Homélie du Cardinal André Vingt-Trois - Messe à l’intention du cardinal Veuillot, avec les Pèlerins de l’Eau Vive

Cathédrale Notre-Dame de Paris – dimanche 10 février 2008

Le Cardinal André Vingt-Trois a célébré la messe pour le cardinal Veuillot en la cathédrale Notre-Dame – 1er dimanche de Carême – à laquelle se sont joints les Pèlerins de l’Eau vive, « personnes alcooliques ayant fait le choix de s’appuyer sur le Seigneur Jésus et sur son Église ».

 1er dimanche de Carême 2008 - année A
 Évangile de Jésus-Christ selon Saint Matthieu au chapitre 4, versets 1-11

Frères et sœurs,

Qu’y-a-t-il de plus inéluctable que la mort ? Qui d’entre-nous par la peine qu’il se donne pourrait ajouter un seul jour à la durée de sa vie ? Qu’il y a-t-il de plus aliénant et de plus contraignant que l’accoutumance à telle consommation, à tel produit, à telle habitude de vie ? A tel point que ceux qui en sont atteints finissent par douter qu’il dépende d’eux de pouvoir s’en affranchir tellement ils sont « dépendants » comme on dit. De combien d’autres aspects de notre existence avons-nous le sentiment qu’ils échappent de toutes manières à nos capacités de décision ou à nos forces ? Comment alors nous étonner que les hommes aient si souvent été tentés de se représenter l’histoire humaine comme une fatalité ?

Pouvons-nous vraiment changer quelque chose, pouvons-nous vraiment faire quelque chose qui ne soit pas simplement des petits changements de détail, mais qui touche vraiment à l’orientation globale de notre vie et à sa destinée éternelle ? Que pouvons-nous contre la mort ? Que pouvons-nous contre l’aliénation de notre liberté ? Que pouvons-nous contre les faiblesses qui attaquent notre résolution ?

Les lectures liturgiques que nous venons d’entendre du livre de la Genèse, de l’épître aux Romains et de l’évangile selon saint Matthieu, chacune dans un genre différent, nous invitent à regarder le destin de l’homme d’une façon nouvelle et originale. Là où nous ne voyons qu’une fatalité, - tout homme, toute femme, sur cette terre finit par mourir un jour, et nous n’y pouvons rien. On peut retarder la mort, on peut allonger la vieillesse, on peut mieux accompagner les derniers moments de la vie, mais on ne peut pas empêcher de mourir -, cet événement imposé par la nature même de l’existence humaine, l’Écriture nous invite à le considérer autrement que comme une fatalité biologique ou comme un événement qui échappe à toute emprise de l’homme. L’Écriture fait un lien entre la mort et le péché, non pas le péché personnel comme si chacun d’entre nous causait sa propre mort par le mal qu’il accomplit. Souvent les gens pensent ainsi : devant l’injustice de la maladie et de la mort, ils demandent : « Qu’est-ce que j’ai fait de mal ? Qu’est-ce que j’ai pu faire au Bon-Dieu ? » Ou bien encore, dans l’Évangile, devant l’aveugle-né ils disent à Jésus : « Qui a péché ? Est-ce lui ou ses parents ? », comme si la maladie, le mal et la mort étaient une rétribution pour ce que nous avons fait. Mais ce n’est pas cela que l’Écriture nous dit. Paul, en particulier dans l’épître aux Romains, essaye de nous faire comprendre qu’il y a une solidarité totale dans l’humanité et que cette contrainte universelle de la mort est liée à la faillite universelle elle aussi de la liberté humaine. C’est parce que l’homme a voulu se prendre pour Dieu dans le premier Adam, c’est parce qu’il a voulu accaparer pour lui ce que Dieu s’était réservé, que la mort est entrée dans le monde. C’est parce que nous sommes tous concernés par cette défaillance de la liberté humaine originelle que tous, nous pouvons espérer dans le nouvel Adam qui va apporter une liberté restaurée par sa victoire sur la mort.

Car au fond, cela nous intéresse-t-il tellement que Jésus soit ressuscité comme s’il s’agissait d’un match d’où il est sorti vainqueur ? En quoi cette résurrection nous intéresse-t-elle, nous ? Justement parce que sa victoire sur la mort, c’est la victoire sur la défaillance initiale de la liberté humaine : en dominant la mort, il nous rend, non pas la vie sans danger, mais la vie libre. Il nous rend notre liberté.
Le drame de la liberté humaine, sa grandeur mais aussi les risques qu’elle représente, c’est que, pour chacune et chacun d’entre-nous, à chaque moment de notre vie, dans les grandes occasions comme aussi dans les situations les plus ordinaires de la vie de tous les jours, nous avons à faire des choix, nous avons à décider. Nous savons, par notre expérience, par la pauvreté de notre expérience, nous savons que ces choix ne sont pas facile à faire et que, même quand on les a faits, ils ne sont pas toujours faciles à tenir. Nous savons en effet que les résolutions de notre liberté sont fragiles, qu’elles sont à la merci d’une rechute. Aussi nous n’avons pas d’illusion. Nous ne nous imaginons pas, comme quelquefois les enfants le pensent ou plutôt les adolescents qui sont plus durs que les enfants : il n’y a qu’à décider pour faire, il n’y a qu’à vouloir pour obéir. Nous savons bien que l’on peut décider et ne pas faire, vouloir et ne pas réussir ; Pourtant, Dieu a voulu que le bonheur de l’homme, l’accomplissement de sa vocation se réalise à travers cette liberté. Comme Moïse le dit au peuple d’Israël dans le livre du Deutéronome : « Je mets devant toi la vie et le bonheur, la mort et la malheur, que vas-tu choisir ? ».

Le temps du Carême dans lequel nous sommes entrés, temps de la conversion, temps du renouvellement de notre baptême, temps de l’ultime préparation pour celles et ceux qui vont être baptisés à Pâques et que j’ai appelés hier ici même dans cette cathédrale, - plus de 250 adultes qui seront baptisés à l’occasion des fêtes de la Pâques ; dans la semaine qui vient, j’appellerai plus de 150 jeunes qui se préparent eux aussi au baptême, ces hommes et ces femmes essayent de choisir la vie, de choisir le bonheur. Ils nous provoquent, nous qui sommes baptisés de longue date en nous disant : Toi, ce soir, que choisis-tu ? La vie et le bonheur ? La mort ou le malheur ? Choisir la vie, c’est choisir de vivre non pas sur nos forces (elles sont trop faibles), non pas sur nos résolutions (elles sont incertaines), non pas sur notre volonté (elle est trop faillible). C’est nous appuyer sur la puissance de Dieu comme le Christ le fait dans ses tentations au désert : devant la tentation présentée par Satan, la réponse du Christ, c’est la parole de Dieu lui-même : « Le Seigneur a dit ». Le chemin de la vie, c’est le chemin que nous ouvre la parole de Dieu que nous recevons et que nous essayons de mettre en pratique. Frères et sœurs, devant nous, 40 jours et 40 nuits non pas de jeûne mais de conversion, non pas d’un exercice ascétique particulier mais de l’ascèse de notre liberté. Sommes-nous résolus à choisir avec le Christ ce que Dieu veut pour notre vie et notre bonheur ? Amen.

+André cardinal Vingt-Trois,
archevêque de Paris

Homélies

Homélies