Homélie du Cardinal André Vingt-Trois - Installation du Père Michel Guenguen
Saint-Honoré d’Eylau (16e) – Dimanche 23 septembre 2012
Les critères de réussite présentés par Jésus opèrent un renversement par rapport à ceux du monde. Ce basculement éclaire non seulement les questions qui se posent sur notre propre existence, mais aussi le chemin dans lequel l’Église est engagée : celui du service. La charge pastorale des curés consiste à entraîner la communauté chrétienne dont ils ont la responsabilité dans ce dynamisme.
– 25e Dimanche du temps Ordinaire – Année B
– Sg 2, 12.17-20 ; Ps 53, 3-5.7b.6.8 ; Jc 3, 16 – 4, 3 ; Mc 9, 30-37
Frères et Sœurs,
Il y a quelque chose que les disciples ne comprennent pas dans les paroles de Jésus, et il est important pour nous d’essayer d’approfondir ce qu’ils ne comprennent pas parce, que peut-être partageons-nous leur incompréhension. Dans l’évangile de saint Marc dont nous poursuivons la lecture tout au long de ces dimanches, Jésus a été reconnu comme le Messie, le Fils de Dieu par la bouche de Pierre. Il s’est manifesté comme le Fils de Dieu par la Transfiguration et pour la deuxième fois il vient de leur annoncer « qu’il sera livré aux mains des hommes, qu’ils le tueront et que trois jours après il ressuscitera » (Mc 9, 31). Ce que les disciples n’arrivent pas à faire concorder, ce qui provoque leur incompréhension, c’est que l’image qu’ils ont du Messie sauveur d’Israël, ne correspond pas à l’image du Serviteur souffrant dont Jésus manifeste la destination et la vocation. Ils attendent un Messie, ils veulent un sauveur, mais ils attendent ce Messie à la manière d’un sauveur humain, qui serait capable de mobiliser les quelques forces combattantes qui peuplaient les groupes de zélotes à travers la Palestine, et qui seraient capables de provoquer l’insurrection victorieuse contre les Romains et de rétablir le Royaume d’Israël. Jusqu’à la fin les évangiles nous rappellent que les disciples attendaient le rétablissement du Royaume d’Israël. Ils attendaient la manifestation de puissance par laquelle Dieu attesterait l’élection qu’il avait fait de son peuple, et ils comprenaient que le Messie était au service de cette manifestation de puissance, qu’il devait lui aussi devenir le premier, le plus fort, le plus grand, et rendre à son peuple sa splendeur passée.
Or ce que Jésus leur annonce, ce n’est pas du tout le rétablissement de la splendeur passée, ce n’est pas du tout la suprématie sur leur pays, c’est un chemin d’échec ! Il faut bien le dire, c’est un chemin où il va être traité comme un malfaiteur et un brigand, c’est un chemin où toutes les manifestations de force qu’il a données au long de sa vie publique, les miracles, les enseignements avec puissance, tout cela va être mis en cause, contesté, soumis au doute par l’écrasement dont il va être victime. Et les disciples, pour essayer de comprendre, discutent entre eux pour savoir qui est le plus grand, ce qui redouble l’idée que pour eux la hiérarchie apostolique, si je puis dire, est modelée sur la hiérarchie sociale. Il s’agit de savoir qui sera le premier. Et nous savons, par notre expérience, que cette course aux premières places occupe une part importante de nos préoccupations, et mobilise une part importante de nos énergies. Depuis le plus jeune âge, on cherche à monter, ce que l’on appelle bizarrement, dans l’échelle sociale -peut-être pas tout à fait jusqu’en haut, parce que quand on arrive en haut le risque est grand de basculer et de retomber en bas-, mais au moins le plus haut possible ! Et nous découvrons ce que l’on appelle des stratégies de promotion, des stratégies éducatives, des stratégies scolaires, des stratégies professionnelles dont le but est de nous aider à monter. Comme si cette ascension - qui en elle-même n’est pas coupable, il n’y a pas de mal à vouloir progresser dans l’existence -, devenait la clef de la signification de l’existence humaine et nous permettait de surmonter ce qui est l’épreuve radicale de la vie des hommes, l’affrontement, la confrontation à la souffrance et à la mort. Si haut que l’on monte, si réussie que soit notre vie, il nous faut, un jour, accepter de reconnaître que tout cela s’arrêtera, tout cela disparaîtra, ou pour être plus exact, chacun de nous disparaîtra de tout cela, car cela continuera, mais sans nous ! Et on aura beau être monté haut dans les degrés de l’échelle, il faudra bien accepter que la vérité de notre vie ne soit pas réduite à cette ascension.
Dans le débat qui s’instaure entre le Christ et ses disciples, Jésus ne condamne pas leur ambition. Il ne leur dit pas : vous ne devez pas désirer être le plus grand. Il change le contenu de leur ambition. Il leur dit celui qui veut être le plus grand -ce n’est pas mauvais d’être le plus grand- celui qui veut être le plus grand, il faut qu’il accepte de devenir le serviteur de tous : « Si quelqu’un veut être le premier, qu’il soit le dernier de tous et le serviteur de tous ». (Mc 9, 35) L’ambition de la sainteté, l’ambition de la réussite d’une vie, l’ambition du bonheur, l’ambition de la sérénité, de la paix, de la joie, de la santé, toutes ces ambitions sont légitimes et doivent être nourries, mais vers quel but ? Et c’est là que la question de Jésus désarçonne complètement les disciples qui imaginaient encore que le but de l’action messianique de Jésus, serait de leur donner une réussite selon les critères du monde.
Jésus veut bien que nous soyons ambitieux, il veut bien que nous désirions progresser, il veut même bien que nous souhaitions être les premiers, pourquoi pas, mais par quel chemin et pour quel but ? Est-ce pour la possession du monde ? Est-ce pour la domination des autres ? Est-ce pour la satisfaction de nos désirs particuliers ? Ou bien est-ce que nous avons vraiment l’ambition de progresser dans le service des autres, dans la désappropriation de nos propres objectifs pour nous mettre au service des autres, dans le désir de n’être pas parmi les premiers selon le monde, mais parmi les premiers selon l’amour.
Beaucoup d’entre vous certainement connaissent comment le Bienheureux Charles de Foucauld a été passionné toute sa vie par ce désir de rejoindre Jésus à la dernière place. Il a commencé dans la cabane prêtée par les Clarisses de Nazareth, il a poursuivi cette quête dans le désert à Tamanrasset, mais pour lui, la place privilégiée, la place d’honneur, la place du succès, c’était de se joindre à Jésus serviteur, à la dernière place. Ce basculement des critères et des références auxquels l’Évangile nous invite, éclaire non seulement les questions qui peuvent nous habiter sur notre propre existence, sur l’orientation de notre propre vie, mais il éclaire aussi le chemin dans lequel l’Église est engagée, car en adressant ce discours à ses disciples, évidemment, comme c’est souvent le cas dans l’évangile de saint Marc, Jésus veut les instruire, les préparer, les former à leur mission. Et cette mission qu’il a confiée aux apôtres, c’est la mission de l’Église : être au service de tous. Cette mission de service s’accomplit à travers les fonctions qui permettent à chaque communauté chrétienne d’exister, de se développer, de rassembler ses membres selon leurs préoccupations, selon leurs besoins, mais elle s’exerce surtout, de la part de cette communauté chrétienne, à l’égard de tout son environnement. Comment portons-nous, de façon concrète, le souci, le désir, que notre communauté chrétienne soit au service de tous, vraiment proche de ceux qui sont les plus loin ou de ceux qui sont les plus éprouvés par la vie ?
Nous pouvons nous réjouir, même si nous n’en n’avons pas toujours la connaissance précise, de voir tant de chrétiens investis personnellement, avec force, fidélité et générosité, dans toutes sortes d’actions d’entraide et de solidarité. Comment cette fonction du service de l’Église pour l’humanité est portée dans beaucoup de domaines où prospèrent et se développent les exclus de notre prospérité et de notre vie sociale ? Mais cet appel au service n’est pas simplement un appel à combler les lacunes de l’équilibre de la société, c’est un appel aussi à être au milieu des autres, témoins d’une parole et d’une vérité. Nous sommes chargés par le Christ d’incarner dans notre vie, le chemin par lequel Dieu veut conduire les hommes ; nous sommes positionnés comme témoins non seulement de la foi en Dieu, mais de la vocation divine de toute existence humaine. Nous sommes placés dans notre monde tel qu’il est avec ses limites, ses erreurs, ses déviations, non pas pour nous faire reconnaître comme les plus forts, mais pour nous faire entendre comme les prophètes, les témoins de la vigueur de l’amour, de la force de l’amour qui unit les hommes et les femmes de l’humanité entière.
Cette mission aujourd’hui, nous le savons, demande la capacité de résister. De résister à beaucoup d’idées toutes faites, de résister à beaucoup de slogans, de résister à beaucoup de campagnes d’opinion qui essayent de se présenter comme le reflet de ce que tout le monde pense, mais qui ont besoin d’être démenties, non pas par des campagnes de publicité, mais par le témoignage de notre vie, par la capacité que nous avons de montrer qu’il y a dans l’existence humaine des éléments qui sont structurants et constructifs, et qu’il y en a qui sont aliénants et destructeurs. Cette mission de l’Église, s’exerce par le ministère apostolique dont je suis porteur. Et tous les prêtres qui m’assistent, ont reçu la charge d’en être les leaders, les promoteurs, et ils sont invités à discerner comment Dieu agit dans son Peuple. Ce ministère apostolique est partagé par les prêtres, et en particulier par les curés auxquels je confie la mission d’être les animateurs et les responsables de l’activité de la communauté chrétienne. Cela ne veut pas dire qu’ils vont exercer leur responsabilité à la manière de l’autorité publique païenne, comme Jésus nous l’indique dans l’évangile : chez les païens, ceux qui commandent se font appeler chef, chez vous qu’il n’en soit pas ainsi, celui qui veut être le premier, qu’il soit le serviteur de tous. Les prêtres qui vous sont envoyés, et parmi eux le curé en premier, sont au service de tous, c’est-à-dire qu’ils ne sont pas au service de chacun. Ils sont au service de tous, c’est-à-dire qu’ils sont au service de l’action de la communauté, de l’engagement de la communauté dans la mission de l’Église. Ils en sont les garants et ils doivent en être les promoteurs, en suscitant le dynamisme de la vie chrétienne, en l’encourageant, en la soutenant, en relevant ceux qui sont affaiblis, fatigués, blessés. Cela veut dire qu’ils sont au milieu de vous, serviteurs à la manière du Christ.
Frères et sœurs, en ce jour où vous recevez un nouveau curé, c’est aussi une occasion pour votre communauté de relancer son exigence missionnaire et de mieux participer encore à la mission du Christ en notre temps.
Amen.
+ André cardinal Vingt-Trois, archevêque de Paris