Homélie du Cardinal André Vingt-Trois - Messe chrismale 2013
Cathédrale Notre-Dame de Paris - mercredi 27 mars 2013
– Is 61, 1-3a.6a.8b-9 ; Ps 88 ; Ap 1, 5-8 ; Lc, 4, 16-21
Frères et Sœurs, chers amis,
Cette année notre célébration de la Pâque se présente dans un contexte assez exceptionnel. Tout d’abord, nous la célébrons au cœur de l’Année de la Foi par laquelle le Pape Benoît XVI nous a invités à faire mémoire du cinquantième anniversaire de l’ouverture du Concile Vatican II. Une année de la foi destinée à nous recentrer sur le Christ qui est le fondement de notre vie, à assumer à nouveaux frais notre profession de foi baptismale et raviver en nous la détermination à témoigner de l’Évangile dans notre société, à rendre compte de l’espérance qui est en nous. Cette année de la foi prend un relief particulier dans cette cathédrale dont nous célébrons le 850e anniversaire de la pose de la première pierre par une année jubilaire.
1. Une nouvelle étape.
D’autre part, la vie de notre Église a été assez mouvementée au cours du mois écoulé. La renonciation à l’exercice de sa charge par le Pape Benoît XVI et l’élection de son successeur le Pape François ont constitué une épreuve de vitalité pour l’Église, avec les inquiétudes, voire le désarroi, que certains ont pu éprouver, mais aussi avec l’espérance à laquelle nous étions appelés : Dieu n’abandonne jamais son Église. Pendant quelques jours, notre Église a fait la « une » des médias. Ils ont montré que nous existons et que notre existence les intéresse un peu. Voilà qui devrait apaiser les inquiétudes du député qui me demandait s’il se trouverait encore quelques chrétiens pour me suivre. Qu’il soit tranquille, il en reste une poignée. L’accueil très favorable réservé à l’élection du Pape François témoigne d’une attente réelle de nos contemporains.
J’ai rendu grâce à Dieu en voyant comment nos communautés ont réagi avec foi et sang-froid à l’événement imprévu. Beaucoup de paroisses ont organisé des temps de prière pour rendre grâce du pontificat de Benoît XVI et prier pour l’élection de son successeur. Ici même, le soir où le Pape quittait sa charge plus de quatre mille personnes étaient rassemblées dans l’émotion et la prière.
Sans faillir à mon serment de ne rien révéler du conclave, je puis vous dire que les dix jours pendant lesquels les cardinaux ont procédé à l’élection du nouveau Pape ont été des journées d’une exceptionnelle intensité spirituelle. La prière que nous vivions ensemble, les échanges quotidiens pendant les congrégations générales furent des moments d’une belle gravité et d’une grande fraternité. Le vote lui-même, avec sa ritualisation et sa solennité, était une paraliturgie dans laquelle chacun cherchait comment accomplir au mieux la volonté de Dieu.
Avec la fin du pontificat de Benoît XVI nous sommes entrés dans une nouvelle génération, celle des héritiers du concile. Suivant l’analyse qu’en faisait Benoît XVI lui-même, notre civilisation et les conditionnements de ses rythmes appellent de notre part, une approche renouvelée de l’annonce de l’Évangile.
2. Une société en pleine mutation.
Les signes de la mutation de notre société ne manquent pas. Les longs mois de débat à propos du projet de loi du mariage pour les personnes de même sexe ont fait apparaître des clivages qui étaient prévisibles et annoncés. Ces clivages sont significatifs d’une mutation des références culturelles. L’invasion organisée de la théorie du genre et plus simplement la tentation de refuser toute différence entre les sexes en est un signe. Peu à peu, mais avec une certaine force, nous découvrons que la conception de la dignité humaine qui découle en même temps de la sagesse grecque, de la révélation judéo-chrétienne et de la philosophie des Lumières n’est plus reconnue chez nous comme un bien commun culturel ni comme une référence éthique.
Cette fracture se manifeste par la légalisation de comportements que nous ne saurions ni reconnaître ni avaliser. L’espérance chrétienne est de moins en moins reconnue comme une référence commune et, comme toujours, ce sont les plus petits qui en font les frais. Mais c’est un profond changement d’abord pour les chrétiens eux-mêmes. Vouloir suivre le Christ nous inscrit dans une différence sociale et culturelle que nous devons assumer. Nous ne pouvons plus attendre des lois civiles qu’elles défendent notre vision de l’homme. Nous devons trouver en nous-mêmes et en notre foi au Christ les motivations profondes de nos comportements. La suite du Christ ne s’accommode plus d’un vague conformisme social. Elle relève d’un choix délibéré qui nous marque dans notre différence.
C’est dans ce contexte général que nous devons réfléchir aux conditions de la nouvelle évangélisation. Pour vivre dans notre différence sans nous laisser tenter par les protections trompeuses d’une organisation en ghetto ou en contre-culture, nous sommes appelés à approfondir notre enracinement dans le Christ et les conséquences qui en découlent pour chacune de nos existences. À quoi bon combattre pour la sauvegarde du mariage hétérosexuel stable et construit au bénéfice de l’éducation des enfants, si nos propres pratiques rendent peu crédible la viabilité de ce modèle ? À quoi bon nous battre pour défendre la dignité des embryons humains si les chrétiens eux-mêmes tolèrent l’avortement dans leur propre vie ? Ce ne sont ni les théories ni les philosophes qui peuvent convaincre de la justesse de notre position. C’est l’exemple vécu que nous donnons qui sera l’attestation du bien-fondé des principes.
La pointe du combat que nous avons à mener n’est pas une lutte idéologique ou politique. Elle est une conversion permanente pour que nos pratiques soient conformes à ce que nous disons, pour que nous soyons nous-mêmes évangélisés par la bonne nouvelle dont nous sommes les témoins. Alors, l’écart qui s’établit entre notre manière de vivre et les conformismes de la société ne pourra pas être vécu comme un jugement pharisien, mais comme un espace d’appel et comme une espérance.
3. Le combat de la foi
Au moment où nous allons entrer dans la célébration des Jours Saints de la Passion et de la Résurrection de notre Seigneur Jésus-Christ, nous levons nos yeux vers le « Témoin fidèle », Celui que « verront tous les hommes ». Et le regard que nous portons sur Lui est un regard d’espérance, car de sa souffrance naît notre force, de sa mort surgit notre vie. L’épreuve de la foi que nous allons traverser en le suivant pas à pas pendant ces trois jours du Triduum Pascal est l’épreuve quotidienne de la vie des disciples qui essayent de le suivre et de vivre de sa parole. Elle est l’épreuve et le combat des chrétiens de tous les temps et de tous les lieux de notre humanité. Elle est notre épreuve et notre combat.
Dans ce combat quotidien de la vie chrétienne, nous croyons et nous savons que le Christ nous donne sa force et qu’il est « avec nous tous les jours jusqu’à la fin des temps. » La présence du Christ est la force du combattant de la foi. Elle nous est manifestée sacramentellement par les Huiles que je vais bénir et consacrer comme signes de la force de sa Passion appliquée à toutes les situations de notre vie, même les plus éprouvantes.
L’Huile des Catéchumènes marque ceux qui s’avancent vers les sacrements de l’initiation chrétienne et qui sont engagés dans le combat de la conversion de leur vie. Au cours des étapes catéchuménales, célébrées liturgiquement au cœur de la communauté chrétienne, ils reçoivent cette onction comme le signe que le Christ est leur seule force quand ils s’affrontent au « vieil homme » pour naître à une nouvelle manière de vivre. Nous sommes tous heureux de les accompagner dans leur chemin vers la foi et de les accueillir dans notre famille chrétienne au cours de la Vigile Pascale. Nous rendons grâce à Dieu de la force qu’Il leur a donnée pour surmonter les embûches et parvenir à faire le pas décisif qui va les identifier au Christ.
L’Huile des Malades servira à donner le Sacrement de l’Onction à ceux qui sont confrontés à l’épreuve de la souffrance ou aux infirmités de la vieillesse. Par ce sacrement, ils sont assurés de vivre cette étape difficile dans la communion au Christ crucifié, source de leur force et gage de leur résurrection. Au lieu d’être enfermés dans leur douleur ou dans la dégradation de leur image, ils seront entraînés par le Christ dans une offrande d’amour qui donne sens à ce qu’ils vivent et qui leur permet de servir encore leurs frères quand tout semble devenu inutile. C’est ainsi qu’ils savent mourir dans une dignité vraiment humaine.
La présence du Christ à notre vie va plus loin encore. Il veut ne faire plus qu’un avec nous, transformer notre vie en sa vie, nous configurer à son être de Fils unique de Dieu pour que nous devenions, nous aussi, des enfants de Dieu. « Témoin fidèle », il veut faire de nous des témoins qualifiés de l’amour du Père pour les hommes à travers tout ce que nous vivons. Que, dans toutes les situations de ce monde, notre existence prolonge et continue son témoignage.
C’est par le don de son Esprit-Saint qu’il fait de nous les témoins de son Évangile. Après lui, il nous envoie proclamer la Bonne Nouvelle aux pauvres. Comme l’Esprit de Dieu a reposé sur lui au moment de son baptême, il nous donne la plénitude de l’Esprit-Saint dans le baptême et la confirmation. C’est l’onction du Saint-Chrême qui exprime sacramentellement ce don de l’Esprit à chacun de ceux qui sont baptisés et confirmés.
Le Saint-Chrême est consacré au cœur du Mystère Pascal parce que c’est la mort et la Résurrection de Jésus qui sont la source originelle de ce don de l’Esprit-Saint. Avec ce Saint-Chrême seront consacrés les prêtres et tous les disciples du Christ baptisés et confirmés. Avec ce Saint-Chrême seront marqués les enfants baptisés dans leur premier âge en attendant la plénitude de leur baptême par la Confirmation. Par ce Saint-Chrême, ils deviennent des êtres nouveaux. Comme saint Paul, ils peuvent dire : « Ce n’est plus moi qui vis, c’est le Christ qui vit en moi. »
Cette onction avec l’Huile sainte fait de nous des témoins de la foi. Sans doute, si chacun d’entre nous regarde sa propre vie, et moi le premier, il peut se dire que ce témoignage est bien modeste et souvent défaillant. Comme ceux qui ont quitté le Christ parce que ses paroles étaient trop dures à entendre après la multiplication des pains, je suis tenté de ne pas prendre trop au sérieux les appels de l’évangile. Comme les disciples dispersés par l’épreuve, je suis tenté avec Pierre de renier Jésus et de dire : je ne connais pas cet homme. Comme le jeune homme riche, je suis tenté de reculer tout triste, parce que j’ai trop de biens à préserver. Oui, chacun de nous fait l’expérience de sa faiblesse devant la charge du témoignage !
Et pourtant de cet assemblage de faibles hommes que constitue l’Eglise, le Christ fait l’instrument de l’annonce de sa Bonne Nouvelle. Bien sûr, la somme des misères ne fait pas une richesse. Mais la puissance de Dieu est capable de transformer nos cinq pains et nos deux poissons en une nourriture pour la foule innombrable. Et cette puissance est à l’œuvre en nous par l’Esprit-Saint que nous avons reçu dans la Confirmation par l’onction du Saint-Chrême.
Chers frères prêtres, nous avons été consacrés par cette huile sainte au moment de notre ordination. Le Christ nous a agrégés au presbyterium et il nous a constitués comme un corps au service du peuple chrétien pour cette annonce de l’Évangile. Pour chacun de nous, la suite du Christ est marquée par l’offrande que nous faisons de nous-mêmes en renonçant à notre volonté propre pour que toute notre vie soit donnée à l’annonce de l’Évangile, selon des modalités que nous ne choisissons pas, ni vous, ni moi. Cette année notre presbyterium a été durement frappé. Plusieurs d’entre nous sont morts. Parmi ces décès celui, tout récent, d’Antoine Germain nous a cruellement frappés. Après son accident cardiaque, les longues journées d’incertitude ont aussi été le moment d’une magnifique expression de la foi en la résurrection, dans sa famille, dans sa paroisse et parmi ses amis. A cette occasion, nous avons mieux mesuré alors que nous formons une véritable fraternité.
C’est pourquoi tout à l’heure, une fois encore, devant le peuple assemblé en cette cathédrale, je vous inviterai ce soir à renouveler les promesses de votre ordination comme j’inviterai les diacres à renouveler leur engagement pour le service. Portés par la prière de tout le peuple chrétien, que Dieu nous donne de trouver notre joie dans ce service ! Amen.
+ André cardinal Vingt-Trois, archevêque de Paris