Homélie du Cardinal André Vingt-Trois - Rassemblement œcuménique pour la Semaine de prière pour l’unité des chrétiens : « Que nous demande le Seigneur ? » (Mi 6, 6-8)

Jeudi 17 janvier 2013 - En l’église luthérienne des Billettes (4e)

L’itinéraire spirituel des disciples d’Emmaüs nous apprend à nous dépouiller de nos projections sur le Christ. Cet itinéraire éclaire le chemin de l’unité des chrétiens. L’unité se reçoit d’abord de Dieu avant de se construire jour après jour entre chrétiens.

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 Michée 6, 6-8 ; Galates 3, 26-28 ; Luc 24, 13-35

Frères et Sœurs,

En nous rapportant cet épisode des deux disciples sur le chemin d’Emmaüs, l’évangéliste Luc vise évidemment à nous présenter une pédagogie de la foi. En marchant avec eux, nous sommes invités à parcourir le chemin intérieur par lequel ils vont reconnaître celui qui d’abord était absent. Ce chemin, nous l’avons entendu dans ses différentes étapes, et il est assez simple de nous le remémorer.

Le premier moment de ce chemin, ce sont les événements. On pourrait dire d’une certaine façon, c’est l’historicité de notre existence. C’est ce qui arrive, c’est l’objet de nos préoccupations, c’est la matière de l’histoire humaine. Ces deux hommes, qui ont été disciples du Christ, qui l’ont accompagné, entendu, qui l’ont aimé et suivi, se trouvent désemparés et sombres parce que la réalité historique qu’ils ont vécue et dont ils ont été les témoins, ne correspond pas à ce qu’ils avaient imaginé. Ils croyaient que Jésus rétablirait le Royaume d’Israël. Et voilà qu’Il est mort. S’ils sont assombris, comme nous dit le texte de saint Luc, c’est peut-être d’abord en raison de cette désillusion d’un enthousiasme trop vigoureusement engagé dans leur propre rêve, plus que dans les promesses de Jésus. Car Lui ne leur avait jamais dit que le Royaume de Dieu serait un royaume terrestre, ni que l’accomplissement de la volonté de Dieu serait l’accomplissement de leurs espérances. Ils sont déçus et assombris au point de ne pas reconnaître dans ce compagnon de marche, Celui dont ils avaient appris à découvrir la figure, ce que nous appellerions dans notre langage de chrétiens des différentes dénominations : leur catéchisme élémentaire. On leur avait appris à connaître Jésus, et quand Jésus est avec eux ils ne le reconnaissent pas. Ce n’est pas le même, ce n’est plus le même.

Et voici que dans cette étape, pas à pas, Jésus s’appuyant sur Moïse, la Loi et les prophètes, leur fait déchiffrer le sens des événements qu’ils ont vécus, et qui pourtant leur a échappé. Et ce sens n’est pas une projection de leur intelligence ou de leurs rêves, c’est l’éclairage que donne la révélation par la Parole de Dieu, telle qu’elle est reçue dans l’Écriture. En parcourant la révélation divine telle qu’ils la connaissaient, Jésus peu à peu fait découvrir aux deux disciples que derrière la matérialité des faits, derrière l’événement qu’ils ont vécu, derrière même leur déception, il y a une réalité qui leur a échappé. Et leurs yeux finiront de s’ouvrir à la fraction du pain, quand Jésus, faisant les mêmes gestes et prononçant les mêmes mots qui ont marqué la dernière Cène, reconstituera pour eux l’assemblée prophétiquement réunie à la veille de sa mort. Alors « leurs yeux s’ouvrent » (Lc 24, 31). Peut-être espèrent-ils encore se saisir de Lui ? Mais déjà, Il a disparu à leurs yeux. Il sera long le chemin par lequel ils apprendront que le Christ ressuscité et vivant ne peut pas être enfermé dans une image humaine accommodable à leurs désirs et à leur amour. Nouveau désarroi ! Mais ce désarroi-là n’est plus sombre, car ils savent qu’ils l’ont rencontré.

Dernière étape de ce cheminement de la foi : les deux disciples se précipitent auprès des apôtres pour raconter ce qu’ils ont vécu. L’Évangile nous enseigne qu’avant même d’avoir ouvert la bouche, les apôtres leur disent : « Il est vraiment ressuscité ». Voilà qu’ils doivent apprendre à reconnaître la réalité de la Résurrection, non pas à partir de l’expérience qu’ils en ont faite, mais à partir du témoignage qui leur en est donné. Alors, à leur tour, ils peuvent partager leur expérience.

Ce cheminement est finalement une sorte d’itinéraire spirituel auquel nous sommes tous conduits d’une façon ou d’une autre au long de notre vie. Il s’agit d’apprendre à nous dépouiller de nos projections sur le Christ, pour laisser ouvrir notre intelligence par l’Écriture et la révélation divine, à reconnaître la présence du Christ dans la fraction du pain et l’annonce de la Résurrection dans la Parole apostolique. Cet itinéraire, toute proportion gardée, éclaire aussi notre chemin vers l’unité. Ceux qui parmi nous marchent depuis plus de trois jours, depuis des années sur ce chemin de l’unité, ceux qui prient et travaillent pour que l’unité progresse, ceux qui espèrent que la visibilité de l’unité se manifestera à leurs yeux, sont assombris souvent, désillusionnés parfois, parce que cette unité ne se manifeste pas selon leur image. Cette unité, nous la rêvons, et c’est parce que nous la rêvons que nous marchons, et ce rêve est moteur et il est nécessaire. Mais nous devons découvrir, à mesure que nous avançons propulsés par notre désir, que l’unité que Dieu veut et qu’Il réalise, sera toujours décalée par rapport à nos espérances. Nous avons appris au long de ces années, à recevoir le chemin de l’unité plus qu’à le construire.

Oui, nous pouvons progresser vers l’unité visible en acceptant que nos esprits soient ouverts par la Parole de Dieu, que nos cœurs soient transformés par la fraction du pain, que notre foi soit confirmée par la parole apostolique. Alors nous ne courrons pas simplement vers une sorte d’arrangement de l’unité, mais nous apprenons jour après jour, à recueillir avec émotion et reconnaissance, l’unité que Dieu nous donne de vivre, et par laquelle il nous fait progresser dans la communion absolue avec Lui.

Beaucoup parmi nous ont atteint un âge qui leur donne un certain « crédit historique ». Ils n’ont pas besoin de faire de longues recherches pour évoquer des souvenirs, finalement pas si lointains -quelques dizaines d’années- ! Et quand nous repassons dans nos cœurs et dans notre mémoire, le chemin parcouru pendant cette période, nous voyons comment les relations entre les chrétiens -catholiques romains, réformés, orthodoxes, de toutes dénominations- se sont transformées, non pas à la manière dont les pionniers pouvaient le rêver, mais à la manière dont le chemin qu’ils ont ouvert devant nous, nous a permis de progresser.

C’est la première fois que je viens dans cette église magnifique. J’en suis très heureux et j’en rends grâce à Dieu. Mais souvenez-vous, dans les années soixante, quand un pasteur venait parler dans une église catholique, quel évènement ! Alors, qu’un évêque vienne parler dans l’église des Billettes, c’est aussi un événement ! Mais il n’a plus le même sens. Ce n’est plus un événement qui fait choc, c’est un événement qui constate, qui enregistre, qui rend grâce et qui espère.

Frères et sœurs, en cette soirée où nous sommes rassemblés dans la même prière, nous portons devant Dieu l’espérance des communautés auxquelles nous appartenons. Et peut-être plus largement que l’espérance de nos communautés, nous portons celle de nos contemporains qui aspirent à une vie collective paisible et pacifique, et qui tournent souvent les yeux vers ceux qui se présentent comme les témoins de l’amour et de l’unité, en espérant que leur manière de vivre ouvrira aussi pour eux un chemin de bonheur. Amen.

+ André cardinal Vingt-Trois, archevêque de Paris.

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