Homélie du Cardinal André Vingt-Trois - Messe annuelle des étudiants catholiques d’Ile-de-France
Jeudi 8 novembre 2012 - Notre-Dame de Paris
– Ph 3,3-8 ; Ps 104, 2-7 ; Lc 15,1-10
Chers amis,
Comme vous le savez sans doute, ces deux petites paraboles du chapitre 15 de l’évangile de saint Luc sont suivies par l’histoire du fils prodigue et du père qui le reçoit à son retour à la maison. L’ensemble de ces trois paraboles fait apparaître pourquoi Jésus, Fils de Dieu, est venu parmi les hommes. Pourquoi Jésus ne se contente-t-il pas de rencontrer ceux qui sont déjà convaincus ? Pourquoi Jésus partage-t-il la table des Publicains et des pécheurs ? C’est cette question qui lui est adressée par les Pharisiens et les scribes. Il mange avec les pécheurs, c’est-à-dire qu’il fait table commune avec eux, il ne respecte pas les préceptes de rupture et de distance qu’il devrait observer au nom des coutumes juives. Quel est le sens de cette infraction de Jésus à l’égard de la loi ? Le sens de cette transgression : c’est l’accomplissement de la loi, c’est-à-dire la manifestation que Dieu veut renouer avec l’humanité. Et cela n’est pas l’objet simplement d’une prédication et d’un discours, c’est la réalisation en acte, du contact de Jésus avec les hommes et les femmes de son temps, même avec les pécheurs.
Cette volonté de Dieu de renouer constamment l’alliance rompue, les paraboles que nous venons d’entendre lui donnent une consonance particulière, que je nommerais volontiers la « fébrilité » de Dieu. La philosophie nous conduit à une vision très immobile de Dieu. Dieu, d’une certaine façon, c’est l’impassibilité faite chair, si l’on peut parler de la chair de Dieu ! Rien ne peut atteindre Dieu ! Rien de ce que nous faisons en tout cas. Et voilà que Jésus nous dévoile à travers cette parabole que dans l’amour de Dieu, il n’y a pas seulement une impassibilité, mais il y a une émotion, une fébrilité, presque une anxiété de retrouver ce qui était perdu dans l’humanité. C’est cette volonté permanente de Dieu qui s’est concrétisée à travers les âges par les juges, les prophètes, les rois qu’il a envoyés en Israël pour raviver l’alliance. Et échec après échec, Dieu allant jusqu’au bout de ce mouvement qui le pousse irrésistiblement à se faire proche de l’homme, comme le dira la parabole du bon samaritain, Dieu prend chair en Jésus pour retrouver l’homme perdu.
Voici un premier éclairage donné à travers ces paraboles. Il en est un deuxième auquel nous ne pouvons pas ne pas penser : que faisons-nous au milieu de ce monde ? Quelle est la passion qui habite notre cœur ? Quel est le désir qui nous met en mouvement ? Il ne s’agit pas de nous protéger du mal dans ce monde, mais d’essayer, si nous le pouvons, d’aller au-devant de ce qui est perdu, de nous mettre en route pour renouer l’alliance avec les Publicains et les pécheurs de notre temps ! Disciples du Christ envoyés par le Christ dans ce monde, nous avons été bénéficiaires de cette miséricorde active de Dieu, qui est venu nous chercher et qui nous a constitués comme enfants de Dieu par le baptême. Il est venu nous chercher quand nous étions perdus, brebis échappées un moment du troupeau, pièces égarées du trésor de l’Église, ou fils perdu parti dilapider son héritage en menant une vie de débauche. Il est venu nous retrouver, nous reprendre et nous ramener à la maison. Mais une fois à la maison, il n’a pas fait de nous simplement, des gardiens béats du foyer, des hommes et des femmes qui se fortifient eux-mêmes dans la satisfaction d’avoir été appelés et choisis, reculant quand la vie sollicite d’eux un signe de leur désir d’annoncer l’amour de Dieu.
Nous ne pouvons pas être des chrétiens impassibles devant le mal du monde et devant la souffrance des hommes ! Nous ne pouvons pas être des chrétiens insensibles face à tant de nos contemporains tentés de sombrer dans le désespoir, dans le cynisme ou l’indifférence ! Nous ne pouvons pas jouir de la joie de la foi et de la joie de l’Église, sans être en même temps poussés par l’Esprit-Saint pour aller nous aussi à la recherche de ce qui est perdu ! Ce dynamisme missionnaire que le Christ a insufflé à ses disciples n’est pas simplement une charge qu’il fait peser sur nos épaules, c’est une fierté ! « Nous mettons notre orgueil dans le Christ Jésus et nous ne plaçons pas notre confiance dans les valeurs charnelles... J’ai considéré tout comme une perte à cause du Christ » (Ph 3, 3 ; 7). Cet attachement au Christ, même s’il nous paraît fragile, cette conviction qu’il ne nous abandonne pas, cette joie de savoir que jour après jour il est le compagnon de notre vie, cette espérance qu’après les erreurs ou les fautes que nous avons commises, il vient nous relever et nous remettre debout, cette certitude qu’il est venu partager la condition humaine pour conduire les hommes à devenir vraiment enfants de Dieu, tout cela constitue le fondement de notre confiance, non seulement dans l’avenir -qui a toujours des aspects quelque peu mythiques-, non seulement dans nos forces -dont nous savons qu’elles peuvent être brisées sans grandes difficultés-, non seulement dans nos talents, -même si nous nous efforçons de les faire progresser-, mais d’abord dans cette certitude que le Christ est avec nous pour toujours, jusqu’à la fin des temps.
C’est au service de cette mission et de cette certitude que vos aumôneries vous appellent, vous accueillent, vous stimulent, vous soutiennent, vous provoquent, et de temps en temps, essayent de vous réveiller, afin de ne pas vous laisser détourner les yeux et le cœur, de ne pas vous laisser dévier par des chemins de traverses, mais de vous ramener constamment vers la personne de Jésus qui est le centre de notre vie.
Ce soir, parmi vous, des jeunes gens et des jeunes filles, appelés pour prendre une responsabilité dans la vie de leur aumônerie, vont faire devant vous une démarche qui signifie leur résolution de se mettre au service de cette miséricorde et de cette joie de Dieu. Ils le font en communion avec l’immensité de la foule, des hommes et des femmes qui depuis vingt siècles ont sué sang et eau pour l’annonce de l’Évangile, de cette multitude d’hommes et de femmes que nous ne connaîtrons que dans le ciel, en Dieu, qui ont été les témoins et les acteurs de l’actualité de la présence du Christ à la vie des hommes. Pendant quelques instants de silence, nous prions pour elles et pour eux, et nous demanderons l’intercession des saints pour la mission qui leur est confiée. Amen.
+ André cardinal Vingt-Trois, archevêque de Paris