Homélie du Cardinal André Vingt-Trois - Messe pour le 120e anniversaire de l’élévation de l’église en basilique mineure - Fête de la Nativité de la Vierge Marie

Samedi 8 septembre 2012 - Au Sanctuaire Notre-Dame du Laus (Diocèse de Gap-Embrun)

À travers l’exemple de la Vierge Marie, de Benoîte Rencurel qui bénéficia de nombreuses apparitions de Notre-Dame au Laus, nous constatons que la puissance de Dieu se manifeste à travers la faiblesse de ceux qu’il choisit pour accomplir son œuvre. En ouvrant nos cœurs à la puissance de l’amour et en offrant la pauvreté de notre vie nous pouvons changer quelque chose dans le monde.

 Mi 5, 1-4 ; Ct Is 61, 10-11.62, 1-3 ; Mt 1, 1-16.18-23

Frères et Sœurs,

Au temps où Benoîte Rencurel vivait en ces lieux inconnus de tous ou presque, il y avait en France bien des endroits plus notables. Il y avait à Paris et à Versailles bien des femmes autrement cultivées et même des mystiques ! Il y avait à travers le monde des gens assez puissants pour estimer que leurs actions pouvaient transformer l’existence des hommes. Et pourtant, celle qui a été choisie pour être la messagère par Dieu, n’appartenait ni à ces puissants, ni à ces femmes cultivées et brillantes de la Cour. C’est par une pauvre bergère illettrée que Dieu a voulu communiquer un message aux hommes, et ce message est un message d’espérance.

Quand nous essayons de prier comme nous le faisons aujourd’hui à l’occasion de la fête de la Nativité de Marie, la liturgie nous propose de contempler le Christ. En effet, la cause première et la source du sens de l’existence de Marie de Nazareth, c’est son Fils Jésus. C’est en prévision de la naissance de ce Fils que Dieu a préservé la Vierge Marie de la tache originelle et qu’il l’a constituée dans toute la pureté de la grâce, afin d’accueillir sa vocation et y répondre généreusement. C’est en prévision de l’envoi dans le monde de son Fils éternel, que Dieu a préparé les conditions nécessaires à cette venue. C’est par l’anticipation de son amour qu’il a construit à travers les événements de l’histoire des hommes, les conditions nécessaires à l’accomplissement de sa volonté de salut.

Ainsi quand l’évangile de ce jour évoque la généalogie humaine de Jésus, nous pouvons situer, du moins de façon symbolique selon la tradition historique des anciens, Jésus dans l’histoire humaine, Jésus comme descendant de David (Mt 1, 1) et fils de Marie (Mt 1, 18). Cette généalogie ne nous donne pas la clef du sens, car si Dieu agit pour l’humanité en prenant une chair dans la personne du Christ, ce n’est pas pour accomplir la destinée de la descendance de David, c’est pour apporter dans l’histoire des hommes quelque chose qui va changer le monde : c’est sa propre présence, Dieu avec nous, Dieu parmi les hommes, Dieu Sauveur, Jésus de Nazareth. Homme parmi les hommes il a une ascendance humaine et il s’inscrit dans l’histoire commune de l’humanité. Fils unique de Dieu envoyé par le Père pour guérir et sauver les hommes, il échappe à cette généalogie humaine en survenant dans l’histoire de façon inattendue et imprévisible, pour changer le monde.

Dieu veut changer quelque chose à l’histoire des hommes. Dieu a mis l’homme dans le monde pour qu’il vive et qu’il soit au service de la vie. Il ne l’a pas mis dans le monde pour qu’il meure et pour qu’il soit au service de la mort. Pour le rendre à sa vocation première, pour lui permettre de retrouver l’élan originel par lequel Dieu l’a appelé à la vie, il faut une nouvelle intervention divine en la personne du Christ. Dieu envoie son Fils dans le monde pour que le monde vive, et cette décision ne s’accomplit pas selon les critères habituels de la notoriété et de la puissance. Bethléem est une des dernières villes où l’on pouvait s’attendre à voir surgir la source du salut de l’humanité, même si cela était annoncé par les prophètes. Marie est une jeune fille inconnue quand l’appel de Dieu saisit son existence dans l’accomplissement de ce plan de salut. Benoîte Rencurel, inconnue dans la France du Roi-Soleil, va représenter comme un foyer d’amour et de miséricorde, alors que personne ne sait qui elle est, ni comment Dieu l’a choisie.

Si nous observons ces éléments, d’un côté la relative impuissance - pour ne pas dire le néant - la toute petite réalité que représente le point d’appui humain, que ce soit Marie, l’humble servante du Seigneur, que ce soit Benoîte Rencurel, la pauvre bergère des montagnes, et d’un autre côté la puissance de Dieu à l’œuvre dans le monde, nous devons constater que cette puissance se manifeste à travers la faiblesse de celles et de ceux qu’il choisit pour accomplir son œuvre.

Mieux peut-être qu’à d’autres époques, nous sommes imprégnés d’une multitude d’informations, et d’une multitude de prises de conscience des drames de l’humanité. Chacune et chacun d’entre nous, par le biais des communications modernes, par les facilités de notre culture, nous sommes ouverts à une prise de conscience considérable de ce qui se joue aujourd’hui pour les hommes à travers le monde. Nous savons infiniment plus de choses que n’en connaissaient nos devanciers. Nous sommes informés des drames qui se déroulent à l’autre bout du monde, des massacres, des famines, des épidémies, des catastrophes, nous connaissons dans notre propre pays les difficultés auxquelles les hommes sont confrontés.

Alors, le risque ou la tentation qui peut nous guetter, c’est de dire : je n’y peux rien, cela dépasse mon échelle ! Ce qui se passe en Inde je n’y peux rien, ce qui se passe en Afrique je n’y peux rien, ce qui se passe en Amérique Latine je n’y peux rien ! Et faudrait-il dire : ce qui se passe en France ou ce qui se passe dans les cités de Marseille ou d’autres grandes villes je n’y peux rien ? Que suis-je, pour imaginer que ce que je pense et ce que je fais peut changer quelque chose dans le monde ? Il y a des puissants pour faire cela ! Et qu’ils soient devenus puissants par héritage, par élection, par désir, par ambition, ou par souci de se mettre au service des autres, ils ont le pouvoir ! Alors qu’ils s’y mettent ! Mais moi, je n’ai pas le pouvoir, je ne suis qu’un fétu de paille dans tout cela.

Alors si nous abordons la réalité de notre temps, avec ce sentiment d’impuissance et d’illégitimité, avec ce sentiment que nous avons dévolu la responsabilité à d’autres, et que nous ne sommes pas armés pour faire face aux défis de ce monde, alors le désespoir est à notre porte : désespoir de mesurer que nos désirs généreux, notre volonté de venir en aide à nos frères, ou simplement d’assumer notre existence, tout cela est voué à une sorte d’échec final.

Le message que nous livre la vocation de Marie, le message que nous livre l’exemple de Benoîte Rencurel est au contraire celui-ci : le levier qui peut changer quelque chose dans le monde, ce n’est ni la notoriété, ni la puissance. Le levier qui peut changer quelque chose dans le monde, c’est l’amour, c’est la paix, c’est la réconciliation. Et de l’amour, de la paix, et de la réconciliation chacune et chacun d’entre nous est à la fois porteur et comptable. Chacune et chacun d’entre nous peut devenir agent de paix, de réconciliation et d’amour. Chacune et chacun d’entre nous peut devenir témoin de la puissance de l’amour à travers la modestie ou la médiocrité de notre existence, à travers l’ignorance de ce que nous faisons pour le reste du monde. Mais nous n’avons pas été choisis et été consacrés par Dieu pour devenir des vedettes dans le monde, nous avons été choisis et consacrés pour devenir des ferments d’amour et de paix.

Alors, en ce jour où nous faisons mémoire du signe donné ici à Notre-Dame du Laus, ce message que Dieu a adressé aux hommes non seulement à travers les visions de Benoîte Rencurel mais aussi à travers sa propre existence, à travers ce qu’elle a fait au service de ses frères, en ce jour où nous faisons mémoire de l’envoi du Fils éternel de Dieu pour le salut du monde, frères et sœurs, ouvrons nos cœurs à la puissance de l’amour et offrons la pauvreté de notre vie pour changer le monde. Amen.

+ André cardinal Vingt-Trois, Archevêque de Paris.

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