Homélie du cardinal André Vingt-Trois - Cinquième dimanche de Pâques – Année A
Dimanche 22 mai 2011 - Saint-Louis-en-l’Île (Paris IV)
Après son Ascension, le Christ ressuscité est présent dans sa parole. Il se présente comme l’unique chemin vers le Père et le visage même du Père. Dans leur rapport avec les croyants d’autres religions, les chrétiens doivent en être toujours profondément convaincus pour pouvoir entrer dans une relation positive.
(Ac 6, 1-7 ; Ps 32, 1-2, 4-5, 18-19 ; 1P 2, 4-9 ; Jn 14, 1-12)
Frères et Sœurs,
Dans l’évangile de saint Jean, le retour du Christ vers le Père (l’Ascension) et le don de son Esprit (la Pentecôte), font tout un avec l’évènement de sa mort et de sa résurrection. C’est pourquoi dès avant la Passion, dans le discours après la Cène, Jésus prépare ses disciples au temps où il ne sera plus avec eux de manière visible. Durant des mois, ils ont marché avec lui, ils ont écouté sa parole, ils ont vu les signes qu’il a accompli. Après avoir vécu les évènements de sa Passion et l’avoir rencontré ressuscité, viendra un temps où il ne sera plus au milieu d’eux. Nous comprenons que Jésus les invite à ne pas être bouleversés : comment pourraient-ils ne pas l’être en envisageant la brusque disparition de devant eux de celui qui était le centre de leur vie et qui les guidait sur le chemin de Dieu ?
Parmi les apparitions du ressuscité, l’évangile de saint Jean relate celle de Jésus huit jours après sa résurrection, lorsqu’il vient une deuxième fois au milieu de ses disciples pour que Thomas puisse le voir de ses yeux et le toucher de ses mains. Jésus conclut en disant à Thomas : « Tu as cru parce que tu as vu. Heureux ceux qui croiront sans avoir vu » (Jn 20, 29). Nous faisons partie de ces générations de croyants qui sommes invitées à croire sans avoir vu le Christ ressuscité de leurs yeux. Et comme pour les disciples après l’Ascension, la question de savoir comment Jésus est présent à notre vie se pose donc à nous continuellement et fait partie intégrante de notre vie chrétienne. Que signifie donc croire au Christ ? Quelle place tient-il dans notre relation avec Dieu et dans notre marche vers le Père ?
Dimanche dernier, nous avons médité la parabole où Jésus se désigne comme la porte, celui par lequel il faut passer pour accéder au Père (Jn 10). Dans le chapitre 14 de ce même évangile, il se désigne comme « le chemin, la vérité et la vie » et ajoute : « Personne ne va vers le Père sans passer par moi » (Jn 14, 6). Il y a dans cette formulation une espérance puissante pour nous qui voulons croire au Christ : la personne de Jésus-Christ mort et ressuscité est le passage très sûr pour entrer en communion avec le Père. Comme le dira Pierre devant le Sanhédrin : « il n’y a pas d’autre nom sous le ciel par lequel nous puissions être sauvés » (Ac 4, 12). Mais nous recevons aussi ces paroles avec une certaine gêne. Lorsque Jésus dit : « Nul ne peut aller vers le Père sans passer par moi » (Jn 14, 6), cela signifie qu’il est l’intermédiaire, le passage et le chemin exclusif pour accéder à la communion avec Dieu. Cette exclusivité trouble nos consciences modernes éprises de pluralisme et de tolérance. Faut-il vraiment passer par le Christ ou n’y aurait-il pas quantité d’autres chemins pour aller vers Dieu ?
Cette question n’est pas anecdotique, et nous oblige à préciser ce que nous mettons sous le mot tellement utilisé de tolérance. Car estimer positivement d’autres croyances ou d’autres choix de pensée nécessite-t-il (comme cela est si fréquent hélas) de relativiser en conscience le rôle du Christ dans notre propre démarche ? Le désir de respecter les autres religions se retourne-t-il contre notre propre foi pour nous conduire à renoncer au fait que Jésus est le passage obligé et unique pour nous conduire au Père ?
Tout au long de la vie de l’Église, avec plus ou moins de clarté, les chrétiens ont reconnu qu’il peut y avoir quelque chose de vrai, de juste et de bon dans d’autres religions. Mais cette conscience, claire aujourd’hui, ne doit pas se transformer en dévalorisation de notre propre chemin. Car au fond, et telle est la source d’une juste tolérance, notre capacité à entrer dans une relation positive et féconde avec d’autres croyants ou d’autres approches de la réalité divine dépend de notre conviction profonde de la vérité de notre propre chemin. Comme chrétien, je ne peux entrer dans une relation positive avec des juifs, des musulmans, des bouddhistes ou même des athées, ni en supposant qu’ils sont en train de devenir chrétiens, ni non plus en renonçant à ma propre conviction chrétienne, mais en étant fidèle à ma vocation et à l’appel que Dieu m’adresse. Dans l’univers pluri culturel et pluri religieux auquel nous appartenons, prendre conscience des paroles de Jésus qui se présente comme « le chemin, la vérité et la vie », n’est pas un acte d’exclusion à l’égard des autres. C’est la condition nécessaire pour que nous soyons nous-mêmes et que nous mettions en œuvre la capacité que le Christ nous donne d’entrer avec tous dans une relation positive. Être plus profondément fidèle à notre foi, c’est être capable d’entrer vraiment en relation avec les autres.
Jésus va encore plus loin. Il ne se présente pas seulement comme l’intermédiaire exclusif dans la relation avec Dieu. D’une manière plus scandaleuse encore pour ses auditeurs, il dit : « Qui m’a vu a vu le Père » (Jn 14, 9). Même si la théologie chrétienne nous permet de comprendre cette affirmation, nous savons aussi que toute la tradition judéo-chrétienne repose sur la conviction que Dieu n’a jamais été vu et ne sera jamais vu par personne. Jésus ne peut dire : « Qui m’a vu a vu le Père » que parce qu’il est dans une relation d’identification avec le Père. Il n’est pas le Père et, à proprement parler, ce n’est pas le Père que voit l’apôtre Philippe, mais il est de la même nature, de la même essence divine que Lui, et on peut donc bien dire que celui qui a vu Jésus a vu Dieu. Cette identité entre Jésus de Nazareth et le Fils unique de Dieu envoyé du Père permettra à l’Église de désigner Marie comme la Mère de Dieu. Littérairement, ceci n’a aucun sens puisque Dieu n’a pas de mère. Mais on peut pourtant bien dire que Dieu a une mère en la personne de Jésus. La foi chrétienne comporte cette prise de conscience que le Tout-Autre, l’Invisible, l’Insaisissable, l’Inconnaissable, Celui que la tradition juive refuse d’appeler par son Nom est devenu l’un des nôtres et a pu être vu, rencontré, touché, entendu. « Qui me voit, voit le Père » : heureux sommes-nous, nous qui croyons cela sans avoir vu, non que nous dévaloriserions la foi de ceux qui ont vu Jésus ressuscité, ou que nous refuserions de voir les œuvres qu’il continue de produire à travers son Corps qui est l’Église. Nous croyons que celui qui a vu Jésus a vu le Père, parce que nous reconnaissons en la personne de Jésus et dans les œuvres qu’il accomplit à travers son Corps qui est l’Église, la présence de Dieu lui-même, parce que nous reconnaissons qu’il est dans le Père et que le Père est en lui.
Toute la foi chrétienne repose donc sur le crédit que nous pouvons faire aux paroles de cet évangile. Jésus est-il vraiment le cœur de la foi ? Est-il vraiment le passage obligé, le chemin vers la vérité et vers la vie ? Son Esprit répandu sur ses disciples et sur le Corps de l’Église nous assure-t-il le chemin vers Dieu ? Le corps du Christ ressuscité qu’est l’Église est-il le seul lieu où un chemin est proposé à tous pour aller vers le Père ? Sommes-nous convaincus que la communauté que nous formons est bien ce corps sacerdotal dont parle l’Épitre de Pierre (1P 2, 9), chargé d’offrir à Dieu l’unique louange du monde et organisé autour de divers ministère, dont le livre des Actes des Apôtres, nous présente la mise en place balbutiante au début de l’Église ? Croyons-nous que l’Église est ce corps vivant qui doit être pour les hommes le signe incontournable de Celui qui est le chemin de la vérité et de la vie, et que ce corps accomplit les œuvres de l’Esprit, des œuvres plus grandes encore que celles accomplies par le Christ ?
+ André cardinal Vingt-Trois, Archevêque de Paris.