre Jésus et Pierre sur le bord du lac après la résurrection. Le Seigneur ne demande pas seulement à Pierre s’il l’aime, mais il lui pose la question : « m’aimes-tu plus que ceux-ci ? » (Jn 21, 15) Jésus ne lui dit pas que lui, Jésus, l’aime plus que les autres. Il lui demande, à lui, Pierre, s’il l’aime plus que les autres. Cet amour préférentiel pour le Christ n’est pas simplement une question de bons sentiments et une fleur de rhétorique spirituelle. C’est l’objet d’un choix quotidien que nous essayons de mettre en œuvre dans le ministère qui nous est confié avec nos pauvretés, nos péchés et nos faiblesses. Le sacerdoce ne consiste pas simplement à accomplir un certain nombre de fonctions au service de la communauté. Plus profondément, il repose sur une relation spécifique et particulière avec le Christ : l’aimer et essayer de l’aimer plus que les autres. L’évangéliste est sans illusion quand il rapporte ce dialogue. Il prend le soin de rapporter trois fois la question de Jésus, évoquant sans le dire les trois reniements de Pierre au moment de sa Passion.
« M’aimes-tu plus que ceux-ci ? » Cet amour préférentiel pour le Christ justifie et éclaire le choix de vie dans lequel Bernard comme nous tous, prêtres et évêques, nous nous sommes engagés en répondant à l’appel du Christ. Répondre à l’appel du Christ et le choisir d’un amour préférentiel exclue d’autres amours. La préférence n’est pas de tout choisir, ni de choisir par défaut. Mais cet amour préférentiel sera le ressort et le dynamisme intérieur qui fait de nous de véritables serviteurs de la communauté. Cet amour préférentiel doit nous transformer. Il doit informer notre liberté, notre cœur et nos capacités de relations et d’actions pour que nous aimions les chrétiens d’un amour lui aussi préférentiel. Nous les aimons au point que nous avons choisi de ne rien faire d’autre que d’être à leur service, de ne pas avoir d’autre amour dans notre vie que l’amour de cette communauté à laquelle nous sommes envoyés, et de ne pas chercher d’autres satisfactions dans le monde que la joie d’être accueillis, entendus, écoutés et suivis le plus souvent. Notre seule joie est de voir des hommes et des femmes dont la vie va être bouleversée par cette Parole que, par la grâce de l’Esprit, nous avons mission d’expliquer même si nous ne l’avons jamais tout à fait comprise, et même au delà de ce que nous en vivons.
Cette communauté chrétienne que nous devons aimer d’un amour préférentiel est pour nous la partie visible de la multitude des hommes et des femmes dans laquelle cette communauté est immergée, et auprès de laquelle les chrétiens doivent être témoins de cet amour. Demain, à la cathédrale Notre-Dame, je vais célébrer l’appel décisif de trois cent cinquante catéchumènes adultes des paroisses et communautés du diocèse de Paris. Pour ces hommes et femmes, l’amour est, un jour, devenu un mot clef de leur vie. Il a fait irruption dans leur existence lorsqu’ils ont levé les yeux vers le ciel pour comprendre le sens de ce qu’ils voulaient vivre, et pour trouver les moyens d’une communion avec leurs frères. Tous, à un moment donné ont osé pousser la porte d’une église comme celle-ci pour venir chercher l’explication. Ils ont découvert petit-à-petit comment la communion avec le Dieu miséricordieux et fidèle dépasse tout ce que nous imaginons, et enracine et alimente la communion que nous vivons.
Frères et sœurs, ensemble, nous pouvons tirer cette leçon de la vie d’un « simple » prêtre, qui, quoiqu’ayant le titre de chanoine, était, tout comme moi, un simple prêtre de Jésus-Christ. Le chemin que Bernard Goudey a parcouru, les étapes de sa vie que nous avons connues, les relations que nous avons eues avec lui, tout cela nous dévoile le visage de l’amour de Dieu en son Fils livré sur la croix. Dieu l’a appelé à se donner tout entier pour se livrer dans l’amour préférentiel pour le Christ et pour les hommes. Rendons grâce à Dieu qui nous a permis d’être témoins de ce magnifique exemple de la puissance de l’amour. Et prions-le que cet exemple travaille nos cœurs pour que nous aussi nous devenions des signes de l’amour de Dieu. Amen.
+ André cardinal Vingt-Trois, archevêque de Paris.