Homélie du cardinal André Vingt-Trois - Messe à St Séverin – 4e dimanche du temps ordinaire – Année C
Dimanche 3 février 2013 - Saint-Séverin Saint-Nicolas (Paris V)
L’acte liturgique auquel nous participons chaque dimanche nous permet de discerner la Parole que Dieu nous adresse, non seulement par l’Écriture, mais aussi à travers la parole des ministres ordonnés qui ont reçu la mission de la commenter, sans en être pour autant les propriétaires.
– Jr 1, 1.4-5.17-19 ; Ps 70, 5-8.15.17.19 ; 1 Co 12, 31 – 13, 13 ; Lc 4, 21-30
Frères et Sœurs,
L’évangile que nous venons d’entendre poursuit et complète celui que nous avons entendu dimanche dernier et qui était l’ouverture de la lecture continue de l’évangile de saint Luc pendant cette année liturgique. Le passage a pris soin de nous remettre en mémoire la déclaration du Seigneur devant la foule de la synagogue de Nazareth : « Cette parole de l’Écriture, que vous venez d’entendre, c’est aujourd’hui qu’elle s’accomplit… » et les gens « s’étonnent du message de grâce qui sort de sa bouche » (Lc 4, 21-22). Mais voilà que la suite de l’histoire nous confronte à une difficulté. Comment ces gens qui sont ses amis, des habitants du village où il a grandi et qui le connaissent tous, vont-ils se retourner d’un seul coup contre lui avec colère ? Et si cette visite inaugurale à la synagogue de Nazareth - même si certains exégètes pour se faciliter la tâche ont pensé qu’il était plus simple de mettre deux visites plutôt qu’une, pour éviter de juxtaposer cet étonnement, cette admiration et puis cette colère – était destinée à nous aider à disposer nos cœurs et nos esprits, à accueillir cette parole que nous allons entendre dimanche après dimanche ? La parole de Dieu que nous recevons dans la liturgie, qui s’accomplit pour nous aujourd’hui, comment peut-elle devenir sinon objet de répulsion du moins un objet d’indifférence ? Nous découvrons la réaction des auditeurs qui se demandent comment il est possible que ce Jésus qu’ils connaissent, de la famille de Joseph et de Marie, s’approprie ces paroles du prophète Isaïe comme s’il était un prophète. Peut-on être prophète vis-à-vis des gens que l’on connaît bien et avec lesquels on vit tous les jours ? Comme le prophète Jérémie nous le disait dans la première lecture, nous découvrons que la mission et la vie de prophète n’est pas une mission de tout repos. « Ils te combattront, mais ils ne pourront rien contre toi, car je suis avec toi pour te délivrer » (Jr 1, 19) dit le Seigneur à son prophète.
Qu’est-ce qui déclenche cette réaction ? Peut-être d’abord une difficulté : reconnaître une parole de Dieu à travers une parole humaine. C’est la question de la foi à laquelle nous sommes confrontés dimanche après dimanche. Les lectures que vous avez entendues aujourd’hui sont des paroles humaines, et c’est par la foi que nous reconnaissons dans ces paroles humaines une parole de Dieu qui s’adresse à nous. Cet acte de foi à l’égard de la parole que nous recevons s’applique à l’ensemble de l’Écriture. Nous reconnaissons dans l’Écriture que c’est Dieu lui-même qui s’adresse aux hommes et nous savons bien que cette parole de Dieu adressée aux hommes s’exprime à travers des paroles humaines. Le Concile nous précise bien que les auteurs humains des livres bibliques ne sont pas les auteurs premiers. Il y a un autre auteur qui est derrière eux, qui les inspire et qui met dans leur bouche, dans leur texte, ce que Dieu veut faire connaître aux hommes. Voilà une première difficulté : celui qui entre dans une église un dimanche pour participer à la messe et entend l’Évangile, perçoit des histoires humaines ; alors comment recevoir ces paroles comme paroles de Dieu, adressées par Dieu à l’humanité et d’abord à son peuple que nous formons ? Ce ne sont pas simplement Jérémie, saint Paul ou saint Luc qui nous parlent, mais à travers eux, c’est Dieu lui-même qui s’adresse à nous. Et non content de reconnaître la parole de Dieu dans ces textes, nous prétendons que celui qui les commente ne dit pas simplement non plus une parole humaine. Bien sûr c’est une parole humaine que je prononce devant vous, mais à travers cette parole, je vous adresse un message de la part de Dieu. Je ne m’identifie pas à la parole de Dieu évidemment, mais je sais qu’à travers ce que je vous dis, Dieu peut parler à votre cœur. Et voici une deuxième étape dans l’attitude de la foi. Il ne s’agit pas seulement d’entendre ces lectures comme parole de Dieu mais de recevoir l’acte liturgique dans lequel ces lectures sont faites et en particulier le commentaire que le prédicateur essaye d’en donner, comme un message que Dieu m’adresse à moi, qu’il nous adresse à nous comme peuple rassemblé, et qu’il adresse à chacune et à chacun d’entre nous, comme une parole pour éclairer notre vie et la mettre en œuvre. Nous comprenons bien qu’il est difficile de reconnaître en chacun d’entre nous quelqu’un missionné pour faire ce travail d’explication et de proclamation de la parole de Dieu. Et c’est pourquoi dans la tradition chrétienne, cette activité est liée à un ministère ordonné, celui du diacre et du prêtre, qui sont consacrés non pas simplement pour vivre un partage d’évangile comme nous pouvons le faire les uns avec les autres, mais pour donner un commentaire animé par l’Esprit Saint, pour toucher notre cœur et notre esprit, et pour nous mettre en mouvement.
Aujourd’hui, nous découvrons à travers les deux exemples que Jésus donne de la veuve de Sarepta et de Naaman le Syrien, comment notre difficulté à accueillir cette parole humaine comme parole de Dieu ne se rencontre pas forcément chez d’autres. Peut-être sommes-nous trop habitués par des années de pratique liturgique à laisser couler ces paroles doucement sur nos oreilles, sur notre intelligence et notre cœur, alors qu’il y a autour de nous des gens qui ne vivent pas dans notre foi ! Ce sont ceux que Jésus désigne comme les étrangers à l’Alliance, la veuve de Sarepta, Naaman le Syrien et tant d’autres à travers la Bible, et pourtant ils accueillent cette parole avec émerveillement, ils l’attendent.
Pendant cette année de la foi, nous sommes invités à nous demander si nous recevons vraiment cette parole comme une parole de Dieu pour éclairer notre manière de vivre, comme une parole inspirée par l’Esprit Saint pour apporter la Bonne Nouvelle au monde, ou simplement comme une parole humaine qui nous ennuie d’abord, qui nous dérange ensuite et que nous ne voulons pas reconnaître autrement que comme une parole humaine.
« Tous devinrent furieux » que Jésus puisse affirmer que l’Alliance pouvait être proposée aux païens alors qu’ils se considéraient comme propriétaires de cette Alliance. Alors ils poussent Jésus hors de la ville, pour le précipiter au bas d’un escarpement. Et selon la promesse de Jérémie, l’évangile nous dit que lui, « passant au milieu d’eux, allait son chemin » (Lc 4, 30). Si nous sommes parfois indisposés par la parole que nous entendons, si nous pouvons être agacés, ou rendus furieux de voir que la parole de Dieu peut toucher au-delà de nos habitudes, nous devons reconnaître que l’acte prophétique de Dieu n’est pas altéré par la faiblesse de notre réaction : « lui, passant au milieu d’eux, allait son chemin ». Qu’il nous donne de reconnaître que Dieu lui-même nous appelle à travers la parole que nous allons recevoir, semaine après semaine.
Amen.
+ André cardinal Vingt-Trois, archevêque de Paris.