Homélie du cardinal André Vingt-Trois - Messe du dimanche - Année B

Abbaye Notre-Dame de Fontgombault - 11 juillet 2012

Le génie de la règle de saint Benoît est d’offrir un cadre à ceux qui sont appelés à suivre le Christ en vivant la charité fraternelle, et ce faisant de porter au milieu du monde le témoignage que le désir, la puissance et la richesse ne peuvent conduire l’histoire.

Homélie du cardinal Vingt-Trois
(Pr 21, 1-9, Ps 33 ; Mt 19, 27-29)

Frères et Sœurs,

La richesse, la puissance ou la satisfaction de nos désirs ont toujours été un signe de réussite, que ce soit au temps de Jésus, au temps de saint Benoît ou aujourd’hui. Et nous comprenons que les disciples demeurent stupéfaits après le dialogue entre Jésus et le jeune homme riche, dans lequel il lui demande de vendre tous ses biens et de donner l’argent aux pauvres, et insiste en disant qu’il sera plus difficile à un riche d’entrer dans le Royaume, qu’à un chameau de passer par le chas d’une aiguille. Les disciples s’interrogent donc et demandent : « Qui donc pourra être sauvé ? ». Et Jésus répond : « Aux hommes c’est impossible, mais à Dieu tout est possible » (Mt 19, 25 et 26).

Ce principe général, énoncé comme une profession de foi, laisse cependant Pierre perplexe sur ce qu’il va advenir à ceux qui ont suivi Jésus. Ils ont tout laissé : leur travail, leur famille, leurs rêves - s’ils en avaient - et se sont engagés avec confiance à la suite du Christ. Quelle récompense peuvent-ils espérer pour cela ? Quel sera le signe de leur réussite puisqu’ils n’auront ni l’argent, ni la puissance, ni la satisfaction de leurs désirs ?
Jésus leur répond en leur parlant d’une période où viendront « toutes choses nouvelles » (Mt 19, 28), c’est-à-dire de la fin des temps, de l’accomplissement de l’histoire et de l’avènement du Règne de Dieu pour l’univers entier. Mais, il s’agit là d’un avenir indéterminé. Pierre et les Douze, et, après eux, tous ceux qui essaient de suivre le Christ, vont devoir vivre dans cet écart entre le présent où ils sont, et le futur où Jésus les comblera en faisant d’eux des rois des tribus d’Israël.

Mais avant que les derniers soient promus premiers, et que les premiers soient rétrogradés au dernier rang, comment peut-on vivre notre condition de disciples ? Comment assume-t-on tous ces siècles de l’histoire des hommes, où le Christ a déjà accompli toutes choses en donnant sa vie sur la Croix, en ressuscitant et en envoyant son Esprit-Saint, et où cependant tout n’est pas achevé ? La génération apostolique elle-même va devoir rendre compte de cette durée inattendue du temps qui sépare la résurrection du retour du Christ : pourquoi est-ce que cela dure ? Pourquoi ne revient-il pas tout de suite réaliser ce qu’il a annoncé ? Pourquoi ces années, ces décennies, ces siècles et ces millénaires au long desquels nous vivons toujours dans l’espérance de l’achèvement, avec l’exigence d’être dès maintenant tout entiers donnés au Christ ? Nous le savons, les Écritures et la théologie nous ont donné des explications : c’est la miséricorde de Dieu qui ouvre l’espace et le temps pour rassembler et réunir l’humanité entière sous un seul chef, le Christ. Mais cela ne nous dit pas encore comment vivre dans cet entre-deux. C’est le sens de la question de Pierre : pour le moment, nous qui avons tout laissé, que nous donnes-tu ?

Cette question est au cœur de notre existence de disciples. Quels signes avons-nous ? Nous voulons bien essayer de tout quitter, mais qu’est-ce que tu nous donnes ? Quels signes avons-nous que la promesse que tu nous fais - et à laquelle nous croyons parce que c’est toi qui nous l’as faite – que cette promesse va se réaliser et qu’il est plus profitable pour l’homme de vivre pauvrement avec Jésus que de façon prospère sans le Christ, de vivre humblement soumis avec Jésus, que dans la domination des autres sans le Christ, de vivre la frustration de ses désirs avec Jésus plutôt que leur satisfaction sans le Christ.

Le génie de Benoît, quand il se retire pour se donner tout entier au Christ et qu’il commence à accueillir des disciples et à organiser leur vie, n’est pas simplement d’avoir répondu à une vocation individuelle qui ne fait pas de doute. Son génie est de porter dans cette forme nouvelle d’existence une réponse aux questions des hommes. Comment peut-il leur donner à voir, à imaginer, à espérer quelque chose du bonheur que Dieu veut pour tous ? Comment ce qu’il va proposer peut représenter, même de manière très lointaine, la société parfaite que Dieu veut constituer ?

Peu à peu, à mesure qu’il organise la règle de vie de ses compagnons, Benoît dessine les contours et les traits caractéristiques d’une nouvelle famille. Cette famille est fondée sur l’abandon de tout, et inséparablement sur l’accueil de la grâce de Dieu. C’est cette grâce qui noue entre les membres de la communauté un nouveau modèle de relations, qui n’est pas fondé sur la richesse, la puissance ou la satisfaction du désir. La vie de cette famille constitue peu à peu, au cœur de l’Église, comme un concentré visible de l’action de la charité de Dieu dans l’humanité qui transforme peu à peu le monde. Elle manifeste comment ce n’est plus la richesse qui détermine le pouvoir, ni le pouvoir qui détermine la richesse, ni le désir qui prend possession d’autrui, mais plutôt l’amour du pauvre, le service et le renoncement à ses désirs légitimes. Ce triple choix, de la pauvreté, de la chasteté et de l’obéissance, construit un mode de relation qui annonce prophétiquement le chemin dans lequel tous sont appelés, et auquel tous peuvent aspirer.

Le génie le plus profond de cette organisation de la Règle réside dans le fait que le don total de chacun dans la recherche de Dieu, dans l’écoute de sa Parole et dans la conversion de sa vie, se réalise concrètement dans la relation mutuelle avec les frères. Les frères mettent en œuvre concrètement cette conviction de la foi chrétienne qu’il n’y a pas de foi en Dieu qui puisse s’établir, se nourrir et se développer, en dehors d’une communion ecclésiale. Dans le Christ, la richesse de la communion avec Dieu nourrit la charité entre les membres de l’Église, et la charité entre les membres de l’Église qui fortifie la capacité de chacun de se donner totalement à Dieu. Ainsi, la communauté fait l’expérience que chacun, dans sa faiblesse, non seulement persévère dans le combat spirituel, mais progresse dans la conversion de sa vie parce qu’il s’appuie sur la faiblesse des autres. Cahin-caha, l’un portant et soutenant l’autre, le Corps de la communauté vit et devient plus capable de se donner tout entier à Dieu. C’est pourquoi cette communauté apparemment complètement extraite du monde, en est cependant une image prophétique et une espérance.

Le pape Benoît XVI, lors de son voyage à Paris en 2008, nous en a donné une leçon magnifique en expliquant comment, au cours du Moyen Âge, la richesse de la vie monastique a fourni les éléments originaires d’une culture collective qui est devenue le bien commun de la culture européenne. La recherche de Dieu, l’étude attentive de sa Parole, l’expression de notre louange ont cristallisé les éléments du désir d’infini qui habite le cœur de l’homme. Ils ont porté l’avènement et la transmission de richesses culturelles et de créations artistiques qui sont devenus les moyens ordinaires de communication entre les hommes.

Cette mission historique se poursuit sous d’autres formes. Aujourd’hui comme hier, la communauté monastique offre à la société, traversée par la violence du désir, de la possession et de la domination, le signe et l’espérance non seulement que l’on peut vivre avec d’autres valeurs, mais encore que cette vie, portée par d’autres valeurs, rend des hommes heureux et rappelle même à toute l’humanité la foncière insatisfaction de ceux qui mettent toute leur espérance dans ce qu’ils connaissent.

La mission que Dieu nous donne n’est pas de transformer le monde par les moyens de l’action politique et guerrière. Dans le monde, il nous charge de porter le témoignage de la fécondité de l’amour, de la richesse de la charité vécue, et de l’espérance que la puissance de Dieu peut transformer le cœur des hommes. Ce témoignage et cette espérance ne peuvent pas s’exprimer par des discours de haine du monde. Ils ne peuvent pas s’exprimer par les instruments de la polémique médiatique. Ils s’expriment par l’offrande du cœur, par le sacrifice que nous acceptons de faire pour que le monde vive. Cette espérance, comme Saint Paul le dit, « nous la portons dans des vases d’argile, pour que nous soyons convaincus que tout vient de la puissance de Dieu et rien de notre propre force » (2 Co 4, 7). Mais cette espérance nous fait tenir debout. Elle nous permet de traverser les siècles, avec la certitude que Dieu est le maître du monde et de l’histoire, et qu’il comble ceux qui mettent en lui et en lui seul leur espérance !

Amen.

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