Homélie du Cardinal André Vingt-Trois - Messe de la fête patronale de Saint Louis à St Louis des Français (Rome)

Dimanche 18 novembre 2012 – Rome – Église de Saint-Louis-des-Français

Le Christ appelle tous les baptisés à la perfection, à la sainteté en privé, comme dans leur engagement dans la société. A cet égard, saint Louis, Roi de France, nous donne l’exemple d’une vie unifiée. Il a su mettre en œuvre l’Évangile jusque dans sa façon de gouverner.

1 Rois 3, 11-14 ; Ps 36 (37) ; 1 Co 1, 3-9 ; Mt 5, 38-48

Chers amis, frères et sœurs,

En entendant ces quelques versets du sermon sur la montagne dans l’évangile de saint Matthieu, et la conclusion : « soyez parfaits comme votre Père céleste est parfait » (Mt 5, 48) nous pourrions être tentés de penser que nous n’avons pas beaucoup de chance d’y parvenir. Mais grâce à Dieu, saint Paul vient illuminer notre perplexité. « Á cause de vous je remercie Dieu, à tout instant, pour la grâce qu’il vous a donnée dans le Christ ; en lui vous avez reçu toutes les richesses, toutes celles de la Parole et toutes celles de la connaissance de Dieu. Car le témoignage rendu au Christ s’est implanté solidement parmi vous » (1 Co 4-6). Et c’est cette grâce du témoignage de Dieu qui s’est implanté solidement parmi nous, cette grâce des richesses que nous avons reçues par notre baptême, notre confirmation, notre participation à la vie de l’Église qui nous permet d’entendre l’appel du Christ à la perfection sans défaillir complètement ! Même si nous pouvons trouver ces paroles vertigineuses, et par certains côtés au-delà de la raison humaine ! Nous savons bien que nous ne serons jamais parfaits comme Dieu est parfait.

Déjà, si nous essayons, je n’ose pas dire de mesurer notre vie à l’étalon de ces paroles, mais simplement de penser que cela pourrait concerner notre manière d’agir, nous sommes saisis par l’idée que jamais nous ne pourrons totalement devenir des disciples du Christ. Jamais nous ne pourrons rendre le bien pour le mal, jamais nous ne pourrons aimer nos ennemis. Alors nous sommes conduits à nous poser une question : est-il possible que Jésus soit venu dans le monde pour appeler les hommes au Salut en leur indiquant un chemin de salut impraticable ? Évidemment, le bon sens nous manifeste que c’est une erreur de raisonner ainsi ! Mais la seule indication que Jésus nous donne, c’est la manière dont lui-même va vivre. Confronté à l’injustice, à un procès inique, à la violence, à la mort, « il ne s’est pas prévalu du rang qui l’égalait à Dieu » (Ph 2, 6) comme dit saint Paul dans l’Épître aux Philippins. Mais il a accepté de porter sur lui les souffrances de l’humanité.

C’est ainsi que nous découvrons qu’être chrétiens ce n’est pas simplement être vaguement sympathisants d’une doctrine généreuse, mais c’est réellement entrer dans une identification au Christ, comme il nous est dit au moment de notre baptême « par l’onction du saint chrême nous sommes devenus conformes au Christ », de la même forme que le Christ, et nous avons été oints, marqués par l’onction de l’Esprit Saint. Cette marque de l’Esprit Saint a transformé notre personne, nous sommes devenus d’autres “christs”, des “christs” pour le XXIe siècle. Ces “christs” pour le XXIe siècle, voilà qu’ils ont à vivre en entendant cette parole du sermon sur la montagne, qui dépasse le sens commun et les relations habituelles de la vie ordinaire. La loi du Talion que Dieu avait donnée à Israël était déjà une mesure de précaution pour établir un peu de modération dans la violence entre les hommes : il ne fallait pas rendre plus que ce l’on avait reçu, il ne fallait pas chercher une vengeance disproportionnée par rapport au mal que l’on avait enduré. C’était mettre un peu d’équité dans les relations entre les hommes, mais ce n’était pas encore entrer dans la mission du Christ qui lui est juste, et qui prend sur lui toute la souffrance des hommes.

C’est pourquoi la loi qu’il nous donne n’est pas la loi du Talion. C’est une loi plus exigeante, qui nous introduit dans un univers marqué par la gratuité. Il ne s’agit pas d’être seulement équitable, il s’agit d’être dans l’amour, dans l’amour que Dieu porte à l’humanité, amour sans limite et sans repentance, amour que Jésus a porté dans sa chair quand il a offert sa vie pour le monde. Dans cette relation d’amour et de gratuité, nous sommes invités à faire plus, et j’allais dire à faire tout. C’est-à-dire à accepter de surmonter les réactions naturelles de notre violence ou de notre agressivité à l’égard des autres, pour entrer dans une relation où l’amour vient conditionner notre manière d’être. Il ne nous appartient pas de nous faire aimer. Il ne nous appartient pas de susciter l’amour dans le cœur des autres. Il ne nous est pas demandé de devenir aimables pour tous, il nous est demandé de nous transformer pour aimer tout le monde. Et c’est cette disproportion introduite par la parole du Christ, qui nous fait prendre conscience dans notre vie personnelle, quotidienne, de l’enjeu considérable que représente l’appel à la vie chrétienne. Cet enjeu prend une dimension tout-à-fait nouvelle, quand nous l’appliquons non seulement à notre vie personnelle, mais aussi à des responsabilités qui concernent l’ensemble du peuple. C’est une chose de dire que dans notre vie personnelle, on peut essayer de mettre en œuvre un effort de gratuité, de miséricorde, d’oubli des offenses, d’endurance devant les injustices, etc. puisque ultimement il n’y a que nos propres intérêts qui sont en jeu. Mais quand on est responsable d’un peuple, les décisions, les actes que l’on engage dépassent notre dimension personnelle.

C’est pourquoi la figure de saint Louis que nous célébrons aujourd’hui ne nous est pas proposée simplement comme un chrétien devenu saint, qui a su maîtriser dans sa vie personnelle toutes sortes d’appétits, d’appels et d’attraits pour l’injustice. Certains parmi nous ont le souvenir des chroniques de Joinville où est racontée la vie de saint Louis, en particulier l’éducation stricte que lui dispensait sa mère Blanche de Castille, lui disant qu’elle préférerait le voir mort, plutôt que d’avoir succombé au péché. La figure de saint Louis n’est pas seulement un modèle de vie chrétienne personnelle, il n’a pas seulement exercé les vertus chrétiennes dans la mortification de sa vie privée, il les a exercées dans sa responsabilité de gouvernant, de roi. Il a contribué pour sa part - bien que par souci de justice et au-delà du nécessaire il ait renoncé aux conquêtes de son père pour ne pas blesser la justice - à accroître peu à peu la puissance de la France. Surtout, il a assumé la situation particulière de celui qui détient un pouvoir absolu en mettant en œuvre l’Évangile dans sa façon de gouverner.

Peut-on imaginer aujourd’hui que les tendances irréfléchies, irrationnelles, passionnelles, voire agressives qui traversent certains peuples à travers le monde à un moment de leur histoire, puissent être maîtrisées ? Peut-on imaginer que l’on introduise un principe de gratuité et de pardon dans les relations internationales ? Nous savons par l’expérience historique sans cesse renouvelée et récurrente, combien de conflits se cristallisent, se durcissent, se pérennisent par défaut qu’un gouvernant ou un leader ait la force et le courage de surmonter ses instincts de violence ou de peur. On a connu en Afrique des gouvernants qui ont été capables – non pas simplement par leur charisme mais aussi par l’organisation d’un travail politique dans leur pays – de surmonter les violences spontanées de leurs peuples ou des tribus qui le composaient, pour aboutir à un consensus national, toujours fragile, toujours à reconstruire, mais bien réel. Ce que ces Africains ont réussi, peut-être d’autres peuples à travers le monde pourraient-ils le réussir ? Peut-être que le conflit qui s’éternise entre Israël et les Palestiniens depuis des décennies pourrait franchir une étape si…, si l’on n’en restait pas à la loi du Talion, si l’on arrivait à surmonter ce qu’il y a d’irrationnel dans la peur mutuelle, dans la violence partagée, et si l’on parvenait non seulement à donner des intentions de négociations mais à pratiquer réellement une négociation !

Faut-il se résoudre à ce que la raison d’État ou la responsabilité politique dispense d’entendre l’appel à la perfection ? Je crois que nous ne sommes plus dans la logique d’un partage entre ce que l’on appelle la morale de conviction et la morale de responsabilité, comme si la responsabilité dispensait brusquement de mettre en œuvre ses convictions, ou comme si les convictions étaient un handicap à exercer la responsabilité. Nous avons assez d’exemples à travers l’histoire de la France, comme en d’autres pays, pour comprendre et découvrir que les hommes qui ont marqué l’évolution de leur nation n’ont pas renoncé à leurs convictions pour exercer leurs responsabilités. Au contraire, ils ont été capables d’assumer des responsabilités, parce que leurs convictions étaient si fortes qu’elles surmontaient ce que le réel pouvait avoir d’illusoire.

Ainsi, quand nous célébrons saint Louis, nous prions non seulement pour que chacun découvre ce chemin de la perfection, apparemment impossible à atteindre, et cependant proposé comme un objectif. Nous prions pour que chacun entre dans ce chemin avec confiance, puisqu’il y est précédé et accompagné par le Christ, seul véritable juste devant Dieu. Nous prions pour que celles et ceux qui sont investis de responsabilités politiques ou collectives les assument, non pas en effaçant leurs convictions, mais en les respectant et en les mettant en œuvre.

Amen.

+ André cardinal Vingt-Trois, archevêque de Paris.

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