Homélie du Cardinal André Vingt-Trois - Messe pour le Vingtième anniversaire de la Fondation Notre Dame
Mercredi 6 juin 2012 - en la cathédrale Notre-Dame
– 2 Tm 1, 1-3.6-12 ; Ps 122, 1-2 ; Mc 12, 18-27
Frères et Sœurs,
La manière de comprendre la durée de notre vie, notre appréhension du temps dont nous disposons sur cette terre et notre disposition à le faire fructifier dépendent étroitement de l’idée que nous nous faisons de la mort, et de ce qui nous attend après la mort. Même si l’avenir ne se déroule jamais comme prévu, nous imaginons couramment la suite de notre vie comme une projection dans la répétition de ce que nous sommes et de ce que nous vivons déjà.
Mais cette vision se heurte immanquablement au mur et à la coupure de notre mort. Et l’erreur dans laquelle s’enferme les sadducéens dans ce passage d’Évangile que nous avons entendu, est d’ignorer cette coupure et son caractère définitif. La loi du lévirat qui, en Israël, enjoint à la veuve de devenir la femme de son beau-frère pour assurer une descendance concerne exclusivement notre avenir en ce monde. Mais s’enfermer dans cette vision, c’est céder à l’illusion de croire que l’humanité assure son salut par ses propres moyens de reproduction. C’est pourquoi, Jésus, en répondant aux saducéens, décale les perspectives et invite à porter le regard sur une réalité qui n’est pas le prolongement de celles que nous connaissons : quand on est ressuscité, il n’y a plus ni homme ni femme, nous sommes « comme des anges » (Mc 12, 25), leur explique-t’il.
Le Dieu vivant, le Dieu des vivants, est celui qui a appelé l’homme à la vie et lui promet une vie éternelle. Mais ceci ne signifie pas que Dieu nous promet l’éternité de cette vie. D’un autre côté, certains ont pu s’appuyer naïvement ou insidieusement sur cette certitude que la vie éternelle est d’un autre ordre, pour imaginer qu’il n’y avait aucune relation entre cette éternité et le temps que nous vivons. Or, nous savons que notre Dieu est le Dieu des vivants et non pas le Dieu des morts. Nous avons confiance qu’Il nous gardera dans sa vie éternelle. Et c’est justement à cause de cela que nous sommes capables, à la fois de relativiser les années de notre vie terrestre sans les projeter dans l’éternité, et en même temps de comprendre que notre manière de vivre ces années de vie terrestre conditionne de quelque façon ce que nous serons capables de vivre ensuite.
Ceux qui mettent toute leur espérance dans le temps de cette vie s’orientent délibérément vers une déception radicale, puisque de toute façon leur vie ici-bas s’arrêtera. Plus encore, ils se trompent sur le sens des années qu’ils vivent, et sur l’usage des biens qu’ils possèdent. Pour assurer la pérennité de leur existence et s’inventer un palliatif d’éternité, ils sont entraînés inéluctablement dans une logique de thésaurisation et d’accaparement des biens, pour garantir leur avenir, comme si leur avenir dépendait d’eux… Mais la juste attitude à l’égard des biens de ce monde, celle qui ouvre à une véritable générosité et à une véritable liberté, vient de la certitude que nous perdrons ces biens, et qu’il vaut mieux les perdre en leur donnant du sens, plutôt que de les perdre sans qu’ils aient pris de sens.
Job dit qu’il est arrivé nu sur cette terre et qu’il repartira nu (Jb 1, 21). C’est la condition de chacun d’entre nous. La question n’est donc pas de nous inquiéter pour accumuler des garanties sur notre vie, mais d’engager notre liberté pour faire fructifier la véritable richesse que nous avons reçue : celle de pouvoir donner sens à notre vie et à nos biens.
Comme bien d’autres, celles et ceux qui se sont associés depuis vingt ans à l’action de la Fondation Notre Dame ont pu entrer dans cette logique et voir comment les biens qu’ils possèdent prennent leur véritable valeur quand ils sont partagés, quand ils ne sont plus retenus pour fabriquer son propre avenir, mais deviennent gages d’avenir pour autrui.
Rendons grâce à Dieu qui a suscité par la puissance de son Esprit la générosité de tant d’hommes et de femmes pour venir en aide à leurs frères. Rendons grâce à Dieu qui vous a permis de promouvoir des actions qui donnent sens à l’existence humaine et ouvrent l’esprit de l’homme au-delà de la finitude de ce monde. Amen.
+ André cardinal Vingt-Trois, archevêque de Paris.