Homélie du Cardinal André Vingt-Trois - Messe du jubilé des 60 ans de vie religieuse de Sœur Myriam Selz (des Religieuses de l’Assomption)
Mardi 8 mai 2012 – à la chapelle de Lübeck (Paris XVI)
– Rm 8, 14-17 ; Lc 24, 13-35
Frères et Sœurs,
Le récit du chemin parcouru par Jésus avec les deux disciples sur la route d’Emmaüs nous aide à comprendre notre propre rencontre avec le Christ. Il nous permet surtout de découvrir comment la vie avec Jésus, le cheminement avec Jésus, le repas eucharistique avec Jésus, sont des moments clefs pour l’interprétation des événements de l’histoire en général et de chacune de nos histoires.
D’une manière naturelle, nous sommes plus sensibles à la succession des événements qu’à leur logique et à leur trajectoire. Nous vivons des moments plus ou moins forts, heureux et significatifs, et nous risquons toujours de nous laisser enfermer dans le moment présent. C’est le cas de ces deux disciples qui reviennent chez eux tout tristes, en laissant derrière eux Jérusalem et les heures particulièrement pénibles qu’ils viennent d’y vivre. Ils sont tout tristes parce que rien ne s’est passé comme ils l’avaient espéré : le Royaume d’Israël n’a pas été rétabli, celui qu’ils avaient reconnu comme le Messie a été crucifié, est mort et a été mis au tombeau. Et voilà trois jours qu’il ne se passe plus rien. Tout ceci, c’est pour eux l’événement immédiat. Leur attitude et leur réaction sont à l’image de ce qu’ils ont compris, de ce qu’ils sont en train de vivre, et des journées qu’ils viennent de traverser.
Leur rencontre avec Jésus va changer cette lecture. Mais elle ne va pas changer les événements eux-mêmes : le Christ a bien été crucifié. Il est bien mort, et jusqu’à présent, ils ne savent pas qu’il est ressuscité. Et pourtant, sur ces événements douloureux, Jésus leur offre l’opportunité de déchiffrer une histoire qui dépasse ces événements. « À partir de Moïse et des prophètes » (Lc 24, 27), Jésus leur fait comprendre comment ces événements accomplissent la promesse de Dieu. « Vous n’avez donc pas compris ! Comme votre cœur est lent à croire tout ce qu’ont dit les prophètes ! Ne fallait-il pas que le Messie souffrît tout cela pour entrer dans sa gloire ! » (Lc 24, 25-26). Peu à peu, il leur interprète ce qui s’est passé et leur en donne le sens. Ils ont vécu les événements. Ils en ont éprouvé le poids. Mais ils n’en avaient pas vu le sens.
Dans chacune de nos vies, il y a un écart entre les événements que nous vivons, et le sens qu’ils portent au regard de notre histoire. Des phases exaltantes ou éprouvantes, des phases de plus ou moins grande activité, des phases sombres ou lumineuses se succèdent. Cette succession peut nous sembler plus lente ou rapide selon les périodes. Mais toujours, nous nous laissons plus ou moins absorber par la densité du moment que nous vivons et de l’événement auquel nous sommes mêlés. Mais tout ceci ne permet pas d’atteindre le sens de ce que nous vivons. C’est seulement notre impression, impression que le temps passe vite ou qu’il ne passe pas vite, impression que l’on a été entendu ou non, compris ou non, impression que le monde comprend clairement ou pas ce qui est en train de se dérouler. En tout ceci, nous restons dans l’immédiat. Mais, pour en décoller et acquérir une vision historique de l’accomplissement progressif du dessein de Dieu, il ne suffit pas que nous prenions de la hauteur. Il ne suffit pas non plus que nous nous détachions de nos sentiments, de nos impressions et de nos réactions. Il nous faut davantage. Il nous faut une lumière particulière.
Cette lumière particulière, c’est le Christ qui nous la donne. Il ne nous la donne pas en surajoutant une signification supplémentaire aux événements que nous avons vécus, mais en dévoilant, au cœur de ces événements vécus, ce que jusqu’à présent nous n’y avions pas vu. Le Christ nous révèle comment, à travers le courant de nos jours, la succession de nos activités et le développement de notre vie, chacune des séquences s’inscrit dans un plan qui a une cohérence, une orientation, un sens. Découvrir progressivement ce sens nous aide à comprendre la relation de Dieu avec l’histoire des hommes. Dieu n’est pas comme un aiguilleur dans le ciel qui regarderait de l’extérieur les avions sillonner le ciel sans interférer sur leur cheminement. La présence de Dieu est inscrite dans le cheminement même de nos vies. Dieu ne surplombe pas la totalité de l’histoire humaine. Il en dévoile l’orientation par le sens qu’il y met par sa présence, et par l’appel qu’il adresse à l’humanité à travers les événements vécus.
C’est cet « exercice » que Jésus accomplit avec les disciples d’Emmaüs. Il le fait en partant de Moïse et des prophètes, c’est-à-dire de tout ce qu’il y a dans l’Écriture. La révélation de Dieu dévoile le sens de l’histoire des hommes depuis les origines jusqu’au présent des disciples d’Emmaüs, et même pour nous jusqu’au terme des temps. Par le Christ, nous connaissons en effet le dévoilement de l’avenir qui nous est promis en espérance. Toute la bible nous fait découvrir cette pédagogie divine qui nous fait passer progressivement de l’état « d’esclave » (Rm 8, 15), de l’état d’homme ou de femme qui vivent dans la crainte parce qu’ils ne savent pas, ne comprennent pas et ne voient pas, au statut de fils qui peut dire : « Abba Père » (Rm 8, 14). La Révélation nous donne de comprendre que Dieu n’est pas simplement un grand manitou mais qu’il est un Père. La Révélation nous fait quitter l’inconscience ou l‘ignorance du sens du chemin que nous parcourons et entrer dans cette pédagogie de Dieu qui conduit l’humanité – et chacun d’entre-nous – de l’état de servitude et de crainte à l’état de confiance et de relation filiale. C’est bien le chemin que parcourt Jésus avec ces deux hommes lorsqu’il les éclaire à partir de Moïse, des prophètes et de toute l’Écriture.
Il y a donc pour eux un dévoilement et un éclairage du chemin parcouru. Mais cette nouvelle compréhension ne conclue pas leur itinéraire. Ils n’ont pas encore compris qui leur avait ouvert les Écritures. Certes, ils cheminent avec Lui et pressentent qu’il y a quelque chose. Mais ce pressentiment se concrétise dans la fraction du pain et la reconnaissance de la présence réelle du Christ à leur table. Ils identifient alors celui qui les a conduit de l’état d’esclave à l’état de fils, parce qu’il est lui-même le Fils qui nous dévoile le Père.
Ce cheminement, qui nous est si bien décrit par l’évangile de saint Luc, est à l’image de notre itinéraire de foi. L’Esprit nous conduit, en nous donnant de nous appuyer sur la révélation de la Parole de Dieu, sur la communion sacramentelle à la présence du Christ, et aussi sur l’expérience ecclésiale à laquelle doit aboutir cet itinéraire. Pour les deux disciples, c’est ce qui se passe quand ils reviennent à Jérusalem : ils y découvrent que leur histoire dans toute sa profondeur, avec ces moments qu’ils ont passé avec Jésus sur le chemin d’Emmaüs, le repas partagé avec lui, et plus largement toute leur suite du Christ et leur appartenance à la tradition d’Israël, toute cette histoire n’est pas simplement une aventure particulière mais aboutit dans un acte ecclésial. C’est ce qui est manifesté par le fait que ce sont les apôtres qui leur annoncent le Christ ressuscité avant qu’eux-mêmes aient eu seulement le temps d’ouvrir la bouche. Ils arrivent tout pleins de ce qu’ils ont vécu, riches de ce qu’ils ont interprété, rassasiés du repas qu’ils ont partagé avec le Christ. Ils se précipitent pour apporter la bonne nouvelle. Mais voilà que ceux à qui ils veulent l’annoncer la connaissent déjà et leur disent : « Vraiment le Christ est ressuscité ! Ce que vous avez vécu, le chemin parcouru avec lui, l’éclairage sur votre vie et sur les événements, le dévoilement de l’accomplissement des promesses à travers sa mort et sa résurrection, l’expérience eucharistique de la rencontre avec Jésus partageant et bénissant le pain, tout cela nous l’attestons. C’est le Christ ressuscité qui en est la source et qui en est la réalité. Ce n’est pas une illusion. Ce ne sont pas des rêves que vous auriez nourris en marchant un peu trop longtemps au soleil de Palestine. Ce n’est pas seulement votre imagination mystique qui vous fait rêver une communion immédiate avec le Christ. Ce que vous vivez est bien un acte d’Église qui s’exprime à travers une relation sacramentelle et apostolique. »
Frères et sœurs, nous rendons grâce à Dieu qui nous permet d’entrer à notre tour dans ce mouvement de dévoilement de l’histoire de l’humanité par la connaissance intérieure des événements de notre vie, par l’interprétation que nous en donne l’Écriture et par le partage que nous en vivons en Église. C’est dans ce mouvement que nous passons du statut de serviteur craintif au statut de fils de Dieu et d’ami du Christ. Que le Seigneur nous donne de progresser dans notre filiation divine en puisant dans les signes qu’il nous partage à travers la vie de chacun d’entre nous, et aujourd’hui particulièrement à travers le jubilé de sœur Myriam. Comme cela a été évoque au début de cette messe, nous savons que notre progression vers la filiation divine s’accomplit à travers des étapes qui ont chacune leur sens mais dont la pleine signification n’apparait qu’à la lumière de ce que le Christ veut nous faire découvrir. Amen.
+ André cardinal Vingt-Trois, archevêque de Paris